Éloge des passerelles

Richard Werly

ces démarcations ordinaires qui font la France
Richard Werly a parcouru en 2021 les 1 200 kilomètres de l’ex-ligne de démarcation qui balafrait l’Hexagone durant la Seconde Guerre mondiale. Que dit son récit de la France d’aujourd’hui ? Que pour tenir le pays debout, les Français sont toujours capables de s’unir.
Il faudrait avoir, parfois, le courage de l’immobilisme. Car ce fait-là saute aux yeux, pour qui plonge dans les régions rurales traversées, de 1940 à 1944, par la ligne de démarcation qui balafrait la France d’est en ouest : toute une partie du pays d’aujourd’hui ressemble encore, presque trait pour trait, à ce qu’elle était hier. Il suffit, pour s’en rendre compte, de procéder à un exercice simple en juxtaposant les clichés pris en 1940, avec force soldats en uniforme vert de gris de la Wehrmacht et jeunes Françaises à bicyclette, aux paysages d’aujourd’hui. La France des villages est restée immobile. « La France n’est jamais celle de ce jour. Des forces qui combattent pour elle, la plus puissante demeure le passé. Elle n’appartient pas qu’au présent. Elle est plus que la somme des vivants, de leur pensée, de leur activité, de leur domaine. Elle vit son propre temps, au rythme de son histoire qui ne se mesure absolument pas aux pendules du XXe siècle », écrivait, en 1956, le journaliste suisse Herbert Lüthy, dont le livre, À l’heure de son clocher (Calmann Levy) fut publié par Raymond Aron dans sa collection Liberté de l’esprit. Il faudrait, surtout, réhabiliter le spectacle des vies ordinaires. Remettre sur le devant de la scène l’héroïsme des gens simples. Miser sur la dignité pour désamorcer les colères populaires. Lorsqu’ils imposent, à l’issue de l’armistice du 25 juin 1940, cette plaie ouverte qu’est la ligne de démarcation pour séparer la zone occupée de la zone non occupée (« nono », en argot), les nazis victorieux s’attendent à occuper un pays à genoux, moralement brisé par l’étalage de leur force et le déferlement de leurs chars d’assaut. Ils n’auront qu’en partie raison. Certes, un grand nombre de Français vont, de 1940 à 1944, s’accommoder de leur présence, comme le raconte l’historien Philippe Burrin dans son essai La France à l’heure allemande (Seuil). Mais la réalité est que le pays, confronté au séisme de cette coupure forcée, vit paradoxalement ses liens se resserrer. Promise à la disparition, la France ne fut pas engloutie par la débâcle. Sa survie, avant que les maquis ne prennent leur essor, se joua dans les fermes isolées, dans le lit des rivières traversées sur des barques noyées dans la journée et remises à flot la nuit, à travers les haies qui dissimulaient les fuyards et les passeurs aux jumelles des guetteurs allemands. Posons-nous dès lors cette question simple, en gardant bien en tête les colossales différences historiques, à quatre-vingts ans d’écart : si la France a tenu et survécu alors qu’elle aurait dû être broyée par les panzers, pourquoi serait-elle aujourd’hui incapable de résister et de tenir « ensemble » ?

Le pays est cloisonné. Les inégalités d’accès minent la fabrique du consensus.Les Français, « assoiffés d’égalité » comme l’affirmait Tocqueville, ont le sentiment d’être parqués par ceux qui les dirigent.

L’histoire est un miroir. Celui offert par la ligne de démarcation, du Pays basque jusqu’à la frontière suisse en passant par treize départements, pour l’essentiel dans le centre de la France, est celui de l’état actuel de son socle rural et provincial. Il est logique que la plupart des reportages et des enquêtes sur le pays réel se focalisent aujourd’hui sur les régions périphériques des métropoles, sur les quartiers confrontés à d’inédites fractures communautaires et religieuses, sur les grands bassins d’emplois ou, au contraire, sur les ex-zones industrielles aujourd’hui désertées et ramenées à l’état de friche. Le « socle » campagnard et agricole du pays vit à l’heure d’une autre réalité sur laquelle les gilets jaunes n’ont levé qu’une partie du voile. Leur colère initiale, engendrée par l’augmentation des taxes sur le carburant à la fin 2018, disait l’angoisse des automobilistes éloignés des transports en commun, assurés d’être toujours plus pénalisés par les injonctions écologiques dans la France de demain. Deux autres visages de cette France, pourtant connus et documentés, ont en revanche été négligés, voire oubliés. Le premier est le vieillissement inexorable de cette partie du pays, où les retraités sont condamnés à vivre dans l’angoisse des déserts médicaux. Le second est le délitement social entraîné par la diminution drastique du nombre des paysans, acculés à la dépression par l’impasse financière dans laquelle se trouvent leurs exploitations. Telle est cette France ordinaire qui n’est ni celle des employés de « première ligne » des zones urbaines, ni celle des catégories populaires issues de l’immigration, discriminées dans l’accès au logement et à l’emploi. Une France âgée, angoissée, déprimée, incapable d’être ce socle qu’elle fut jadis, lorsque les enfants des campagnes fournissaient, d’une guerre à l’autre, les gros bataillons de conscrits.
Les démarcations les plus douloureuses sont celles pour lesquelles aucune passerelle n’apparaît disponible. Franchir la ligne, en 1940 ou dans les années suivantes, était rarement une mission impossible. La malchance ou une dénonciation pouvaient évidemment vous conduire dans une prison allemande, voire en déportation, voire dans les camps de la mort. Ces 1 200 kilomètres de tracé à travers l’Hexagone étaient une guillotine de barbelés. Quiconque la traversait risquait sa vie, et souvent celle de son conjoint ou de ses enfants. Le pays a tenu, car la franchir était possible. Les paysans du cru connaissaient les sentiers. Les fermes isolées servaient de sanctuaires aux fuyards. L’espoir voisinait au quotidien avec les tragédies occasionnées par la lâcheté, les mensonges, les jalousies ou la cupidité. Quatre-vingts ans plus tard, L’Archipel français cartographié par Jérôme Fourquet (Seuil) dans son essai additionne les impossibilités et les indifférences. Le pays est cloisonné. Les inégalités d’accès minent la fabrique du consensus. Les Français, « assoiffés d’égalité » comme l’affirmait Tocqueville, ont le sentiment d’être parqués par ceux qui les dirigent. La radicalité est devenue le mode privilégié d’expression politique. Radicalité d’extrême droite pour ceux que la question identitaire taraude. Radicalité d’extrême gauche pour ceux que la lutte des classes continue de hanter. La modération, caractéristique naturelle des classes moyennes et terreau de nos démocraties, est asséchée par l’incapacité à se projeter.

L’archipel français n’est pas une fatalité. Au contraire : dans ce pays aux paysages et aux origines culturelles si diverses, sur ce territoire que la monarchie mit des siècles à unifier, l’éclatement est la règle.

« Les fractures se surmontent lorsque les passerelles sont incarnées. La ligne de démarcation était franchie par des passeurs de chair et d’os », reconnaissait devant nous, le jour du premier tour de la présidentielle, lors d’un briefing de son institut IFOP, le politologue Jérôme Fourquet, après avoir montré deux cartes de France. L’une de 1963, l’autre de 2022. Dans la France des Trente glorieuses de 1963, les Français du Nord et de l’Est – régions aujourd’hui sinistrées – s’estimaient satisfaits par leur vie quotidienne et heureux de leur sort économique. Les Bretons, en revanche, vivaient mal leur impression d’être relégués dans une région où la main-d’œuvre locale était condamnée à émigrer. La réalité est aujourd’hui exactement inverse. La Bretagne affiche un solde migratoire positif, accru par le télétravail depuis la pandémie. Le littoral atlantique abrite désormais la France qui va bien. Les terres minières nordistes sont devenues les bastions électoraux du Rassemblement National. La mutation profonde du pays est tout entière résumée par l’évolution de ces deux cartes géographiques.

Richard Werly
est correspondant franco-suisse basé à Paris, éditorialiste pour le quotidien populaire helvétique Blick.
L’urgence est de réinventer les passerelles. Et de réinsuffler l’espoir à ceux qui l’ont perdu. Cette prescription politique est peut-être naïve, mais elle saute aux yeux pour qui prend le temps de sillonner la France. L’archipel français n’est pas une fatalité. Au contraire : dans ce pays aux paysages et aux origines culturelles si diverses, sur ce territoire que la monarchie mit des siècles à unifier, l’éclatement est la règle. Emmanuel Macron l’a paradoxalement compris en choisissant, pour sa campagne présidentielle 2022, les deux slogans « Avec vous » et « Nous tous », tandis que la coalition présidentielle a, elle, opté pour la bannière « Ensemble ». Le problème est que ces mots, cinq ans après, se sont substitués au « En Marche » de 2017. Comme si la réconciliation ne pouvait survenir que dans un pays figé et à l’arrêt. « Marcher ensemble », à regarder la France, serait un bien meilleur mot d’ordre....

ces démarcations ordinaires qui font la France Richard Werly a parcouru en 2021 les 1 200 kilomètres de l’ex-ligne de démarcation qui balafrait l’Hexagone durant la Seconde Guerre mondiale. Que dit son récit de la France d’aujourd’hui ? Que pour tenir le pays debout, les Français sont toujours capables de s’unir. Il faudrait avoir, parfois, le courage de l’immobilisme. Car ce fait-là saute aux yeux, pour qui plonge dans les régions rurales traversées, de 1940 à 1944, par la ligne de démarcation qui balafrait la France d’est en ouest : toute une partie du pays d’aujourd’hui ressemble encore, presque trait pour trait, à ce qu’elle était hier. Il suffit, pour s’en rendre compte, de procéder à un exercice simple en juxtaposant les clichés pris en 1940, avec force soldats en uniforme vert de gris de la Wehrmacht et jeunes Françaises à bicyclette, aux paysages d’aujourd’hui. La France des villages est restée immobile. « La France n’est jamais celle de ce jour. Des forces qui combattent pour elle, la plus puissante demeure le passé. Elle n’appartient pas qu’au présent. Elle est plus que la somme des vivants, de leur pensée, de leur activité, de leur domaine. Elle vit son propre temps, au rythme de son histoire qui ne se mesure absolument pas aux pendules du XXe siècle », écrivait, en 1956, le journaliste suisse Herbert Lüthy, dont le livre, À l’heure de son clocher (Calmann Levy) fut publié par Raymond Aron dans sa collection Liberté de l’esprit. Il faudrait, surtout, réhabiliter le spectacle des vies ordinaires. Remettre sur le…

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