Hubris atomique

Tania Sollogoub

la fabrique de la démocratie

L’histoire du XXe siècle nous rappelle que la question de l’arme nucléaire ne devrait jamais, jamais, être prise à la légère.
On nous dit d’avoir confiance. Ainsi, quand certains pays de l’OTAN, États-Unis en tête, s’engagent de plus en plus en Ukraine, c’est certainement que les renseignements occidentaux ont estimé que Vladimir Poutine ne pousserait pas le bouton atomique... Pourtant, je n’ai pas confiance. Je n’ai pas confiance, parce que depuis le premier jour de l’âge atomique, quand « Trinity » explose dans le désert de Los Alamos en juillet 1945, rien ne se passe de la façon dont on le prévoit ou dont on le dit. Car, à l’ombre de la « Bombe », poussent surtout mensonges, censures et volontés de puissance. Tout n’est qu’histoire d’hubris. Celui des hommes et des États.
Je n’ai pas confiance parce que la dissuasion atomique, qui consiste à « remplacer la violence des armes par celle des mots » (selon le mot de Jean-Pierre Dupuy) n’est pas convaincante. Ainsi, nos scénarios nucléaires reposent souvent sur l’idée que la bombe sera employée de façon délibérée, mais d’autres enchaînements sont évidemment possibles. Par exemple, une mauvaise interprétation, comme le 13 janvier 2018, quand les habitants d’Hawaï ont reçu l’alerte nucléaire d’un fonctionnaire qui avait mal analysé les vidéos d’un exercice aérien. Peu de temps après, la même chose est arrivée au Japon. Beaucoup de guerres ont failli avoir lieu par erreur, et nous ne le savons même pas ! La chaîne de décision peut aussi être coupée, comme le 27 octobre 1962, quand un sous-marin soviétique est intercepté par les Américains au large de Cuba. Le lieutenant de vaisseau Stavitsky, privé de sa communication avec l’État-Major, hésite à lancer des torpilles nucléaires. L’officier politique Malesnikov est d’accord. Mais le capitaine Vassili Arkhipov, lui, s’y oppose. Dire qu’ils n’ont été que trois, au fond des eaux, à décider... Il faut d’ailleurs préciser qu’il n’y a pas de vrai tabou nucléaire dans les populations. Ainsi, des enquêtes menées aux États-Unis en 2017 montraient qu’une majorité aurait approuvé l’arme atomique contre l’Iran si, tuant deux millions de civils, cela économisait la vie de 20 000 soldats.

Je n’ai pas confiance à cause des fonctionnaires de la banalité du mal, ceux d’Hannah Arendt, qui nourrissent les guerres de coups de stylo. 

Je n’ai pas confiance à cause du jeu de la poule mouillée – ces voitures qui foncent l’une sur l’autre dans La Fureur de vivre ! Comme l’écrit le philosophe Bertrand Russel, on peut jouer à ce jeu sans catastrophe mais tôt ou tard, on arrivera à penser que perdre la face est beaucoup plus terrible que l’annihilation mutuelle. L’heure arrivera où aucun des deux camps ne supportera plus de s’entendre humilier. Quand ce moment arrivera, ces hommes d’État plongeront ensemble le monde dans la destruction. Aujourd’hui, il y a Poutine. En 2017, il y avait Donald Trump et Kim Jong-un, qui se traitaient de chien effarouché et de vieux gâteux. L’horloge de la fin du monde pointait alors deux minutes avant minuit. En février dernier, elle était à 100 secondes.
Je n’ai pas confiance à cause d’hommes comme le Général Curtis LeMay, dont le beau pedigree atomique a inspiré à Kubrick l’un des personnages du Docteur Folamour. Curtis s’était déjà fait remarquer à Tokyo, qu’il était chargé de bombarder, le 10 mars 1945. Les pilotes racontèrent leur effroi lors du briefing. Il faut griller à vif les Japonais, les faire bouillir, aurait dit LeMay. Cent mille personnes carbonisées en une nuit. Plus tard, il confessera que si l’Amérique n’avait pas gagné, ils auraient été jugés pour crimes de guerre. Mais l’Amérique a gagné et LeMay devient responsable des forces aériennes. En 1962, le voilà même dans le bureau de Kennedy, quand éclate la crise des missiles de Cuba. Il conseille l’invasion (après avoir suggéré l’emploi du nucléaire à Berlin), mais Kennedy choisit le blocus. Merci John. Toute sa vie, LeMay a été convaincu qu’une guerre nucléaire allait avoir lieu et que les États-Unis devaient frapper les premiers. Le problème, c’est qu’il n’est pas une exception. En février dernier, le Wall Street Journal a publié une chronique de Seth Cropsey, néo-conservateur influent, qui titrait : « Les États-Unis doivent montrer qu’ils peuvent gagner une guerre nucléaire. » Cropsey évoque le risque de laisser croire aux Russes que leur dissuasion fonctionne : les Chinois pourraient comprendre qu’il « suffit » d’agiter la bombe pour interdire aux Américains d’intervenir dans un conflit sur Taïwan. Don’t look up. Hiroshima est partout.
Je n’ai pas confiance à cause des fonctionnaires de la banalité du mal, ceux d’Hannah Arendt, qui nourrissent les guerres de coups de stylo. Les membres de ce comité de mai 1945, par exemple, treize personnes chargées de sélectionner la ville sur laquelle sera lancée la bombe. Hiroshima est choisie entre autres parce que ses collines réfléchiront la chaleur, et que l’on pourra mieux voir les effets de destruction. D’ailleurs, on épargnera la ville de bombardements, pour l’offrir quasi vierge à la plongée de Little Boy, le 6 août. Et oui, pour une expérience grandeur nature, il fallait une ville intacte, des murs, des arbres, des maisons, et des hommes dans les maisons. Je n’ai donc pas confiance dans la placidité des fonctionnaires du mal, pas plus que dans l’hubris des scientifiques. Günther Anders consacre sa vie à les appeler à la grève. Pas d’armes, pas de guerre ! Et toute sa philosophie ne vise qu’à pointer cet écart entre la science que nous sommes capables d’inventer, et notre capacité limitée, au contraire, à en imaginer les effets. Dans cet écart, se trouve notre aveuglement face à l’apocalypse.
Je n’ai pas confiance à cause de la duplicité de certains, comme William L. Laurence, deux fois vainqueur du prix Pulitzer, plume du New York Times pendant la Seconde Guerre mondiale. Laurence travaillait aussi pour le gouvernement américain. Invité dans un avion d’accompagnement à Nagasaki, il parle de la beauté du ciel. Il décrit l’attente des soldats, puis, avec emphase, la « Bombe », une « nouvelle espèce », une « nouvelle ère »… Un mois après, il justifie par moult arguments scientifiques la thèse du général Groves, patron du projet Manhattan : voyons, cette histoire de radiations n’est qu’une propagande japonaise ! Il n’y a pas de radiations à Hiroshima ! Plus tard, des journalistes vont demander la suppression du Pulitzer de Laurence. En vain. Pourtant, à ceux-là, on aurait fait confiance.
Je n’ai pas confiance, enfin, à cause de l’indécence des vendeurs de camelote, comme ce Louis Réard, qui présenta le 5 juillet 1956 dans la piscine Molitor, grâce aux charmes de Micheline Bernardini, danseuse de 19 ans, son premier bikini. Dans les colonnes des journaux, il l’appellera « la bombe… anatomique », espérant profiter, dit-il, de l’effet de mode. Pas bête, Réard : nous sommes cinq jours après les essais américains dans l’atoll du même nom, dont la terre rendue radioactive interdira tout retour à sa population, réfugiée dans les îles de Kili après avoir vécu deux mille ans à Bikini. On essaiera de les ramener dans les années 1970 mais tous sont tombés malades. Depuis, Bikini est condamnée aux crabes, les seuls à supporter le césium 137 sans perdre leurs cheveux. Cela dit, c’est une vraie bombe, cette Micheline et son maillot. Au point que les gouvernements italien, belge et espagnol interdisent le bikini sous la pression du clergé. Mais pas à cause des 23 engins qui exploseront dans l’atoll entre 1946 et 1958. Non ! Bien sûr. C’est contre le nombril des femmes que l’église proteste.
Je n’ai donc pas confiance. À cause de la nature des hommes. Mais si, par chance ou par décision, nous échappions encore à tout cela, peut-être serait-il sage de faire comme si c’était arrivé, afin de réfléchir autrement à la suite ? « Il va falloir choisir, écrit Camus le 8 août 1945, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l'humanité, conclut-il, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. »
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la fabrique de la démocratie L’histoire du XXe siècle nous rappelle que la question de l’arme nucléaire ne devrait jamais, jamais, être prise à la légère. On nous dit d’avoir confiance. Ainsi, quand certains pays de l’OTAN, États-Unis en tête, s’engagent de plus en plus en Ukraine, c’est certainement que les renseignements occidentaux ont estimé que Vladimir Poutine ne pousserait pas le bouton atomique... Pourtant, je n’ai pas confiance. Je n’ai pas confiance, parce que depuis le premier jour de l’âge atomique, quand « Trinity » explose dans le désert de Los Alamos en juillet 1945, rien ne se passe de la façon dont on le prévoit ou dont on le dit. Car, à l’ombre de la « Bombe », poussent surtout mensonges, censures et volontés de puissance. Tout n’est qu’histoire d’hubris. Celui des hommes et des États. Je n’ai pas confiance parce que la dissuasion atomique, qui consiste à « remplacer la violence des armes par celle des mots » (selon le mot de Jean-Pierre Dupuy) n’est pas convaincante. Ainsi, nos scénarios nucléaires reposent souvent sur l’idée que la bombe sera employée de façon délibérée, mais d’autres enchaînements sont évidemment possibles. Par exemple, une mauvaise interprétation, comme le 13 janvier 2018, quand les habitants d’Hawaï ont reçu l’alerte nucléaire d’un fonctionnaire qui avait mal analysé les vidéos d’un exercice aérien. Peu de temps après, la même chose est arrivée au Japon. Beaucoup de guerres ont failli avoir lieu par erreur, et nous ne le savons même pas ! La chaîne de décision peut aussi être coupée, comme…

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