Voici un roman publié « sous X », ou plus exactement sous une double initiale : S.X. Un écrivain chinois qui vivrait actuellement aux États-Unis, aurait déjà publié de nombreux livres et serait même une « personnalité de renommée internationale », dixit son éditeur français. Tôt ou tard, son identité se précisera. Ou pas ? Voici quelques années, un mystérieux écrivain nord-coréen avait défrayé la chronique en publiant sous le pseudonyme « Bandi » un livre de récits, La Dénonciation (Picquier). Un dissident de l’intérieur, avaient dit certains, tandis que d’autres, en Corée du Sud, voyaient dans le livre un vulgaire faux. Cette fois-ci, notre écrivain ne vit pas dans son pays mais on sent qu’il a dû être au fait des pratiques orwelliennes du pouvoir chinois. Le narrateur du roman Les Portes de la Grande Muraille est l’un des geeks mobilisés pour bâtir et défendre la nouvelle muraille de Chine – muraille numérique qui repose sur la surveillance d’Internet et des réseaux sociaux face à l’ennemi intérieur comme face à de potentiels envahisseurs. Voilà notre cyberpatrouilleur chargé de constituer un « anti-dictionnaire » truffé de mots à effacer – par exemple « vaccins » ou « transmission interhumaine », après le déclenchement de la pandémie, et, largement, des termes hautement inflammables comme minzhu (démocratie). On pense aussitôt à Winston Smith, fonctionnaire du « ministère de la Vérité » dans 1984, sauf que notre cyberpatrouilleur n’est pas un dissident. Tout au plus se permet-il de temps en temps de « faire le mur » numérique et de se renseigner sur Hong Kong, sur l’explosion meurtrière à Tianjin, en 2015, ou sur le massacre de Tiananmen (1989). Et puis, ce cyberpatrouilleur ne travaille pas dans un pays fictionnel, comme l’Oceania de 1984. Le lecteur n’est pas projeté ici dans une uchronie ou utopie, il est en Chine – dans une Chine confinée par la pandémie actuelle, aspect qui aura toute son importance. C’est la Chine d’aujourd’hui, celle qui interdit l’accès à Facebook et WhatsApp, bloque l’accès à Wikipédia dans toutes les langues, tout comme à Google, YouTube, Skype, Twitter ou Instagram, de même qu’à nombre de médias étrangers, notamment depuis que, en 2013, Xi Jinping a ordonné à l’administration de « reprendre le contrôle sur Internet ».
Reprendre ce contrôle, telle est bien la mission du cyberpatrouilleur. La forme du roman de S.X. déconcertera un peu ceux qui aiment une dramaturgie bien rythmée, qui va crescendo. L’écrivain procède par tableaux et par ressassement, avec pour antienne les paroles de « La Chanson des remparts », qu’on lui serine depuis l’enfance. Cette chanson sert de « ligne de basse » au roman – et notamment le refrain : « S’ouvriront-elles, les portes de la ville ? / Oh non, jamais ! » La structure romanesque – la sensation de faire du surplace – est en fait judicieusement en adéquation avec le fond : Les Portes de la Grande Muraille est, du moins dans ses premiers chapitres, le récit d’une dystopie parfaitement réalisée : une Chine qui, en faisant table rase du passé, s’est installée dans la « fin de l’histoire », dans un présent immobile, croupit comme une eau stagnante. Et ce présent, le pouvoir entend le raconter et le retoucher à sa guise. Il est signifiant que le récit se déroule en plein confinement car cette forme extrême d’isolement des individus, que la Chine a connue à Wuhan au début 2020, devient la métaphore de l’isolement dans une société totalitaire où les déplacements sont contrôlés, les propos passés au crible sur les réseaux sociaux ou sur Internet. En somme, le blocus lexical du Net devient une variante, politique, du confinement.
L’État chinois exerce une tyrannie technologique, et pourtant le ton du livre n’est pas celui, tragique et souvent désespéré, des dystopies classiques.
Le cyberpatrouilleur est né en 1990, quelques mois après la répression du « Printemps de Pékin » dont, aujourd’hui, la plupart des Chinois ignorent à peu près tout. Il ne dévoile pas à sa famille la nature exacte de son métier, se bornant à dire qu’il s’occupe de « maintenance informatique ». À son bureau, pourtant, il « élimine les mots et trie les contenus ». Il œuvre pour le bien d’une « machine à purifier qui aspire les mots produits par des pensées mal contrôlées ». Bref, il est là pour réguler la température du corps social et faire retomber les accès de fièvre… On pense à un autre livre, écrit par une Chinoise de l’intérieur, pas une dissidente, mais une écrivaine qui n’a pas sa langue dans sa poche : Wuhan, ville close (Stock), le journal de confinement tenu par Fang Fang au début 2020. Fang Fang ne mâche pas ses mots contre les « trolls » qui l’insultent et lui reprochent son franc-parler, et son compte Weibo (micro-blogging) est d’ailleurs régulièrement suspendu. Songeant au courage qu’elle a eu pendant les semaines où elle tenait son journal, on se dit que la Chine des Portes de la Grande Muraille n’a rien d’imaginaire, c’est bien la Chine actuelle, sous étroite surveillance. Régulièrement, l’auteur soustrait la narration au carcan du présent en faisant le va-et-vient entre le passé et l’époque actuelle, comme pour rappeler que le pouvoir chinois a toujours bataillé contre les influences étrangères et que les partisans de la liberté ont toujours dû courber l’échine. À l’image de l’aïeul du narrateur, inquiété pour avoir imprimé le Jin Ping Mei (Fleur en fiole d’or), roman maudit car jugé licencieux, malgré son statut de classique de la littérature chinoise. L’histoire de la vieille Chine défile, ainsi, depuis Qin Shi Huangdi, l’empereur qui, aux alentours de 220 avant notre ère, faisait brûler les livres et exécuter les lettrés, dans le but d’effacer toute trace du passé.
L’État chinois exerce une tyrannie technologique, et pourtant le ton du livre n’est pas celui, tragique et souvent désespéré, des dystopies classiques. Ici et là, la drôlerie affleure. Comme lorsque la mère du cyberpatrouilleur est obligée de se démaquiller en pleine rue parce que l’appareil de reconnaissance faciale refuse de l’identifier et de lui permettre d’entrer dans la résidence. Ou lors des scènes entre générations sous un même toit, car ce roman est aussi une comédie familiale. La famille, comme dernière cellule que la dictature n’a pas encore brisée… Il y a la grand-mère, qui a été invitée à « boire le thé » au commissariat parce qu’elle avait tendance à trop parler ; la mère, rebelle, qui finit en hôpital psychiatrique pour des raisons analogues ; ou encore le grand-père, atteint de la maladie d’Alzheimer, qui a pris part à la démolition des murailles de Pékin alors que son cyberpatrouilleur de petit-fils érige le grand firewall numérique ; sans oublier la cousine, qui gagnait sa vie comme « troll » avant d’être licenciée et remplacée par un robot, et qui, désormais, poste sur les réseaux sociaux, à l’étranger, des messages en anglais à la gloire de la Chine… Tout cela nous est conté sur un ton doux-amer, comme si totalitarisme pouvait rimer avec comédie.
Cette famille, accro aux réseaux sociaux et aux smartphones, est à l’image d’une population chinoise qui passe son temps libre sur le petit écran du téléphone, droguée aux messageries instantanées. Cela fait le jeu du pouvoir, qui a tout intérêt à ce que la population soit plongée dans cette forme d’hypnose : en communiquant sur les réseaux sociaux, les quidams abandonnent derrière eux des indices sur leur personnalité – pensées, intentions, émotions, bref, tout ce qui peut permettre de les piéger : plus besoin de délateurs quand chacun se dénonce en dévoilant son intimité… Le cyberpatrouilleur rend d’ailleurs hommage à Evgueni Zamiatine, l’auteur de la géniale dystopie russe Nous autres, dans laquelle est prônée la transparence absolue des individus, qui garantit au pouvoir une parfaite domination. Seulement voilà, lorsqu’un beau jour, l’État chinois en vient à la nécessité d’interdire les réseaux sociaux et de désactiver les smartphones, c’est toute une population qui, brutalement, se retrouve en syndrome de manque. Dès lors, la dramaturgie s’emballe, survient alors le morceau de bravoure du livre – et avec lui, sa seule note d’espoir que distille le mystérieux S.X…
Les Portes de la Grande Muraille, de S.X.
(traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart),
Zulma, 256 pages, 21,10 €.