LA PRISONNIÈRE DE MUMBAI ©Nicolas Vaudour
LA PRISONNIÈRE DE MUMBAI ©Nicolas Vaudour (détail)

LA PRISONNIÈRE DE MUMBAI

Soutik Biswas

UNE ACTIVISTE DANS L’INDE DE NARENDRA MODI
Militante des droits de l’homme et avocate des travailleurs les plus précaires de l’Inde, Sudha Bharadwaj est assignée à résidence dans la grande métropole du Maharashtra. Dans l’attente de son procès, elle radiographie la plus grande démocratie du monde.
Le 1er janvier 2018, l’Inde commémorait le 200e anniversaire de la bataille de Bhima-Koregaon qui opposa les Dalits, ces exclus que Gandhi avait baptisés intouchables, aux Marathes, représentants des castes supérieures qui dirigeaient l’État du Maharashtra. Lors de cette célébration traditionnelle, quatre à cinq cent mille personnes défilent quand des militants du parti nationaliste au pouvoir, le BJP du Premier ministre Narendra Modi, agressent la foule, provoquant le décès d’un jeune intouchable. La manifestation dégénère, brutalement réprimée : des universitaires, des avocats ainsi qu’un poète connu pour ses positions radicales sont aussitôt arrêtés en vertu d’une loi d’exception permettant d’incarcérer sans procès les personnes accusées d’atteinte à la sûreté de l’État. Victime de cette rafle, Stan Swamy, un défenseur des droits des tribus, est mort l’année dernière à l’hôpital, à l’âge de 84 ans, sans jamais avoir été jugé.
Sudha Bharadwaj, l’une des militantes poli- tiques les plus connues d’Inde, était présente ce jour-là. Elle parvient à échapper à la police mais, huit mois plus tard, le 28 août 2018, elle est interpellée et jetée en prison. Malgré sa notoriété, cette avocate de 61 ans y restera trois ans, les demandes de libération conditionnelle étant continûment rejetées, en vertu de la Loi sur la prévention des activités illégales, votée en 1967 mais renforcée en 2019 pour museler l’opposition. Depuis sa libération, le 10 décembre 2021, Sudha Bharadwaj n’a toujours pas été autorisée à reprendre son travail – elle enseigne le droit dans une grande université de Delhi – ni à rentrer chez elle à Faridabad, dans la banlieue de la capitale. Elle ne peut pas non plus rendre visite à sa fille qui étudie la psychologie à Bhilai, à plus de mille kilomètres de là. « D’une petite prison, je suis passée à une plus grande, la ville de Mumbai, m’a-t-elle confié lors de sa première interview depuis sa libération. Je dois trouver du travail et un logement dans mes moyens. Depuis ma libé- ration, j’ai demandé à pouvoir me consacrer à des recherches sur l’évolution du Code du travail et la précarité. Et, avec le soutien de quelques jeunes amis avocats, j’ai l’intention de venir en aide aux femmes détenues, qui sont dans le plus grand dénuement. »
C’est en prison qu’elle a découvert, in situ, les conditions de détention déplorables des prisons indiennes. « J’ai toujours su que notre sys- tème carcéral était délabré. Vu de l’extérieur,

Durant sa captivité, elle a passé son temps à chanter pour les enfants de ses camarades, à travailler et à lire des livres d’Edward Snowden, William Dalrymple et Naomi Klein.

c’est abstrait, mais quand vous êtes dedans, c’est un choc. » Sudha Bharadwaj a passé la moitié de sa détention à la centrale de haute sécurité de Yerwada, à Pune, dans un quartier autrefois réservé aux condamnés à mort. Un long couloir longeait les cellules, où elle pouvait se promener le matin et le soir. Mais les prisonniers n’étaient autorisés à se rendre dans la cour ouverte qu’une demi-heure chaque jour. En raison des fré- quentes pénuries, ils devaient transporter des seaux d’eau jusqu’à leur cellule pour boire et se laver. Les repas se composaient de dal (lentilles), de deux morceaux de roti (pain indien) et de quelques légumes. Les détenues qui en avaient les moyens pouvaient acheter de la nourriture supplémentaire à la cantine de la prison – leurs familles étaient autorisées à déposer un maxi- mum de 4 500 roupies (60 dollars) chaque mois. Pour gagner un peu d’argent, les prisonnières roulaient des bâtons d’encens, fabriquaient des nattes et cultivaient des légumes et du riz dans une ferme de la prison.

LA PRISONNIÈRE DE MUMBAI ©Nicolas Vaudour
L’ambiance dans la prison de Byculla, à Mumbai, où elle a été transférée par la suite, était encore plus tendue en raison d’une forte
surpopulation. « Il y a eu jusqu’à 75 détenues dans l’aile des femmes, construite à l’origine pour en accueillir 35. Nous dormions côte à côte, sur des nattes posées à même le sol. Chacune se voyait attribuer un espace de la taille d’un cercueil, se souvient-elle. Le surnombre est source de conflits dérisoires, car il y a une file d’at- tente pour tout – la nourriture, les toilettes... » Au cours de l’été dernier, treize femmes de son unité ont été infectées par la Covid-19 lors de la deuxième vague, brutale, de la pandémie. Sudha Bharadwaj raconte qu’elle a été envoyée à l’hôpital de la prison, puis dans une « baraque de qua- rantaine » encombrée, après avoir eu de la fièvre et des diarrhées. « Le système judiciaire devrait envisager sérieusement de décongestionner nos prisons. En 2020, la Cour suprême a demandé aux États de procéder à des libérations pour évi- ter la propagation de la Covid-19. En vain. Même pendant la pandémie, la plupart des gens n’ont pas obtenu la permission de retourner dans leur famille. » Les 1 306 prisons indiennes abritent quelque 490 000 détenus, dont 69 % sont en attente d’un procès. Le taux d’occupation moyen des établissements pénitentiaires peut grimper jusqu’à 118 %.
À Byculla, Sudha Bharadwaj a passé son temps à rédiger des dizaines de demandes d’aide juridique pour des codétenues. Certaines étaient enceintes. Beaucoup souffraient de tuberculose, du VIH ou d’asthme. « Aucune d’entre elles n’a obtenu gain de cause, en partie parce qu’il n’y avait personne pour plaider devant les tribunaux. La deuxième vague a été un moment vraiment difficile. Les tribunaux avaient cessé de travailler, les visites familiales aux prisonniers n’étaient pas autorisées, les procès étaient ajournés. C’était une période terrible », se souvient l’avocate. Qui insiste : « Les personnes âgées et celles souffrant de comorbidités doivent bénéficier de libérations conditionnelles. La mise en quarantaine dans des prisons surpeuplées n’a aucun sens. »
Sudha Bharadwaj se dit également choquée par l’assistance juridique dérisoire apportée aux détenus pauvres, qui constituent la majeure par- tie de la population carcérale. « De nombreux prisonniers ne connaissent même pas le nom de leur défenseur avant de le rencontrer au tribunal. Les avocats, sous-payés, ne viennent même pas à la prison pour rencontrer leurs clients. Les détenus, eux, estiment qu’il est inutile d’avoir un avocat commis d’office. Et rares sont ceux qui peuvent se payer un avocat privé. » La militante a organisé une réunion dans la prison, où elle a proposé que les avocats commis d’office interviennent une fois tous les trois mois, rencontrent leurs clients et soient payés correctement. « En détention, vous rencontrez tellement de gens bien plus à plaindre que vous. Je n’ai pas trouvé le temps d’être mal- heureuse. Je me sentais mal essentiellement à cause de la séparation avec ma fille. »
Durant sa captivité, elle a passé son temps à chanter pour les enfants de ses camarades, à travailler et à lire « pas mal de choses », notam- ment des livres d’Edward Snowden, William Dalrymple et Naomi Klein. Au plus fort de la pandémie, elle a trouvé dans la bibliothèque de la prison un exemplaire en piteux état de La Peste d’Albert Camus. Mais le moment le plus mar- quant de ces trois années derrière les barreaux fut l’annonce, en mars 2020, de la fermeture des frontières et d’un confinement général afin de ralentir la propagation du coronavirus. « Tout à coup, la prison est entrée en ébullition. Les détenues ont entamé une grève de la faim. Elles disaient : nous ne voulons pas crever ici. Laissez- nous rentrer chez nous et y mourir. » Elles se sont finalement calmées lorsque le directeur de la prison leur a expliqué que, à l’extérieur de la prison, personne n’était vraiment à l’abri du virus.

Sudha se souvient que sa maison bruissait de discussions passionnées.
Sa mère était de « tendance socialiste » et enseignait l’économie.

J’ai demandé à Sudha Bharadwaj si elle se serait engagée dans son combat si elle avait ima- giné que le prix à payer – trois ans de sa vie en prison – serait aussi élevé ? « J’ai commencé mon activité militante en 1986, en tant que responsable syndicale. Nous voyions bien à quel point les entreprises étaient puissantes, la façon dont elles contrôlaient l’administration. Les dirigeants du mouvement ouvrier ont subi des attaques vio- lentes, comme l’assassinat de mon camarade Shankar Guha Niyogi. Pendant la révolte des travailleurs contractuels de Bhilai, certains diri- geants ont été incarcérés pendant dix-neuf mois. J’ai vécu tout cela et n’ignorais donc rien du prix à payer pour tenter d’organiser les luttes. »
Son combat se confond d’ailleurs avec sa vie. Née dans le Massachusetts, Mme Bharadwaj a renoncé à son passeport américain pendant ses études en Inde et est restée travailler dans le pays de ses parents. À sa naissance, tous deux étaient universitaires, titulaires de bourses aux États-Unis – sa mère, Krishna, décédée à l’âge de cinquante ans, était une économiste réputée. Ils se sont séparés lorsque Sudha avait quatre ans. Elle a alors déménagé au Royaume-Uni avec sa mère, qui avait obtenu un poste à Cambridge, avant de retourner en Inde à l’âge de 11 ans. Sudha Bharadwaj se souvient que sa maison bruissait de discussions passionnées. Sa mère était de « tendance socialiste » et enseignait l’économie à la prestigieuse université Jawaharlal Nehru de Delhi. Vivant avec elle, Sudha a vu sa conscience politique s’éveiller dès son plus jeune âge : elle a notamment participé à des rassemblements contre la guerre du Vietnam. « Sudha était une enfant prodige dans tous les sens du terme. Par exemple, à peine âgée de 7 ou 8 ans, elle s’est lancée dans des débats sur le positivisme logique, exposant impitoyablement les failles de la doctrine. Fille unique d’une mère divorcée et débordée, elle a dû créer son propre univers et construire ses propres hypothèses. Elle a passé tous ses examens avec une nonchalante facilité », a écrit Ashok Mitra, économiste et écrivain de renom, aujourd’hui décédé, dans un portrait qu’il lui a consacré.
À l’université, c’est vers les sciences que la jeune Sudha s’est d’abord orientée. Elle a obtenu une maîtrise de maths à l’Indian Institute of Technology, la meilleure école d’ingénieurs du pays. C’est là qu’elle a commencé à militer au sein d’un cercle d’étudiants marxistes. Pendant ses études, elle a commencé à donner des cours aux enfants des travailleurs migrants venus à Delhi construire des stades et des hôtels de luxe pour les Jeux asiatiques de 1982, que l’Inde accueillait pour la première fois. La jeune femme était horrifiée par les traitements réservés à ces ouvriers. « Le quotidien dans le camp était effrayant. J’ai compris alors qu’il était impossible de lutter contre la misère à mi-temps. »
Des années plus tard, Sudha Bharadwaj a raconté avec force détails cet épisode fondateur de son parcours militant. « Je me souviens très clairement d’être allée dans ce camp, où les conditions de vie étaient épouvantables. Nous avons parlé à un jeune homme très agité, qui disait qu’ils étaient esclavagisés : nous voulons rentrer chez nous, mais nous ne pouvons pas le faire, disait-il... Lorsque nous sommes revenus, il n’était plus là. Je pense que c’est à ce moment-là que nous avons mesuré le tragique de la situation, car nous n’avons jamais pu le retrouver. Avait-il été envoyé ailleurs ? S’était-il enfui pour rentrer chez lui ? Personne n’a pu nous dire ce qu’il était devenu. C’est après cet épisode que je me suis très sérieusement impliquée dans l’organisation syndicale. »
Deux ans plus tard, en 1984, l’Inde a été ébranlée par deux chocs simultanés. D’abord, les émeutes anti-sikhs qui ont suivi l’assassinat d’Indira Gandhi. Ces règlements de compte ont fait près de 3 000 morts dans la population sikh, prise pour cible après l’assassinat de la Première ministre par l’un de ses gardes du corps sikhs. Ensuite est intervenue la tragique explosion dans la ville de Bhopal, dans le centre de l’Inde, où quelque 3 000 personnes sont mortes en moins de vingt-quatre heures après une fuite dans une usine chimique de la société Union Carbide, qui a libéré des tonnes de gaz toxique. « Ces deux événements ont incité beaucoup de gens à s’engager. À cette époque, il n’y avait pas beaucoup d’ONG. Nous n’avions donc que deux options : faire car- rière ou rejoindre les mouvements populaires. Il est normal, lorsqu’on a 25 ans, de vouloir faire bouger les choses. » À cette époque, elle avait déjà décidé de renoncer à sa nationalité américaine et de rester en Inde. « J’aime ce pays. Je veux agir pour ses habitants, contribuer à une vie meilleure pour les gens qui m’entourent. À aucun moment je ne l’ai regretté », a-t-elle expliqué dans une autre interview. Lorsqu’elle s’est rendue à l’ambassade des États-Unis à Delhi avec sa mère et des amies – deux universitaires – pour renoncer à sa nationalité américaine, les fonctionnaires se sont montrés pour le moins déconcertés. « Quand j’ai dit au préposé pourquoi je venais, il m’a demandé de répéter : vous voulez faire quoi ? J’ai répondu : je veux rendre mon passeport US et devenir citoyenne indienne. J’ai expliqué que mes deux parents étaient indiens. Et que moi-même, je souhaitais l’être. » Le fonctionnaire lui a alors demandé si elle avait discuté de sa décision avec son père ou son mari, alors qu’elle était célibataire. « Il pensait vraiment que ces quatre bonnes femmes un peu cinglées étaient venues d’elles-mêmes, sans discuter de la question avec un homme sensé ! » L’employé lui a donné un formulaire à remplir pour lui laisser le temps de revenir sur sa décision, en la prévenant que si elle abandonnait sa citoyenneté américaine, « elle ne pourrait jamais s’engager dans l’armée des États-Unis ». « J’ai répondu : eh bien monsieur, je n’ai pas la moindre intention de rejoindre l’US Army ! J’ai prêté serment et renoncé à ma nationalité américaine. »

« Peut-être que ma mère aurait été heureuse aujourd’hui de voir que je suis devenue avocate. Mais en fait, ce sont les travailleurs qui m’ont tout appris. »

Pour Ashok Mitra, ce renoncement était un acte de courage et de détermination extraordinaire. « Elle aurait pu partir aux États-Unis, obtenir ses diplômes universitaires et gagner beaucoup d’argent dans un poste prestigieux au sein d’une faculté. Elle aurait pu rejoindre un grand groupe international comme conseillère technique. Elle aurait pu devenir une égérie du management en Inde et gravir les échelons de la haute fonction publique. Elle n’a rien fait de tout ça. Elle s’est rendue à l’ambassade des États-Unis à New Delhi, a renié sa nationalité américaine et a rendu son passeport. Sudha s’est ensuite enfuie dans les forêts sauvages du Chhattisgarh », écrit-il dans le portrait qu’il lui a consacré. Sudha Bharadwaj allait alors devenir l’une des militantes syndicales les plus célèbres et les plus engagées du pays, luttant sans relâche
pour les droits des plus démunis dans l’État de Chhattisgarh, riche en minerais, où vit une population parmi les plus pauvres et les plus exploitées de l’Inde.
Son départ pour cet État enclavé du centre du pays date du milieu des années 1980 et de sa rencontre avec un légendaire leader syndical, Shankar Guha Niyogi, qui œuvrait déjà pour les travailleurs pauvres du Chhattisgarh. Son mou- vement, le Chhattisgarh Mukti Morcha (Front de libération du Chhattisgarh, FLC) intervenait dans une vingtaine de secteurs – la santé, l’éducation, les droits des femmes, etc. Il gère encore aujourd’hui un hôpital pour les pauvres qui rencontre un grand succès. Le mouvement gère également près d’une douzaine d’écoles, lutte contre l’alcoolisme et se bat sans relâche pour les droits des femmes. En 1986, Mme Bharadwaj a quitté la ville pour aller vivre au milieu des populations rurales du Chhattisgarh. « Nous avons commencé à y aller en 1983 et, en 1986, j’ai décidé de m’y installer. Je me souviens que ma mère était très inquiète. Elle disait que, pour une femme, c’était très risqué. Pourquoi abandonnais-je mes études pour partir là-bas ? Mais j’étais déterminée. Je me disais : je ferai tout ce qu’on me demandera. Peut-être que ma mère aurait été heureuse aujourd’hui de voir que je suis devenue avocate. Peut-être aurait-elle pensé que ce que je fais est utile. Mais en fait, ce sont les travailleurs qui m’ont tout appris. »
Dans le Chhattisgarh, elle a enseigné dans les écoles gérées par le mouvement et s’est impliquée dans un combat pour les travailleurs précaires de seize usines locales, qui réclamaient le droit de former un syndicat, un salaire minimum, des heures de travail fixes. Elle a rédigé des manifestes, participé à des campagnes et vécu avec les ouvriers dans leurs maisons de boue et de chaume. « Psychologiquement, le plus difficile a été d’apprendre à sortir dans les champs, armée d’un bâton pour chasser les cochons errants, afin de faire mes besoins. Mais j’ai reçu tant d’affection de la part de mes collègues syndicalistes comme des locaux, que j’avais l’impression d’être une privilégiée », a déclaré un jour Sudha Bharadwaj. Au début de sa carrière politico-syndicale, elle n’était encore qu’une petite main. « J’ai fait beaucoup de choses. J’ai enseigné à l’école et au collège. J’ai fait pas mal de travail parajuridique. Ensuite, j’ai commencé, mais timidement, à m’impliquer dans des orga- nisations féministes. Par la suite, c’est un combat qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. »
Shankar Guha Niyogi a été assassiné en sep- tembre 1991, à l’âge de 48 ans. Sudha Bharadwaj assure que la police a mis au jour un réseau d’industriels impliqués dans ce meurtre, avant d’étouffer l’affaire. L’action du FLC ne s’est pas interrompue pour autant et elle est restée dans le Chhattisgarh pour poursuivre la lutte. « Je me suis fait des ennemis, c’est logique sinon normal, a-t-elle déclaré à un journaliste en 2015. Mais le combat doit continuer. » C’est à peu près à cette époque qu’elle s’est lancée dans la mission qui allait occuper trente années de sa vie : apporter une aide juridique aux plus pauvres. Son action au côté des travailleurs intérimaires a été un déclencheur : elle a suivi des cours de droit par correspondance, a été reçue au barreau en 2000, à 40 ans. « En gros, je suis devenue avocate comme ça, par nécessité, pour pouvoir m’occu- per du cas des travailleurs précaires. »
Étant l’une des rares personnes du mouvement à pouvoir discuter avec des hommes de loi, elle est devenue une sorte d’auxiliaire juridique. « Ce que vivaient les ouvriers m’a démontré combien il leur était difficile de trouver des avocats qui les représentent honnêtement. » Très vite, elle s’est investie au profit de toutes sortes de causes. « Des villageois qui protestaient contre les acquisitions illégales, contre des atteintes à l’environnement, contre des atteintes aux droits de l’homme, au droit forestier, et bien sûr au droit du travail. Je me suis consacrée à cette tâche. » En 2017, Sudha Bharadwaj a quitté le Chhattisgarh pour revenir à Delhi et y ense gner le droit. « Je voulais passer plus de temps avec ma fille. Elle allait rentrer à l’université et faire un choix de carrière. » Mais son passé et ses engagements l’ont rattrapée, ce jour d’août 2018 où elle a été arrêtée. Dans un entretien avec la journaliste Ajaz Ashraf, sa fille Maaysha a raconté les circonstances de cette interpellation sans mandat. « Quand ils sont venus, ma mère m’a dit : laissons-les perquisitionner, nous n’avons rien à cacher. Ils ont simplement fait semblant de fouiller notre appartement, avant de confisquer nos téléphones et nos ordinateurs. » Deux mois plus tard, Sudha Bharadwaj était incarcérée.
Elle vit aujourd’hui en exil intérieur à Mumbai. Je lui ai demandé son avis sur l'évolution de l'Inde, la plus grande démocratie du monde. « Si démocratie signifie tenue d'élections régulières, alors il est certain que ce pays réalise ce gigantesque exercice de manière assez efficace, me dit-elle. Mais si la démocratie implique le respect des libertés fondamentales pour le peuple, alors l'existence d'atrocités à l'encontre des castes inférieures, le déversement de la haine communautaire, les lois d’exception, le patriarcat enraciné et les énormes disparités régionales racontent une histoire très différente... »...

UNE ACTIVISTE DANS L’INDE DE NARENDRA MODI Militante des droits de l’homme et avocate des travailleurs les plus précaires de l’Inde, Sudha Bharadwaj est assignée à résidence dans la grande métropole du Maharashtra. Dans l’attente de son procès, elle radiographie la plus grande démocratie du monde. Le 1er janvier 2018, l’Inde commémorait le 200e anniversaire de la bataille de Bhima-Koregaon qui opposa les Dalits, ces exclus que Gandhi avait baptisés intouchables, aux Marathes, représentants des castes supérieures qui dirigeaient l’État du Maharashtra. Lors de cette célébration traditionnelle, quatre à cinq cent mille personnes défilent quand des militants du parti nationaliste au pouvoir, le BJP du Premier ministre Narendra Modi, agressent la foule, provoquant le décès d’un jeune intouchable. La manifestation dégénère, brutalement réprimée : des universitaires, des avocats ainsi qu’un poète connu pour ses positions radicales sont aussitôt arrêtés en vertu d’une loi d’exception permettant d’incarcérer sans procès les personnes accusées d’atteinte à la sûreté de l’État. Victime de cette rafle, Stan Swamy, un défenseur des droits des tribus, est mort l’année dernière à l’hôpital, à l’âge de 84 ans, sans jamais avoir été jugé. Sudha Bharadwaj, l’une des militantes poli- tiques les plus connues d’Inde, était présente ce jour-là. Elle parvient à échapper à la police mais, huit mois plus tard, le 28 août 2018, elle est interpellée et jetée en prison. Malgré sa notoriété, cette avocate de 61 ans y restera trois ans, les demandes de libération conditionnelle étant continûment rejetées, en vertu de la Loi sur la prévention des…

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