caca boudin !
Voilà vingt ans que Simon Lapin réjouit les petits et les plus grands de sa gouaille et de son bon sens enfantin. Malgré plusieurs millions d’exemplaires vendus, sa créatrice Stephanie Blake l’affirme : il n’a pas pris la grosse tête. Mieux encore, il lui a sauvé la vie.
Espèce d’Amerloque ! » Stephanie Blake a sept ans quand elle entend l’insulte adressée à son petit frère de cinq ans par d’autres garçons dans la cour de récréation de leur nouvelle école primaire du XIVe arrondissement de Paris. « Espèce de Frencheloque ! » répond-elle alors en portant secours à son cadet, courageuse et prête à en découdre, poings levés, avant de se retrouver au plancher, même pas peur.
On est en 1975, Stephanie est arrivée en France quelques semaines plus tôt. Elle ne maîtrise presque rien de la langue de Molière mais possède ce mimétisme de langage intuitif, caractéristique des enfants, qui font les bonnes réparties. Elle ne le sait pas encore, mais un sentiment précurseur, désagréable, émerge dans cette cour de récréation, persistant pendant des années, tapi et prêt à resurgir : elle est une étrangère. « On me regardait bizarrement. J’avais trois têtes de plus que les autres, avec des grosses nattes blondes, une salopette et des sabots aux pieds – ça n’était pas encore la mode. J’étais différente et je n’avais qu’un désir : me fondre dans le décor. Je pense que je suis devenue plus parisienne que les Parisiennes à cause de ça. »
Espèce d’Amerloque. Espèce de Frencheloque. Depuis, Stephanie Blake a amélioré ses connaissances de la grammaire et de la langue françaises. Pourtant, dans cette anecdote et ce souvenir d’enfance qu’elle raconte aujourd’hui, à cinquante-quatre ans, il est tentant de reconnaître l’art et les manières du jeune héros de papier qui l’a rendue célèbre vingt-sept ans plus tard avec un titre sans équivoque : Caca boudin. Bien lisible sur une couverture à fond bleu, avec un petit lapin tout nu à grandes oreilles et dents écartées. Prénom : Simon. Activité : super lapin qui défend son petit frère et dit non au monde des adultes. Naissance : 2002. « Il est la petite Steph en moi », dit-elle aujourd’hui.
Après une enfance dans le Minnesota, ponctuée par des road-trip familiaux en bus Volkswagen, Stephanie se retrouve dans la ferme des grands-parents maternels dans l’Iowa avec sa mère et son petit frère, John Jr, suite à la séparation de ses parents. Puis, les trois vont s’installer à New York, cette fois en colocation avec deux autres femmes, mères séparées également. Pendant deux ou trois ans (l’auteure de Nultiplications est fâchée avec les chiffres), Stephanie et John Jr voient leur père chaque week-end. Premiers éveils artistiques. « Papa était abonné au New Yorker. J’y ai découvert Saul Steinberg, William Steig, Al Hirshfeld. Le samedi, il nous emmenait dans une grande librairie au centre de New York, sur quatre étages, avec mon frère nous y restions des heures, plongés dans Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, et dans les livres de Tomi Ungerer. J’adorais ces moments. » Du côté maternel, les lectures étaient Winnie the Pooh d’Alan Alexander Mine et Ernest Howard Shepard ou Narnia : The Lion, The Witch and The Wardrobe, de CS Lewis (le lion, la sorcière et l’armoire magique…).
« J’ai mis dix ans à apprendre. Jusqu’à Caca boudin, j’étais dans une recherche artistique. Je me la pétais, je voulais faire de la peinture et me prenais pour Matisse. »
Stephanie Blake nous reçoit chez elle, sous les toits d’un immeuble de la rue Oberkampf. Ça n’est pas grand, mais lumineux, élégant et chaleureux. Un feu brûle dans la cheminée. Elle prend le temps de chercher dans sa bibliothèque un exemplaire de l’un et de l’autre des auteurs cités de son enfance ; puis de mettre une nouvelle bûche dans l’âtre, resservir un verre d’eau, proposer un café. Elle nous raconte la suite du périple. « Ma mère est venue passer l’été 1975 en France, en plein mouvement de libération des femmes. Elle a découvert les terrasses où elle pouvait s’asseoir seule, boire, fumer, regarder, sans être jugée. La vie lui a paru bien plus simple qu’en Amérique. C’est exactement là qu’elle voulait vivre. Alors elle est revenue nous chercher John et moi. »
©Blake
À son arrivée, tout lui semble microscopique. Ses petites voitures sur les autoroutes vues de l’avion, et au sol, les policiers qui, postés aux carrefours, font des gestes d’automates avec leurs petits bâtons : « On avait l’impression d’être au pays des Playmobils ! » Une réflexion d’Amerloque ? « Je ne suis plus vraiment américaine, et pas complètement française. Étrangère un peu partout. » Lorsqu’elle retourne aux États-Unis une fois par an voir son père, elle n’est plus certaine d’aimer encore beaucoup ce pays. Mais elle en a gardé cette croyance : tout est possible. « Whatever you want, it’s possible. J’ai ce truc en moi, hérité d’une Amérique pleine de défauts, mais qui inculque à ses citoyens que tout est à leur portée. Yes you can. J’ai débarqué en France avec cette foi joyeuse et légère que le système scolaire français a vite entrepris de casser – ou de tenter de. Je me suis identifiée à l’héroïne d’Astrid Lindgren. Fifi Brindacier portait des couettes ou des nattes, avait une façon de compter très personnelle, possédait une force physique incroyable et un moral d’acier, n’avait peur de rien, et tout le monde l’aimait. J’ai voulu être comme elle. » Super Stephanie. Superlapin, dira Simon avec son masque bleu sur couverture jaune.
À 18 ans, le bac en poche, Stephanie veut devenir diplomate. Mais l’amour change ses plans. Son premier enfant, Louis, naît en 1991. À 23 ans, la jeune maman passe son temps avec son petit dans les bras dans les rayons des albums, qu’elle touche, palpe et lit à haute voix. Les murmures de l’enfance ressurgissent. « C’est ça que je veux faire », annonce-t-elle le soir même à son mari. Adieu la diplomatie. Son mari tente de l’en dissuader, déçu, avant de lui faire rencontrer Alain Le Sault [auteur pour la jeunesse : Papa ne veut pas, La maîtresse ne m’aime pas, ndlr] et sa femme Nadja [autrice jeunesse également : Chien Bleu]. Stephanie leur montre ses dessins et ses maquettes. « C’est de la merde, mais viens demain à mon atelier, je vais te montrer », tranche Nadja. « J’ai mis dix ans à apprendre, calcule Stephanie, sans hésitation cette fois. Jusqu’à Caca boudin, j’étais dans une recherche artistique. Je me la pétais, je voulais faire de la peinture et me prenais pour Matisse. Je voulais raconter des histoires intelligentes. Ça partait dans toutes les directions. Je n’avais pas encore trouvé mon “la” et l’ignorais. »
La première maquette qu’elle envoie à L’École des Loisirs est refusée. « C’est mauvais, mais revenez me voir quand vous avez quelque chose d’autre, j’aime bien votre dessin », lui annonce Arthur Hubschmid, l’un des directeurs fondateurs de la maison d’édition. Finalement, elle y entre grâce à Grégoire Solotareff, qui lui propose d’illustrer l’un de ses livres : Un éléphant pour se doucher. On est en 1994, c’est sa première publication. Trois ans plus tard, elle quitte son mari et emménage seule avec ses deux enfants. Ses albums ne lui rapportent pas d’argent. Deux solutions s’offrent à elle. Soit elle arrive à en vivre, soit elle change de métier. « J’étais au bout du rouleau, L’École des Loisirs m’avait prévenue : un bide de plus et je ne serais plus publiée. Caca boudin est venu en une nuit. Je m’éclate à dessiner, je m’éclate avec le texte, j’exprime ce que je ressens, je me venge, ma vie est vraiment caca boudin et j’ai peur de demain. Mon trait est grossier, mon bonhomme assez moche, sur une couverture noire. Je m’endors, laissant traîner mon dessin et mon texte sur un coin de table. Deux ou trois jours plus tard, je reprends mon brouillon, crayonne le dessin et lui rajoute des oreilles et des dents écartées. » Ainsi apparaît Simon qu’elle hésite à montrer à Arthur Hubschmid.
Il regarde, feuillette, et déclare : « Best-seller. » « Génial, j’ai un chèque pour payer mon loyer », pense-t-elle simplement. « Caca boudin est un livre fondateur dans la mesure où il raconte la révolte de l’enfance face à son impuissance et sa dépendance du monde des adultes, commente l’éditeur. Le héros se moque de ses parents et même du loup, qui représente la menace absolue. Il dit caca boudin – soit m… – à tout le monde. Simon lapin est un archétype créé sur un accord millénaire : on utilise les animaux pour remplacer les humains, La Fontaine connaissait déjà la recette. » Les enfants adhèrent immédiatement. Certains adultes se montrent grincheux. Dans une émission de France Culture, le philosophe Alain Finkielkraut reprend une critique parue dans la revue Le Débat de Gallimard. « C’est une honte. Un livre pour enfant avec un gros mot. » Défense de l’accusée : « Pour moi, caca boudin n’est pas un gros mot, c’est un mot d’enfant qui veut se faire entendre et qui signifie : ok, j’ai compris comment votre monde d’adultes fonctionne, mais je n’en veux pas. » Stephanie fait alors un dessin avec un loup qui dit « Merci Monsieur Finkielprout » et l’envoie au grand inquisiteur. La machine promotionnelle est lancée et, toutes éditions confondues, son héros sera vendu à trois millions d’exemplaires. La créatrice reprend sa gouache, ses cartons et crée Mon chat mon petit chat. C’est le flop. À nouveau la panne et toujours la nécessité de payer les factures. Qu’est-ce que pourrait bien faire Simon maintenant ? Dire ses peurs, ses angoisses, crier au loup. Bingo : le deuxième album s’appellera Au loup, Simon terrifié sur fond bleu hurlant la peur immémoriale de tous les enfants dans une bulle rouge.
Depuis, 25 albums de Simon ont paru. « Simon est ma passerelle, c’est par lui que j’arrive à parler aux petits. Il me permet aussi de retrouver mon enfance, ou d’y retourner, la porte n’est jamais fermée. Avant Simon, mes textes étaient plus sérieux. J’étais appliquée et ce n’était pas bon. Simon, c’est au présent, des phrases courtes et une écriture simple, directe, rythmée, avec laquelle je m’autorise à jouer, à la fois sur le fond et la forme. Et ça, c’est très américain. Aux USA, la langue n’est pas sacro-sainte, précise Stephanie avant de poursuivre. Je ne parle jamais à la place de l’enfant. Je vis des émotions que je pense universelles, je fais un pas de côté pour les raconter. Mais je ne me dis jamais : tiens, je vais parler de la difficulté du premier jour d’école. » Cette sincérité, Christelle Renault, son éditrice actuelle, en témoigne : « Quand on rencontre Stephanie, ce qui frappe, c’est son énergie pétillante. Elle est très cash – peut-être son côté américain – et on retrouve ces qualités dans ses albums. Elle n’essaye pas de faire de belles phrases. Elle est dans le vécu, et les enfants le sentent. »
« J’ai frôlé la mort. Après l’opération, avec une certaine naïveté j’ai pensé retrouver ma vie d’avant. Impossible : c’en était fini d’un rapport serein à l’existence. »
Il suffit qu’elle sorte d’un déjeuner avec une amie dont elle se dit : mais pourquoi je la supporte, elle n’a pas le droit de me traiter comme ça. Et hop, un nouvel album ! C’est ainsi que Simon hurlera Mais c’est pas juste sur fond jaune dans une bulle noire, ou revendiquera Je veux pas dans une grosse bulle rouge. « Je mets le premier ingrédient – le titre –, j’ai un thème, l’amitié toxique par exemple, et je laisse mijoter. Et puis un jour dans la rue, je me trouve derrière un petit garçon qui raconte à sa maman comment un de ses amis lui fait faire des choses pas sympa au nom de leur amitié. » Voilà comme cela se passe dans l’atelier de création de Stephanie. Elle part d’elle, de ses blocages, des questions auxquelles elle n’a pas trouvé de réponses.
Depuis l’école primaire française elle bloque sur les chiffres (elle s’est trompée plusieurs fois pendant l’interview en calculant l’âge de ses enfants…) ; et quand elle doit calculer le pourboire le plus juste à laisser au restaurant, on la prend soit pour une généreuse un peu folle soit pour une avare. Résultat ? Simon sèche sur une grande table rouge et écrit Nultiplications. « Je pense qu’on peut tout dire. Mais il y a des thèmes que, moi, je n’arrive pas à aborder. La mort par exemple. Je tourne autour, traite de sujets graves, comme le deuil. La séparation. La famille recomposée. Les ruptures. Ce que j’ai vécu. Cela ne m’intéresse plus de créer un autre personnage : Simon, c’est moi. Ma recherche artistique est ailleurs. » Dans cette destinée faite de ruptures géographiques, physiques et sentimentales, Simon est son point fixe, son principe de stabilité. « Je le garde en vie, mais il me garde en vie aussi », dit-elle.
Au moment de ce qu’elle appelle sobrement son problème de cœur – une opération délicate et dangereuse, qui l’a obligée à rester au lit pendant un an et lui a fait perdre 20 kilos –, Simon l’a portée, tirée. « J’ai frôlé la mort. Après l’opération, avec une certaine naïveté j’ai pensé retrouver ma vie d’avant. Impossible : c’en était fini d’un rapport serein à l’existence, j’en ai gardé une profonde inquiétude. Je devais raccrocher les wagons, j’avais une famille nombreuse à nourrir, Simon m’a sauvée, tout alitée que j’étais. Il m’a aidée à retrouver de la légèreté. » Elle réalise qu’elle est mortelle, que tout ce qu’elle a envie de faire, il ne faut pas le reporter, c’est maintenant. « Je suis devenue une sorte de boulimique : expos, sculpture, album, dessin animé. Il faut que je sois toujours occupée. Je bouge tout le temps, j’ai peur du vide. Or j’ai connu beaucoup de périodes vides où je ne faisais rien de mes journées. J’ai mis en place un truc : je n’ai pas de temps mort. » De cette vie très tôt mobile où rien ne semblait inscrit dans le marbre, elle a gardé l’envie d’aller vers l’ailleurs et la nouveauté, toujours. Prendre l’avion. Ne pas (trop) s’installer. « J’ai besoin de m’échapper. Je sais qu’il y a un autre monde. Aujourd’hui, j’ai un pied en France, un pied en Espagne. »
« J’étais au bout du rouleau, L’École des Loisirs m’avait prévenue : un bide de plus et je ne serais plus publiée. Caca boudin est venu en une nuit. »
Quelles que soient les ruptures, Simon est et sera toujours là. C’est quelque chose qu’elle a décidé ou qui s’est imposé. Elle ne s’en séparera pas, ne l’abandonnera pas, et vice et versa. « Ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas de séparation et de rupture dans la famille de Simon. Je tiens à cette famille unie. Celle que je n’ai pas eue. Que je n’ai toujours pas. » Espèce d’Amerloque. Espèce de Frenchloque. Tout est là. « Je me souviens des paroles d’une psy que je voyais à l’une des époques compliquées de ma vie. À propos de mon travail et de mes albums, ses mots comme un jugement : un jour, il faudra bien faire quelque chose pour les grands… Ah bon, mais pourquoi ? » C’est ce lapin aux grandes oreilles et dents écartées, nu comme un ver dans les premiers albums, habillé de couleurs franches dans les suivants, qui lui a enfin donné la légitimité qu’elle pensait ne pas mériter. Ainsi a-t-elle pu, au fil des années et des succès auprès des enfants, en librairie puis à la télévision et dans le monde entier, s’autoriser à faire des choses nouvelles. À Paris d’abord, où elle a commencé à louer un atelier pour faire des grands formats, à l’opposé de ceux de Simon, et de vastes toiles où jeter d’autres couleurs. En Espagne ensuite, précisément à Gallifa, près de Barcelone, depuis qu’elle a rencontré Isao Llorens Ishikawa, sculpteur et peintre de talent et, accessoirement, le petit-fils de Joan Gardy Artigas : « Stephanie s’est formée artistiquement avec un langage adressé aux enfants, commente, admiratif, celui qui partage aujourd’hui sa vie. Initiée tardivement à l’art contemporain, elle s’adresse par lui aux adultes, mais avec la spontanéité et l’innocence d’un enfant, combinées à l’expérience et la culture d’une adulte. C’est ce paradoxe entre le regard réflexif de la femme intellectuelle et la spontanéité innocente de l’enfant qui fait toute l’originalité de son œuvre. » La sculpture, elle n’y avait pourtant pas pensé.
Ainsi va la vie. Si elle la consultait encore, Stephanie Blake comblerait sans doute l’orgueil de la thérapeute en suivant, des années après, un conseil mal venu et mal vécu à l’époque. Mais aucune rupture en vue, ni de papier, ni de chair et de cœur. Simon a de belles années devant lui. Le Super lapin veille. « Le corps de l’enfant est une fosse pleine de bêtes sauvages », disait Deleuze. Pour Stephanie, il sera toujours un lapin blanc avec des oreilles d’âne et les dents du bonheur.
À paraître le 22 septembre prochain, le 26e album des aventures de Simon, Super Lou....
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