Argenteuil friche d'art ©Charles Monnier
Argenteuil friche d'art ©Charles Monnier

LE ROMAN D’UN FRICHEUR

Philippe Trétiack

il veut importer l’art dans les cités
Infatigable et inclassable, Gérard Vacher a eu mille et une vies, souvent brillantes. L’aventurier touche-à-tout se lance, à 75 ans, un nouveau défi : redonner vie à une friche industrielle à Argenteuil dont il entend faire un haut lieu de l’art contemporain.
De la friche à polar avec hangars et tôle ondulée. De l’asphalte qui craquelle, des grilles qui rouillent et puis des quais. À toute heure du jour, dans le grésil et la bourrasque, des camions y chargent et déchargent des palettes par centaines sous des ciels gigantesques. Et au loin, dressée telle une menace, une muraille, la cité, avec ses tours et sa mauvaise réputation. C’est dans ce décor de poutrelles et de nids-de-poule que Gérard Vacher, 75 ans au compteur, a posé ses valises, cette enclave perdue dans un océan de béton, lointain écho de cette île de la Jatte dont il fut un seigneur. Après Neuilly, Argenteuil. Une déchéance ? Non, un projet. Car c’est là, sur ces terres encore hostiles, qu’il ambitionne de créer un pôle, une foire, une annexe du Parc des expositions de la porte de Versailles ou de Villepinte, bref un site dédié, pour commencer, à l’art contemporain. Ensuite, l’ensemble avec ses volumes, ses dédales et ses resserres, devrait vivre au fil d’hypothétiques événements et salons. Bientôt, les espaces de cette ancienne usine seront à louer et, à entendre leur propriétaire, cette enclave d’humanité dans un monde de parpaings et d’huile de vidange brillera comme une étoile dans un désert inexploité. Déjà une programmation se met en place sous la houlette de l’homme de réseaux, l’influenceur culturel, le commissaire d’exposition Philippe de Boucaud. L’ouverture d’Artgenteuil est fixée au 23 juin, si les artistes, les galeries et le public sont au rendez-vous. Ce qui n’est pas gagné.
Il en faudrait plus pour faire reculer le soldat Vacher. Lui qui, de noir vêtu, le smartphone rivé à l’oreille sous le béret de chasseur alpin de son père, est un battant. Lyonnais, il est monté à Paris le 11 octobre 1963, « jour de la mort d’Édith Piaf » comme il aime le préciser, histoire de marteler, peut-être, que « non, rien de rien, il ne regrette rien ». Avant cela, il avait usé ses culottes courtes et ses pantalons longs sur les bancs d’une kyrielle d’établissements scolaires plus ou moins religieux, tous ravis de le foutre à la porte. Bachelier tardif, il devient l’élève puis le disciple et l’ami du philosophe et sociologue Jean-Paul Aron, auteur entre autres d’un remarquable ouvrage sur la gastronomie et ses excentricités : Le Mangeur du XIXe siècle. Vacher étudie en dilettante, distraitement. À Nanterre, il s’inscrit à la fac de droit mais marche de travers. Rebelle et militant, le voilà à l’UNEF, encarté chez les Lambertistes, des trotskistes groupusculaires mais rois de l’organisation. Dans ses affaires, il s’en souviendra. Pour l’heure, il fait ses armes dans un cabinet d’avocats pour se rendre compte très vite qu’au Dalloz, il préfère le Code de la route. Car ce qui l’intéresse ce sont les voitures de sport, les petites anglaises, les MG, les Triumph, les Austin… Il les collectionne, saute de l’une à l’autre, virevolte sur les banquettes de cuir car, à vingt ans à peine, il gagne déjà un Smic par jour en étant mannequin pour Catherine Halley. Alors en 1967, il cède à sa passion. Il saute le pas et devient garagiste. Il reprend un vieux hangar à bateaux situé sur l’île de la Jatte dans l’ouest de Paris. Parce qu’il va vite, son établissement devient en quelques années le fournisseur attitré des amateurs de Jaguar et autres bolides british. À l’enseigne de SAO : Service Auto Organisation, un nom qui sonne comme celui d’un service d’ordre gauchiste, il enfonce le clou avec un slogan : « On trouve tout chez SAO. » On trouve surtout un ambitieux qui étend son emprise sur l’île de la Jatte : au fil des jours, de rachat en rachat, Gérard Vacher ne cesse de s’agrandir. L’île, qui deviendra le havre d’une boboïtude alors encore en gestation, n’est à cette époque que la part maudite de Neuilly, un no man’s land à l’abandon.

Spécialiste de la chine et du recyclage, Gérard Vacher a vite perçu que les bourgeois de gauche allaient avoir besoin de meubler leur maison de campagne...

Île des plaisirs sous la Restauration, elle fut populaire au XIXe siècle et les tableaux des peintres impressionnistes ont fait sa gloire. Monet, Seurat en furent des aficionados, puis ce fut le déclin. Gérard Vacher, lui, tient la route avec tous ses véhicules et la jet-set qu’ils attirent. Bien vite, il devient une étape des amoureux de la vie nocturne. Les clients du Palace, où lui-même a côtoyé à l’ouverture Louis Aragon et Grace Jones, viennent s’y encanailler, tout comme les habitués de chez Castel à Saint-Germain-des-Prés. Les gloires de la nuit de cette époque insouciante – Jean-Claude Brialy, Régine, Jacques Chazot, etc. – apprécient ce jeune chef d’entreprise qui balance comme on swingue alors sur Carnaby Street, à Londres. « J’étais le Gatsby de la Jatte », dit-il aujourd’hui avec ce sourire enjôleur qui n’a rien perdu de sa force de persuasion. Dans les années 1970, il prend conscience que, à se laisser griser par ce succès trop facile, il « va finir garagiste ». Alors, lassé des affaires, il s’en extrait et prend sa retraite. À 32 ans, le choc est sévère. Des rentes oui, mais la dépression avec. Alors il replonge et en 1976, il crée une société de voiturage, La compagnie des Limousines, qui mène à fond de train les stars américaines en route pour le festival de Deauville. Sylvester Stallone, Francis Ford Coppola, King Vidor, Gregory Peck, Kirk Douglas, Anthony Queen, Robert Duval posent leur fessier illustre sur les capitons de ses véhicules. Lui-même tient parfois le volant. Parallèlement et toujours dans l’île de la Jatte, il se découvre un nouveau champ d’intérêt : la récup. L’un de ses frères est commissaire-priseur. Lui fait dans le tout-venant et tout le monde y vient. Il baptise son dépôt-vente « VVM : Vendez vous-même », sorte de eBay avant la lettre, en pur et en dur.
Spécialiste de la chine, de l’accumulation, du vintage et du recyclage, Gérard Vacher a la narine sensible à l’air du temps. Il a vite perçu que les bourgeois de gauche allaient avoir besoin de meubler leur maison de campagne, cette nouvelle folie tendance. Dans cette France qui ressemble de plus en plus à un décor de Claude Sautet, où la salopette devient chic, il pousse ses pions et ouvre un restaurant à côté de sa brocante. En sus des plats roboratifs, la clientèle peut emporter la table. Tout est à vendre, chaises, lampes, vaisselles… C’est un triomphe. Et ce n’est que le début. À cette activité de double restauration, culinaire et patrimoniale, il ajoute une troisième : le spectacle, dont il a le sens assurément. Il organise des auditions publiques pour chanteurs débutants. Là encore, on peut lui reconnaître une antériorité sur le Jamel Comedy Club, voire The Voice et autres émissions du même métal. Les Rita Mitsouko, Manu Chao, quantité de groupes rock ou de rockabilly complètent une programmation où se succèdent les big bands, les gospels, et le « Bal Nègre » du dimanche soir, monté avec des copains antillais. Ce festival sonore, Gérard Vacher le pimente de soirées de strip-tease amateur et publicitaire, animées par Patrice Drevet. Si l’habit ne fait pas le moine, l’absence d’habits non plus.

En vérité, Gérard Vacher est surtout un entrepreneur hors pair. Il se dit paysan. Il en a le bon sens et quand il sème, il moissonne.

Ça chauffe à la Jatte. Les faunes s’y retrouvent ou s’y croisent, des restaurants s’inaugurent. Alors, Gérard Vacher, dans l’un de ses retournements dont il a le secret, abandonne son bastringue dépôt-vente. Il le laisse en gérance à quelques affidés et, délaissant les foules et la furia, file en Afrique. Cap sur les dunes du Sahara. Avec pour tout compagnon ses deux pieds et un sac à dos, il s’élance pour le traverser. Cinq mille kilomètres, soit à raison d’un marathon par jour, cent-vingt fois sur le sable. « J’étais sponsorisé par Captain Cook et, sans le savoir, je faisais le migrant mais dans l’autre sens. » Il achève son périple en Côte d’Ivoire après avoir perdu des litres de sueur et vingt-et-un jours, passés dans une geôle algérienne, pour accusation d’espionnage et d’atteinte à la sécurité de l’État. « On m’a pris pour la troisième équipe du Rainbow Warrior », ce qui est assez surréaliste quand on considère la distance entre Auckland et Tamanrasset !
De retour en France, c’est un autre État qui va lui chercher des noises. Nicolas Sarkozy, alors maire de Neuilly, s’intéresse soudain à ce délaissé de sa commune, à cette île de la Jatte où la fête semble avoir élu domicile. Il comprend soudain le potentiel de ce bout de terre perdu dans une boucle de la Seine. En termes de foncier, c’est un eldorado et les promoteurs immobiliers de luxe sont sur les dents. La guerre s’enclenche. Sarkozy veut le départ de Vacher, qui refuse. Les « Kanaks de la Jatte » entrent en résistance. Pour tenir, il s’agite. Gérard Vacher devient producteur de musique. Il crée le Quai du Blues, où il enchaîne les performances musicales des stars afro-américaines de passage à Paris. Liz McComb, Ike Turner et bien d’autres aimantent à nouveau les foules. Mais pendant les concerts, le conflit continue. Le dossier juridique s’étoffe, les parties se fatiguent. Cinq ans de procédure et puis l’armistice. Gérard Vacher accepte un compromis avec la ville de Neuilly. « Je n’avais pas envie de prendre une balle dans la tête signée Pasqua. » Financièrement, il s’en sort très bien : lui qui n’était que locataire de son emplacement dans l’île en devient le très légitime propriétaire. De la fortune, certes, mais teintée de nostalgie, car les belles heures de l’île de la Jatte ne sont plus. Il ferme le Quai du Blues, accepte de voir s’élever sur ses ruines un bel immeuble de luxe dans lequel il a des parts. Il est temps d’aller se faire voir ailleurs et surtout d’aller montrer à d’autres qu’il en a encore sous la semelle. Accélérer, il ne sait faire que ça. Alors, il cherche un point de chute, secoue la carte de France, la reluque à la loupe et porte finalement son dévolu sur ce qui fut autrefois une terre d’asperges de première qualité : Argenteuil. À la façon d’un Rastignac, monté de Lyon cette fois, il peut s’écrier « Argenteuil me voilà ! » Bienvenue alors au « gone », le poulbot lyonnais, le petit gars de la rue comme il aime à se présenter. En vérité, Gérard Vacher est surtout un entrepreneur hors pair qui ne peut s’empêcher d’investir dans tout ce qu’il croise pour peu qu’il y flaire un brin de potentiel. Il se dit paysan. Il en a le bon sens et quand il sème, il moissonne.

« J’ai toujours aimé réparer, les châssis et les injustices. Apporter l’art contemporain dans une banlieue dure, cela fait partie de mon projet pour désenclaver les territoires abandonnés de la République. »

Pour qu’Artgenteuil, sa Foire des Franciliens, soit un succès, il s’est adjoint les services de Philippe de Boucaud, le fondu d’ingénierie artistique. Ensemble, ils voient plus grand. Pour preuve, si Artgenteuil vise tout le bassin du 92-93, de Maisons-Laffitte à Saint-Denis, il a pour ambition de s’étendre ensuite à la Picardie, au Pas-de-Calais, aux Hauts-de-France, à prendre la France en passant bien entendu par Paris. Enthousiaste, Philippe de Boucaud l’est assurément quand il s’écrie : « Autour de nous, il y a un demi-million d’habitants. » Et pas n’importe lesquels. Militant toujours, Gérard Vacher nourrit l’espoir de voir les jeunes de cités alentour venir traîner leurs survêts et leurs Nike dans les allées de sa friche reconvertie. « Que des femmes voilées découvrent Orlan, ça me plairait. » Justement, Orlan est marraine de toute l’opération. Pour attirer un public plus traditionnel, clients réguliers des FIAC et autres habitués du Grand Palais, Gérard Vacher a noué un partenariat avec des entreprises, dont une de taxis écoresponsables. Ce n’est pas une surprise car pour restaurer et transformer sa friche industrielle, Gérard Vacher récupère tous les éléments de construction recyclés qu’il déniche. Par souci d’économie certes, mais plus encore par respect de la planète. Cela ne l’empêche nullement d’entasser dans les tréfonds de ses ateliers des carcasses de bagnoles, des Diane et des véhicules amphibies, coincés entre deux amas de vieux pneus. Toujours pour attirer les foules, il compte mettre en place des navettes depuis la porte Maillot. Et, en collant aux événements comme Roland-Garros ou les festivals du Carreau du Temple, Artgenteuil peut espérer drainer une partie des aficionados de l’agit-prop contemporaine.
« Si j’ai aimé réparer des voitures, dit Gérard Vacher, c’est parce que je tiens cela de mon père qui était pilote et ingénieur. Il a mis au point des systèmes de carburation. Je le tiens ensuite de ma mère, femme au foyer qui, après son divorce, est devenue militante CFDT et même une pétroleuse ! J’ai toujours aimé réparer, les châssis et les injustices. Apporter l’art contemporain dans une banlieue dure, cela fait partie de mon projet pour désenclaver les territoires abandonnés de la République. » Voilà pourquoi Artgenteuil devrait aussi agir comme un révélateur de talents. Philippe de Boucaud se fait fort d’aller dénicher dans les recoins des tours et des barres les artistes en herbe qui y sommeillent. Il leur reviendra d’animer une part des 2 000 m2 d’exposition, surface qui devrait monter à 4, puis 5 000 m2.
Dans son bureau envahi par les peintures et les meubles design ou vintage que son frère avait accumulés au cours de sa vie d’enchères et d’expertises, Gérard Vacher dirige son navire lancé sur les flots tumultueux du marché de l’art. Tandis que Philippe de Boucaud fait la chasse aux talents futurs, aux exposants comme aux publics, lui règle l’intendance, commande du placoplatre, de la moquette, des fenêtres et des abattants de toilette. Il suit les travaux, joue les chefs de chantier. Dans le même temps, il gère à distance toute une série d’affaires et d’entreprises annexes. Insatiable, toujours en quête d’une nouvelle aventure, chasseur alpin sous le béret, il poursuit son ascension. Et d’ajouter pour conclure : « Le problème c’est que dès que je fais un truc, cela marche et alors j’en ai déjà assez. » Dans son décor à la Audiard, à la Bertrand Blier ou même à la Luc Besson, celui du Dernier Combat, Gérard Vacher monte au front. Pour cet entrepreneur à la fibre révolutionnaire, la lutte finale, c’est tous les jours....

il veut importer l’art dans les cités Infatigable et inclassable, Gérard Vacher a eu mille et une vies, souvent brillantes. L’aventurier touche-à-tout se lance, à 75 ans, un nouveau défi : redonner vie à une friche industrielle à Argenteuil dont il entend faire un haut lieu de l’art contemporain. De la friche à polar avec hangars et tôle ondulée. De l’asphalte qui craquelle, des grilles qui rouillent et puis des quais. À toute heure du jour, dans le grésil et la bourrasque, des camions y chargent et déchargent des palettes par centaines sous des ciels gigantesques. Et au loin, dressée telle une menace, une muraille, la cité, avec ses tours et sa mauvaise réputation. C’est dans ce décor de poutrelles et de nids-de-poule que Gérard Vacher, 75 ans au compteur, a posé ses valises, cette enclave perdue dans un océan de béton, lointain écho de cette île de la Jatte dont il fut un seigneur. Après Neuilly, Argenteuil. Une déchéance ? Non, un projet. Car c’est là, sur ces terres encore hostiles, qu’il ambitionne de créer un pôle, une foire, une annexe du Parc des expositions de la porte de Versailles ou de Villepinte, bref un site dédié, pour commencer, à l’art contemporain. Ensuite, l’ensemble avec ses volumes, ses dédales et ses resserres, devrait vivre au fil d’hypothétiques événements et salons. Bientôt, les espaces de cette ancienne usine seront à louer et, à entendre leur propriétaire, cette enclave d’humanité dans un monde de parpaings et d’huile de vidange brillera comme une étoile dans un désert…

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