L’opium en continu

Xavier Couture

En se conjuguant dans un flot confus d’images et de prises de paroles, seulement interrompues par la nécessaire contrainte de rentabilité publicitaire, la guerre en Ukraine et la campagne pour l’élection présidentielle nous ont renvoyés à Kant et à sa définition de la religion. Il s’agit d’un opium dont la finalité est d’apaiser les consciences et certainement pas d’en aiguiser les capacités. Cette théorie a connu plus de célébrité avec Karl Marx, dont la vision sociale déplorait que cet opium anesthésiât le prolétariat enchaîné à sa peur de l’au-delà. Les menaces sont d’un ordre bien différent aujourd’hui, les débats ont quitté le comptoir des bistrots, et les rites ont changé d’église. Les prêtres du millénaire naissant montent sur la chaire des écrans. Les églises modernes diffusent de l’image avec une multiplicité de vicaires chroniqueurs donnant leur avis sur tout et surtout un avis.
Elles se nomment chaînes d’info en continu. Étrange définition que s’attribue ce fil ininterrompu d’images et de son. Pour les « anciens », le flux de l’information arrivait grâce à l’AFP ou à ses cousines : l’AP, Reuters, toutes ces agences restituant seconde par seconde la totalité de l’actualité du monde, grande ou petite, proche ou lointaine, rebondissant d’un fait divers à Valparaiso au cours de clôture de l’indice Nikkei, en passant par la dernière découverte d’un laboratoire de Hambourg. Ces agences existent toujours. Elles sont loin, très loin de la logique des robinets à images qui agissent sur nous comme le pendule de l’hypnotiseur.
Le prosélytisme est un point commun à la quasi-totalité des religions : il faut augmenter le nombre de fidèles, puis les retenir. Le dogme, le rite et le prêtre sont des piliers efficaces, importés par les chaînes d’info. Le dogme est simple, simpliste même : offrir l’illusion du savoir, fournir la transparence exigée par un public avide d’être informé. Informé ? Peu importe si le spectre de cette information repose, pour l’essentiel, sur la satisfaction des appétits du téléspectateur. La peur de l’au-delà a été remplacée par la trouille du jour. C’est un paradoxe : en distribuant une masse de données anxiogènes, ces médias de l’immédiateté et de la permanence ont un effet anxiolytique dans l’instant. « Jusqu’ici tout va bien » pourrait être leur devise. « Le monde connaît des soubresauts, mais tant que l’église de l’info en continu vous parle, vous pouvez dormir tranquilles. » Cette ambivalence entre le danger permanent et son chloroforme de réassurance quotidienne nous permet de nous satisfaire de ce jour de plus, de cet ici et maintenant tolérables.
Le rite nous emmène dans une forme codifiée faite de gros titres, de raccourcis et surtout, surtout de répétitions. Ah ! Quelle magnifique invention : l’info en continu se répète dans un jeu de miroirs vertigineux, un kaléidoscope où la messe du dernier gros titre sera martelée jusqu’à l’abrutissement. Le rite dépasse tout. Le contenu n’a guère d’importance puisque la répétition suivante enterrera la précédente. Le carburant de ce moteur à fascination est l’oubli. La guerre en Ukraine est une caricature de ce phénomène. Chaque jour apporte sa vérité, son angoisse inédite à résorber. La vision globale du conflit n’a aucun intérêt, seul son enchaînement potentiellement tragique doit nourrir la machine à imaginer et à se coucher rassuré : « Encore une nuit s’il vous plaît. »
Quant aux prêtres, ils officient en cravate ou en tailleur strict. Ils sont parfaitement calibrés. Chaque église dispose de ses officiants. Leurs mâtines ne ressemblent pas aux vêpres, et les grands-messes affichent tout le lustre nécessaire tandis que les confessionnaux attirent les téléspectateurs les plus assidus ou les plus méritants : celui-ci aura son micro-trottoir, cette autre son témoignage de la « vérité vraie », la parole de l’anonyme authentifie « le sujet ». La bénédiction et l’hostie sont distribuées sous la forme d’une complicité affichée avec le fidèle assis devant son écran.
Du pouvoir temporel exploitant jadis les failles de la grande quête spirituelle, que reste-t-il ? Peut-on encore identifier une puissance supérieure tirant profit de ce nouvel opium ? Derrière la grande fumerie télévisuelle verrait-on le visage dissimulé de trafiquants sans scrupule ? Non, et on pourrait le déplorer tant il est presque impossible de s’en saisir. Courant derrière la rumeur horizontale des réseaux sociaux, totalitarisme religieux encore plus puissant, les chaînes info n’obéissent qu’à un réflexe économique de survie. Dans le monde numérique où chacun dispose d’une parole égale, l’individu est devenu le Dieu de sa propre adoration. Les médias ne sont que des églises-hôtels hébergeant l’appétit de tous à disposer d’une minute de gloire, ne serait-ce qu’aux yeux de son voisin de palier. En nivelant la parole, cet enchevêtrement de réseaux finit par créer un égalitarisme niant l’expression de chacun. Quand le communautaire prend le dessus sur la personne, le groupe n’accepte que les siens. Le totalitarisme des clones guette nos sociétés. Pourtant, la main sur la souris de l’ordinateur ou la télécommande de son écran, le téléspectateur, l’internaute, le mobinaute, ressent confusément le besoin de s’affranchir des dévoreurs de data, des algorithmes trop efficaces, des recommandations trop bien ciblées. De cette machine à clics, à like, à zapper dans le vide, l’être humain aspire à redevenir une personne unique, un être de chair et d’émotions, d’opinions et de partage, à l’abri du carcan qu’il s’impose de peur d’être rejeté par le groupe.
À l’heure où la Commission européenne annonce le Digital Services Act, l’espoir revient. Même si la prise de conscience risque de prendre beaucoup de temps, il faut croire au réveil des opinions. Alors l’information retrouvera son rôle générateur de liberté, en éclairant les consciences et en ouvrant largement l’éventail de la curiosité. Sans doute les trafiquants d’opium résisteront-ils, mais il est dans la nature des êtres humains de vouloir vivre libres. L’information en est un outil essentiel, rendons-lui sa fonction....

En se conjuguant dans un flot confus d’images et de prises de paroles, seulement interrompues par la nécessaire contrainte de rentabilité publicitaire, la guerre en Ukraine et la campagne pour l’élection présidentielle nous ont renvoyés à Kant et à sa définition de la religion. Il s’agit d’un opium dont la finalité est d’apaiser les consciences et certainement pas d’en aiguiser les capacités. Cette théorie a connu plus de célébrité avec Karl Marx, dont la vision sociale déplorait que cet opium anesthésiât le prolétariat enchaîné à sa peur de l’au-delà. Les menaces sont d’un ordre bien différent aujourd’hui, les débats ont quitté le comptoir des bistrots, et les rites ont changé d’église. Les prêtres du millénaire naissant montent sur la chaire des écrans. Les églises modernes diffusent de l’image avec une multiplicité de vicaires chroniqueurs donnant leur avis sur tout et surtout un avis. Elles se nomment chaînes d’info en continu. Étrange définition que s’attribue ce fil ininterrompu d’images et de son. Pour les « anciens », le flux de l’information arrivait grâce à l’AFP ou à ses cousines : l’AP, Reuters, toutes ces agences restituant seconde par seconde la totalité de l’actualité du monde, grande ou petite, proche ou lointaine, rebondissant d’un fait divers à Valparaiso au cours de clôture de l’indice Nikkei, en passant par la dernière découverte d’un laboratoire de Hambourg. Ces agences existent toujours. Elles sont loin, très loin de la logique des robinets à images qui agissent sur nous comme le pendule de l’hypnotiseur. Le prosélytisme est un point…

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