©Aloïs Marignane
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Objets du désir

Serge Bramly

ART

« Est-ce un goût du jeu ou la dissimulation d’une angoisse ? » se demandait Claude Courtecuisse, en juin 1983, au sujet de ses Boîtes postales, qu’il qualifiait de Mail Art, ou de « mises en boîte » ou encore de « boîtes à l’être ». C’étaient de petits paquets en carton ondulé, qu’il confiait au courrier ; ils contenaient des objets divers, des bouts de bois, de la ficelle tendue, et quand le destinataire les ouvrait, cela composait une mini-installation, une œuvre portative à la façon de la Boîte-en-valise de Marcel Duchamp.
Courtecuisse ne cesse de jouer à des jeux facétieux et rigoureux, inspirés de Duchamp. Il parle de « parcelles du champ », de « Marcel qui me harcèle », et il a plusieurs fois brodé sur le thème du Porte-bouteilles, comme dans sa Vengeance de Mona Lisa, hommage à tiroirs : un porte-bouteilles géant doté de sièges pareils à des moustaches, en référence à LHOOQ ; la Joconde, ironise-t-il, y repose « la partie chaude de son anatomie ». En même temps, devant ses Colonnes en plexiglass, devant l’échiquier photographique de ses Détours d’objets, exposés à Beaubourg en 2007, ou devant ses Sculptures combinables, le spectateur songe d’abord à des réussites, à ces parties solitaires qui se jouent avec et contre le Temps, avec et contre le Hasard, et où l’on essaie d’ordonner le tohu-bohu de la donne au moyen de permutations codifiées. Courtecuisse déplace, élève, assemble avec une rigueur mathématique qui fait que ses œuvres ludiques touchent à la musique autant qu’aux arts divinatoires. De l’aléatoire il fait surgir des harmonies, et ses combinaisons et ses empilages donnent ainsi un sens pythagoricien – celui d’une énigme géométrique – à la trivialité ordinaire.
« Écrire avec les formes, dit-il, structurer l’espace avec les tensions, répondre à des fonctions inutiles, se référer à la mémoire et au désir, glisser dans l’ambiguïté des sens, des signes de la culture, pour finalement transformer les codes en connivences. » Tel est son manifeste.

Courtecuisse déplace, élève, assemble avec une rigueur mathématique qui fait que ses œuvres ludiques touchent à la musique autant qu’aux arts divinatoires.

Né en 1937, pionnier des années pop, Claude Courtecuisse s’est d’abord illustré comme designer : il a conçu, à partir de 1965, le premier mobilier en carton, parmi les premiers sièges en plastique thermoformé, la chaise empilable Solea, le fauteuil transparent Mercurio, la chauffeuse démontable Apollo exposée en 2021 au Musée des Arts décoratifs de Paris et rééditée depuis par Monoprix. Puis, rompant avec les contraintes industrielles, il s’est engagé dans l’éducation : il a enseigné à Lille, dès 1970, il a dirigé diverses écoles d’art, écrivant et théorisant sur l’objet, le design, tout en répondant à des commandes publiques. Quand, dans les années 1980, marqué par le cinétisme et le Nouveau Réalisme, ses explorations l’ont entraîné sur les terres périlleuses et exclusives de l’art, et qu’il a enchaîné sculptures, installations et collages, dessin et photographie, sa technicité et sa pédagogie initiales ont en quelque sorte orienté son esthétique : elle en porte toujours l’écho. Il n’est que de voir la série virtuose de ses Grands dessins, représentation au fusain, en perspective axonométrique, de monuments et d’objets peints par les maîtres du passé, à quoi s’ajoutent un presse-citron, ses propres « tours d’objets », et l’incontournable Porte-bouteilles, pour comprendre comment, à un regard savant, le monde et l’histoire du monde transfiguré sont un inépuisable réservoir de ready-made, où la poétique naît de la technicité même.
Récupérer, cumuler, dresser, aligner, sacraliser, totémiser, n’est-ce pas un besoin primordial de l’homme depuis les alignements de Carnac et les cercles mégalithiques de Stonehenge ?
Dans son atelier du jardin de l’Observatoire, Claude Courtecuisse travaille aujourd’hui sur le polyèdre de Dürer, emprunté à la gravure Melancolia.I, dont il dit qu’elle expose la méditation nostalgique de la Renaissance devant les valeurs du Moyen-Âge qui s’achève ; cinq cents ans plus tard, confrontés à l’emprise des nouvelles technologies et à l’effondrement de l’Ancien Équilibre, n’éprouvons-nous pas un sentiment similaire ? Alors il a garni ce complexe polyèdre de miroirs, et il le promène autour de lui, afin de capter l’air du temps, de façon que la séculaire méditation de Dürer devienne la nôtre, et qu’à notre tour nous interrogions le basculement, les transformations de notre propre société… Ce jeu-là dissimule-t-il une angoisse, ou bien y répond-il ?



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