JAZZ
Lorsqu’il évoque Ricky Ford, Sonny Rollins ne tarit pas d’éloges. « Il est l’un de nos meilleurs saxophonistes. » La légende du jazz le connaît bien, leur amitié remonte à 1974. « Ricky était un jeune phénomène au ténor, se souvient le contrebassiste Jerome Harris. À cette époque, beaucoup étaient influencés par Coltrane. Lui était l’un des rares à s’intéresser à la génération d’avant. Sonny et Ricky sur une même scène, c’était comme voir le maître et son disciple. » Tous deux ont ce gros son au saxophone, gorgé de blues.
Côtoyer les aînés, apprendre des géants du swing et des pionniers du bebop, Ford a fait cela toute sa vie durant. À Boston où il a grandi, à New York où il a vécu, à Paris où il réside depuis trente ans. Voyez les deux premiers groupes qu’il a rejoints au début de sa carrière. D’abord, il y a l’orchestre de Duke Ellington, repris après son décès par son fils Mercer. C’est lui qui, en 1974, embauche le jeunot de 20 ans. Il doit faire ses preuves : « En concert, j’avais un solo sur chaque morceau. Mais je connaissais tout le répertoire sur le bout des doigts. Les vieux musicos étaient sidérés », rigole Ford. Cootie Williams, fabuleux trompettiste, le prend sous son aile : « Il me racontait avoir grandi avec Lester Young, donné à Monk ses premiers concerts et l’avoir aidé à composer “Round Midnight”, l’hymne des musiciens de jazz. C’est du lourd. »Ensuite, il y a Charles Mingus, le virtuose de la contrebasse, que le saxophoniste accompagne de 1976 jusqu’à sa mort, en 1979. L’aventure est prolifique : huit disques en trois ans, et des tournées dans le monde entier. À l’époque, « Ming » doit renouveler ses droits d’auteur : « Il n’avait jamais mis sa musique par écrit. Elle s’était faite directement dans le studio, explique le jazzman. Avec le trompettiste Jack Walrath, on a écouté une dizaine de vinyles et transcrit la musique. » Lorsque le petit jeune prépare son premier disque en leader, l’aîné se montre d’une grande bienveillance : « Mingus a été comme un père pour moi. »
À New York, au début des années 1980, le jazz est une petite communauté. Le jour, le saxo croise Dexter Gordon, son voisin au Manhattan Plaza, un gratte-ciel à Midtown dont les appartements sont loués aux artistes avec un loyer modique. La nuit, il joue avec le gotha du jazz, puis écume les clubs : « On était tous très curieux de savoir ce que les autres faisaient. » Quand il jette l’ancre à Paris en 1991, il se lie avec les musiciens afro-américains expatriés.
Lorsque le petit jeune prépare son premier disque en leader, l’aîné se montre d’une grande bienveillance : « Mingus a été comme un père pour moi. »
À 68 printemps, sa soif de musique est toujours insatiable. Il s’intéresse aussi bien à la tradition qu’à l’avant-garde, a enregistré une vingtaine d’albums sous son nom (dont le magnifique Manhattan Blues), une soixantaine en sideman et déniche de jeunes talents. Un regret ? Ne pas avoir partagé la scène avec Miles Davis. « Une fois, dans un train, j’ai rencontré un gars qui venait de repeindre son appart’. Miles lui avait conseillé d’acheter mes disques, raconte Ford, encore stupéfait. Je me console en pensant à ça ! » Ricky Ford n’aime rien de plus que mettre ses idoles en lumière. Il a invité Rhoda Scott et A
rchie Shepp au petit festival qu’il a créé dans l’Yonne – arrêté en 2021 après dix éditions de haute volée – et enseigné les compos des pianistes Mal Waldron et Mary Lou Williams à la fameuse Brandeis University, dans le Massachusetts, mais aussi à Istanbul et à Paris.
Même générosité côté album : dans le dernier, The Wailing Sounds of Ricky Ford (Whaling City Sound), il s’est entouré de deux vieux copains new-yorkais et du batteur Barry Altschul, génie du free. Premier morceau : contre toute attente, une bossa. Et ça swingue d’enfer ! « Les Français ont de la chance d’avoir Ricky », sourit Rollins. On est d’accord.
En concert au Sunside, à Paris, le 25 juin. Album : The Wailing Sounds of Ricky Ford (Whaling City Sound).