POLITIQUE-FICTIONS
Nous sommes en juin, et comme tous les cinq ans depuis le début de ce siècle, nous sommes au milieu d’une séquence électorale – entre présidentielle et législatives. Le moment idéal pour lire des romans de politique-fiction.
L’année avait d’ailleurs débuté avec un livre qui prenait de l’avance sur le calendrier électoral. Comme pour damer le pion à l’actu chaude, et prendre le pas sur les enjeux. C’était Anéantir, le nouveau roman de Michel Houellebecq. Comme Soumission en 2015, Anéantir est un roman d’anticipation. Son cadre est la campagne présidentielle… 2027, vue par Houellebecq. Enjambant le scrutin de 2022, celui-ci imaginait (déjà) qu’un président sortant ressemblant fort à Macron avait été réélu. Pour mieux imaginer le coup d’après : le locataire de Bercy, Bruno Juge, très inspiré de Bruno Le Maire, est le candidat le mieux placé de la majorité. Mais la pré-campagne commence mal : son cabinet reçoit plusieurs messages, et une vidéo montrant la décapitation d’un avatar du ministre. Apparaît ensuite Paul Raison, inspecteur des finances devenu proche conseiller du ministre. La relation entre ces deux hommes, rigides à l’extérieur mais bouillants en dedans, constitue la trame psychologique et nous balade dans les coulisses du pouvoir. Mis hors-jeu par une vidéo, le ministre de Houellebecq n’est pas sans évoquer, à la façon de Houellebecq, la (réelle) mésaventure de Benjamin Griveaux, lors des élections municipales de 2020. D’autant qu’ici, la majorité sortante n’a pas de meilleur candidat qu’un ancien animateur télé. Tout un programme, dont Houellebecq ruse et s’amuse. Anéantir étant, par ailleurs, une comédie grinçante et, plus inattendu chez l’auteur, également romantique.
Si ces histoires de pouvoir ont investi le domaine des séries télé depuis quelques années (Baron noir ou Les Hommes de l’ombre en France, House of Cards, Scandal, À la Maison-Blanche, Borgen ailleurs), il ne faudrait pas oublier que cette veine fictionnelle est aussi un genre littéraire en soi, et une tradition en France. Dont se saisissent des plumes telles Diane Ducret (La Dictatrice, 2020), Marc Dugain (L’Emprise, Quinquennat et Ultime partie entre 2014 et 2016), sans compter quelques romans signés de journalistes (Michèle Cotta et Robert Namias dans Fake News en 2019) ou encore par le sociologue Michel Wieviorka (Le Séisme en 2016, imaginant Marine Le Pen l’emportant contre François Hollande). Paru en août 2018 et signé par le Lyonnais François Médéline, Tuer Jupiter imaginait l’entrée au Panthéon… d’Emmanuel Macron, victime d’un assassinat (ou d’un règlement de comptes ?) que le roman retraçait. Dans une tétralogie parue entre 2012 et 2015, Les Sauvages, Sabri Louatah imaginait quant à lui une tentative de meurtre sur le nouveau président… à peine élu. Adaptée en mini-série sur Canal+ en 2019, la fiction portait à l’Élysée Idder Chaouch, un Français d’origine kabyle. Politiquement incorrect, l’auteur défiait la mémoire post-coloniale et provoquait les fantasmes identitaires. Ceux de la France comme de ses « communautés » et de ses « quartiers ».
Cette tradition de la politique-fiction fut souvent l’apanage du roman noir, de Jean-Patrick Manchette hier à Jérôme Leroy aujourd’hui.
Cette tradition fut souvent l’apanage du roman noir, de Jean-Patrick Manchette hier à Jérôme Leroy aujourd’hui. Ancien professeur en ZEP à Roubaix, celui-ci est actuellement l’une des plus belles plumes du genre en France. Son cas est d’autant plus intéressant, pour analyser les politique-fictions, que ce « compagnon de route du communisme » revendiqué possède un ADN intellectuel et littéraire troublé : il est autant marqué par les écrivains « hussards » (citons Jacques Chardonne, Roger Nimier, Paul Morand, Michel Déon), jadis nettement à droite, que par le « néo-polar » des années 1980. En 2011, il avait imaginé un parti, le Bloc patriotique, dont la dirigeante entrait au gouvernement dans le cadre d’une union nationale et de l’union des droites. Elle devait alors « normaliser » sa formation pour donner des gages. Dire adieu aux éléments violents : nervis, skinheads et autres. Ce roman, Le Bloc, racontait tout le passé du parti. On reconnaissait aisément toute l’histoire du Front National depuis sa fondation. Il fut adapté au cinéma par Lucas Belvaux en 2017 sous le titre Chez nous, et le romancier avait cosigné le scénario. Il y a onze ans, Le Bloc était une uchronie. Depuis, le ripolinage de façade et le changement de nom du « vrai » FN ont rapproché la fiction de notre réalité. Depuis, Leroy a utilisé ce parti dans des romans de veine plus sociale et réaliste (La petite Gauloise, 2017) et dans d’autres politique-fictions. Comme son dernier livre en date, paru en février dernier : Les Derniers jours des fauves, qui imaginait, en amont, la campagne électorale et l’élection présidentielle que nous venons de vivre. Élue à l’issue du précédent scrutin après avoir créé un parti qui porte ses initiales (Nouvelle Société), Nathalie Séchard était devenue la première femme présidente de la République. Quand s’ouvrait ce roman, elle était en plein coït, faisant l’amour avec son mari de trente ans son cadet. D’autant plus libéré, légère et soulagée qu’elle venait de se décider : elle ne se représenterait pas. Les Derniers jours des fauves raconte ainsi la campagne présidentielle à venir. Où vont s’affronter le Bloc patriotique, toujours dans les parages, et… non pas un, mais deux candidats de la majorité. Deux piliers du gouvernement : le ministre de l’Intérieur, vieille figure de l’aile droite, qui a commencé sa carrière au côté de Charles Pasqua, et celui de l’Écologie, qui représente l’aile gauche. Sur la forme : une enfilade de pantalonnades, de trahisons et de manipulations entre dir’cab et spin doctors. Sur le fond : une fiction glaçante sur une technocratie à jamais bloquée, déconnectée. Les Derniers jours des fauves sont peut-être ceux de la Ve République. On le voit : chez Leroy, l’art de la fiction politicienne repose sur un effet de miroir grossissant. La distance est courte, très courte, entre sa fiction et notre réalité. Ce sont des fictions qui valident le réel. Profitant de cette identification facile, Leroy parvient à s’affranchir des stéréotypes, et à faire littérature de basses affaires politiciennes.
Faire fiction de ces basses affaires, c’est aussi ce que parvient à faire David Dufresne, journaliste, documentariste et lanceur d’alertes bien connu. 19h59 est son deuxième roman, et porte sur les connexions (et corruptions) entre coulisses de la politique et des médias. Déjà vu et déjà lu, penserez-vous. Peut-être, mais chaque contexte électoral rameute ses fantasmes, et Dufresne se joue des complotismes aussi bien que des coulisses. L’intrigue est celle-ci : star de la chaîne d’infos Rex News, Pascal Jacotaud compte annoncer le résultat de l’élection à 19h59, pour damer le pion à la concurrence : Emmanuel Macron, ou bien Elsa Sénéchal, jeune cheffe de file de l’extrême droite « dédiabolisée » ? Pas si simple. Car un événement a fait irruption quelques jours auparavant : Philippe Rex, milliardaire et propriétaire de la chaîne, a été séquestré. Le ravisseur réclamait ni plus ni moins que de participer personnellement au débat d’entre-deux-tours. Avec les deux finalistes. Qui est-il : un gilet jaune, un ancien mercenaire, un agent étranger ? Telle est la question. Qui déterminera aussi le résultat de l’élection. C’est une fiction en réalité augmentée, qui joue elle aussi avec les codes du roman à clés (aucun nom ne trompera personne) sans jamais chercher l’effet de manche. Dufresne se remet à la fiction, et lève un voile sur le storytelling politique. Et c’est là, précisément, ce qu’on aime dans les récits de politique-fiction.
Anéantir de Michel Houellebecq, Flammarion, 740 pages, 26 €.
Les Derniers jours des fauves, de Jérôme Leroy, La Manufacture de livres, 440 pages, 20,90 €.
19h59 de David Dufresne, Grasset, 180 pages, 18 €.