ART
Depuis que j’ai découvert l’œuvre de Vincent Sardon, à savoir des tampons insolents et drôles, et des livres d’une profondeur ontologique à vous scotcher le cul sous terre, ma vie n’est plus tout à fait la même. Avant, je savais que l’existence était un truc foutraque empli de machins chaotiques contenus dans des bidules vains reliés par des tuyaux absurdes, désormais je sais que c’est un grand tampon qu’il faut tamponner. On fout ses humeurs, ses élucubrations et ses petites irritations dans de l’encre indélébile, et on tamponne, on tamponne, on tamponne… jusqu’à ce qu’on se sente mieux. C’est efficace. C’est même jouissif. « J’AI RAISON », « MANGE MON CUL », « TU SERS À RIEN », « CRAPULE MONDAINE », « C’EST FINI POUR TOI », « RIEN À SECOUER ». On peut aussi en profiter pour annoncer au monde sa nouvelle identité ou faire son coming-out. Pour ma part, j’ai opté pour « DÉESSE DU SEXE ET DE LA DESTRUCTION », et « LA FIN EST PROCHE ». Voilà.
Dans sa première vie, Vincent Sardon était dessinateur de presse. Il illustrait des sujets politiques et économiques, au Monde et à Libération notamment. À mesure que son ennui croît, sa pratique personnelle devient envahissante. « Ça a pris la forme d’un tampon », résume-t-il sans s’expliquer pourquoi. Il grave d’abord des tampons dans des gommes, puis dans du caoutchouc qu’il cuit dans son appartement, « la nuit, pour ne pas trop déranger les voisins ». En 2007, à l’occasion d’une exposition collective au musée des Arts décoratifs lors de laquelle il montre son travail de tampographe, il voit que ça marche. « Il s’est passé un truc qui n’arrivait pas quand je montrais un portrait de Lionel Jospin ou un dessin sur la fiscalité australienne. » Il loue un box, y installe ses machines et fait d’autres tampons. « Les tampons sont devenus assez envahissants, toutes mes idées graphiques ont pris la forme de cet outil », raconte le quinquagénaire.
Aujourd’hui, il tient une galerie-boutique à Paris, rue du Repos, dans le XXe arrondissement. Je m’y pointe un jour après avoir dévoré son livre, Chroniques de la rue du Repos. En le voyant, je me suis dit qu’il n’avait pas tellement une tête de tamponneur, ni même de quelqu’un qui s’en tamponne. J’ai même été frappée par sa gentillesse. Je l’ai « suivi » jusqu’au Père Lachaise. Là, il m’a montré la tombe de son vieil ami, l’écrivain Jean-Louis Fournier, toujours bien vivant. Il a pris des mesures afin d’y installer une plaque « PROCHAINEMENT ». En face de la future tombe de son ami se trouve celle de Pierre Desproges. Sardon a pris un air navré devant l’état de sa concession, mal entretenue, à peine fleurie. « Ça me donne envie de l’adopter et d’en prendre soin… Adopte un mort. Voilà, ça, ça marcherait bien. »
Je me souviens alors que le grand-père de cet homme était fossoyeur, et je me dis qu’il doit y avoir un gène de la morbidité. Je lui demande ce qu’il en pense, ou plutôt s’il y pense souvent, à elle, la mort qui tue. « La mort, j’y pense tout le temps, c’est la base. Avec de moins en moins d’hostilité. Plus on vieillit, plus on l’envisage avec soulagement, la peau qui pendouille, les rhumatismes et la tronche du matin sont d’un grand secours pour en accepter progressivement l’idée. » C’est vrai que la vieillesse est un naufrage, nul doute là-dessus, mais quand une grappe d’ados passe non loin de nous, faisant éclater leurs rires de mutants et exhibant leurs singeries mimétiques, je me dis que les débâcles existentielles commencent bien avant le troisième âge, et que la vie humaine est un sinistre, une perdition, qui commence dès le berceau. Puis une drôle de question me traverse alors l’esprit. « Qu’est-ce que vous éradiqueriez sur-le-champ si vous le pouviez ? » Au moment où je m’entends, j’ai conscience du caractère polémique de cette question, et surtout du choix lexical de ma phrase. « Je ne me sens pas très éradicateur. Et comme je crois à la valeur de l’exemple, c’est moi qui devrais m’éradiquer en premier pour montrer la voie, or il y a encore quelques bonnes raisons pour que je ne le fasse pas. De moins en moins nombreuses au fur et à mesure que les années passent, mais quand même, je ne me sens pas prêt à dire adieu à la glace au chocolat et à d’autres trucs plus personnels. Donc je n’éradique rien, je suis pacifique. »
Le cimetière va bientôt fermer et j’ai encore plein de questions à lui poser. J’aimerais bien qu’il me parle de liberté. « Libre, je ne sais pas trop ce que ça veut dire. J’ai fait le tampographe parce que je suis un inadapté incapable de survivre en entreprise, j’ai quitté nombre de boulots, le Tampographe c’est plus un symptôme qu’un projet artistique. Je suis libre par moments, quand je m’octroie une demi-journée pour marcher sans but dans Paris et que je regarde la tête des gens. Sinon, le reste du temps, je fais comme tout le monde : je travaille et je râle. Si par libre vous entendez artistiquement, ben j’essaye de l’être dans la mesure de mes propres limites, de faire ce que j’ai envie de faire, même si ça prend parfois la forme d’idées débiles. Il n’y a pas grand-chose que je trouve plus intolérable qu’un directeur artistique, un commissaire d’expo ou un curateur, et d’une manière générale tout ce bas clergé qui rôde dans la culture. Et d’ailleurs, la culture c’est pas l’art, hein. Personne n’est dupe. »
Après cette après-midi, j’ai continué à creuser le cas Sardon. Je lui ai envoyé des listes de nouvelles questions, encore et encore, avec l’assiduité d’un employé de la Poste qui tamponnerait des colis recommandés. Et sans doute avec une contrition assez proche : tout ça ne mènera à rien. À rien ! Puisque le Tampographe Sardon lui-même le dit : « TOUT EST FOUTU. »