Amazon ©Grégoire Gicquel
Amazon ©Grégoire Gicquel

BEZOS S’HABILLE EN DATA

Clément Pouré

Amazon, ce « marketplace » impitoyable

Le géant du numérique Amazon développe, en toute discrétion, un véritable empire
du vêtement. Car, non contente de repérer les tendances et de cibler les consommateurs, l’entreprise a déjà commencé à produire ses propres lignes.
Commencez par sortir votre smartphone. Pénétrez dans le magasin. Non, ne prenez pas les vêtements. Scannez le QR Code associé à votre choix. Les vendeurs s’occupent du reste. Vous avez terminé votre sélection ? Voici votre cabine. Vous pouvez la verrouiller avec votre téléphone. Surtout, n’hésitez pas à utiliser notre « magic closet ». C’est ce grand écran, là, juste devant vous. Il analyse en temps réel les vêtements que vous portez. Il pourra vous conseiller la taille qui vous va le mieux, la couleur qui vous ravive le teint. Si besoin, contentez-vous de cliquer sur l’écran. Les équipes d’Amazon vous feront parvenir directement en cabine le modèle qui vous plaît.
De longs rayonnages, des vêtements en pagaille… et un algorithme comme styliste. Voilà à quoi ressemblera l’expérience des futurs clients d’Amazon Style. Déclinaison physique des services offerts par la plateforme de vente en ligne, la première enseigne du genre, 2 800 mètres carrés et trois fois plus de références que dans un magasin de vêtements traditionnels, devrait voir le jour à Los Angeles dans les prochains mois. L’objectif ? Transformer fondamentalement l’expérience d’achat grâce au fameux « magic closet » et sa puissance technologique de recommandation algorithmique. Un espace pensé, dixit une cadre d’Amazon interrogée à l’époque par l’agence de presse américaine Reuters, « pour que le shopping puisse continuer sans avoir à sortir » de la cabine. La nouvelle étape, surtout, de l’assaut mené par Amazon sur le secteur de la mode depuis deux décennies.
Au commencement, Amazon a fait commerce de livres. Avant de prendre d’assaut l’internet entier, vêtements compris. L’offensive débute en 2002. Amazon a huit ans, ne compte que quelques centres logistiques en Europe. Arrivé sur le marché hexagonal deux ans plus tôt, amazon.fr est déjà le site d’e-commerce le plus fréquenté par les Français. À l’échelle globale, le groupe affiche une croissance record, mais les résultats sont marginaux : à peine 5 millions de bénéfices nets au dernier trimestre 2001. Après un an de réflexion, l’entreprise commercialise des vêtements pour la première fois. Quatre cents marques sont disponibles en se connectant à amazon.com/ruby. Une révolution pour le site qui s’est fait un nom dans la vente d’articles culturels. Aujourd’hui, l’URL, qui renvoie toujours à la gamme mode de la plateforme, dirige vers des dizaines de milliers de références. L’objectif, à l’époque, est déjà clair. « On voulait s’imposer comme une véritable plateforme de vente en ligne de vêtements, et devenir incontournable », se souvient une ancienne salariée de l’entreprise. Comme avec le livre, Jeff Bezos veut tout contrôler, occuper une place centrale. La stratégie se clarifie les années suivantes : acheter, acheter et encore acheter. En 2006, l’homme d’affaires s’offre shopbob.com. Fondée dans le Wisconsin, l’entreprise commercialise en ligne les marques de plusieurs dizaines de grands créateurs et créatrices, Marc Jacobs, Catherine Malandrino, Diane von Fürstenberg, etc. Son nouveau propriétaire laisse l’entreprise fonctionner de manière indépendante mais annexe aux passages de précieuses références pour sa propre plateforme. L’ogre continue à avoir faim. En 2009, Amazon débourse 900 millions de dollars et s’offre Zappos, le plus gros rachat de son histoire : 1 300 salariés, 600 millions de dollars de chiffre d’affaires et leader sur la vente de chaussures en ligne des États-Unis. En 2011, Myhabit y passe. Le site de vente flash finira par être fermé et complètement absorbé dans la maison mère. « En se lançant, Amazon avait l’expérience logistique du livre, mais une connaissance assez faible de l’industrie du textile, poursuit la même salariée. Les rachats permettaient de développer l’entreprise, mais aussi d’acquérir des compétences nouvelles. » Une montée en connaissance et en puissance : en même temps qu’Amazon développe son pôle mode, elle s’installe en Chine en 2004 ou lance, en 2008, ses services Amazon prime.
La stratégie paye. Vingt ans plus tard, Amazon est devenu une marketplace incontournable. Aux États-Unis, la plateforme trône depuis 2020 au premier rang des vendeurs de vêtements en ligne. Les chiffres français de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEDAV) sont tout aussi éloquents. Entre novembre 2020 et novembre 2021, près de 24 millions de Français et Françaises avaient acheté au moins une fois des articles de mode sur un site de vente en ligne. 42 % étaient passés par Amazon, loin devant Vinted, second du classement, qui représentait 26 % des achats. « Amazon est aujourd’hui un acteur observé de très près », confie Édouard Keller, directeur général de Carlin Créative, l’un des plus prestigieux cabinets de tendance du monde, qui pointe un modèle qui impressionne autant qu’il inquiète. « Amazon est opaque, évite les annonces très claires sur sa stratégie. C’est un acteur gigantesque, aux compétences inouïes en termes de logistique, dont les pratiques inspirent et inquiètent les entreprises de fast-fashion autant que les maisons historiques. »
Au-delà d’une distribution redoutablement efficace, Amazon déploie sa puissance dans un secteur qui, depuis deux décennies, révolutionne le monde de la mode : les data. Longtemps, la tendance a été une histoire d’entre-soi. Les initiés commentaient les défilés assis au premier rang. Les profanes, eux, attendaient à l’entrée et dans le froid. Directeurs artistiques, commentateurs et fashionistas de tout poil échangeaient sur ce qu’étaient l’élégance et le bon goût et de leurs discussions naissaient les tendances du moment. Ici comme ailleurs, Internet, le big data et les réseaux sociaux ont largement rebattu les cartes. « Les figures traditionnelles de la mode n’ont plus beaucoup d’influence aujourd’hui, pointe Christopher Wylie, le lanceur d’alerte derrière Cambridge Analytica, aujourd’hui responsable des questions de données chez H&M. Avant, si Vogue disait que l’orange était la tendance de l’hiver, tous les créateurs faisaient de l’orange. Mais les magazines de mode ou les designers des grandes marques n’ont plus ce pouvoir. Les choix vestimentaires vont dépendre de ce qu’on voit sur les réseaux sociaux, nous allons nous habiller comme les personnes qui nous ressemblent. Ou à qui nous voulons ressembler. À défaut d’une mode qui influence tous les milieux, comme il y a plusieurs décennies, on a une multitude de sous-groupes, qui s’influencent les uns les autres avec une logique mondialisée. »
Dans ce marché complexe, où chaque consommateur est aussi prescripteur, la donnée apparaît comme un outil nécessaire pour naviguer dans un océan textile toujours plus dense. « On ne peut pas faire sans, si on veut être capable de cibler son audience ou simplement s’adresser à elle », pointe Wylie. En France, les entreprises Euritech ou Tagwalk, toutes deux spécialistes de l’analyse de données, conseillent depuis plusieurs années les grands acteurs francophones de la mode. La donnée joue aussi un rôle central dans le modèle économique des nouveaux acteurs de la mode comme She In, version bon marché de la fast-fashion qui prend d’assaut la mode européenne. Elle est, surtout, au cœur de la stratégie d’Amazon. Données de navigation, temps de connexions, produits commandés ou simplement likés : les informations collectées par l’entreprise, parce que couvrant des habitudes de consommation dépassant le secteur de la mode, lui offrent un avantage stratégique certain quand il s’agit de cibler les consommateurs, notamment en lui proposant algorithmiquement les produits les plus susceptibles de lui plaire.

Aux États-Unis, la plateforme trône depuis 2020 au premier rang des vendeurs de vêtements en ligne.

Mais chez Amazon, la donnée intervient aussi au niveau logistique. Livrer en quelques heures, comme le propose Amazon Prime, suppose d’abord un important réseau d’entrepôts. En France, l’entreprise de Jeff Bezos en possède huit, à Saran (Loiret), Montélimar (Drôme) ou encore Brétigny-sur-Orgne dans l’Essonne où les salariés soumis à des conditions de travail particulièrement difficiles empaquettent et expédient les commandes aux internautes. Mais l’efficacité du modèle repose surtout sur une anticipation précise des besoins du consommateur. L’objectif ? Une gestion du stock rendue optimale par son adéquation à la demande probable. « Les données collectées par Amazon Retail, l’outil qu’utilisent les vendeurs sur la plateforme, renseignent sur le nombre d’unités de produits commandés, le prix des transactions, le nombre de visites, les données relatives à l’expédition, aux retours, aux nombres de garanties activités », égraine une source ayant mis directement la main sous le capot algorithmique du géant américain. Une visite globale extrêmement précise qui lui permet de rationaliser au maximum sa chaîne de production. « Durant le Covid, la fermeture de nombreux magasins physiques et la chute de la consommation a mis à mal de nombreux acteurs de l’industrie, reprend Édouard Keller, de Carlin Créative. Amazon, Zara, SheIn sont des entreprises qui s’en sont particulièrement bien sorties, car elles ont réussi à anticiper précisément la demande et à minimiser les stocks. »
Et chez Amazon comme chez ses concurrents, les données ne servent pas seulement à anticiper l’offre et la demande pour livrer au plus vite en limitant les stocks. « Il y a eu un tournant au milieu des années 2010, confie la même ancienne salariée, et Amazon s’est décidée à créer ses propres vêtements. L’objectif, c’est de maîtriser toute la chaîne : pas seulement vendre, mais aussi produire. » En 2016, Amazon commercialise sept marques de vêtements. Leur lancement se fait sans fanfare : il s’agit avant tout d’expérimenter. Six ans plus tard, Amazon compte plus d’une centaine de griffes maison, de la marque de lingerie Iris & Lilly à la gamme de sportswear Aurique. « La stratégie est la même que pour d’autres marchés, par exemple l’informatique et la téléphonie, où Amazon a commencé par fabriquer des produits simples, comme des chargeurs, avant d’en développer d’autres plus avancés », note Édouard Keller.

« L’objectif, c’est de maîtriser toute la chaîne : pas seulement vendre, mais aussi produire. »

Quand d’autres entreprises du textile cherchent à créer, Amazon adopte une approche beaucoup plus pragmatique : produire des choses qui correspondent à une demande existante. Elle dispose pour cela de très nombreuses données, pour beaucoup issues de l’activité de ses vendeurs. « Amazon utilise d’importants ensembles de données non publiques, collectées via Amazon Retail, pour calibrer sa propre offre de détail, y compris pour identifier les produits à lancer et à abandonner », explique un analyste ayant pu étudier directement les technologies de l’entreprise. En 2017, Amazon annonçait disposer d’un algorithme secret pouvant, à partir d’une sélection d’images, décliner un style pour l’appliquer à de nouveaux vêtements. Clarifions : autrement dit, Amazon copie. Une pratique vieille comme la mode, encouragée par un contexte juridique qui valide le caractère original d’un vêtement dès lors que quelques infimes détails changent. « Le principe de la fast-fashion, c’est qu’elle pille le travail des créatifs pour produire à moindre coût, pointe Julia Faure, cofondatrice de la marque Loom et membre d’En Mode Climat, une organisation qui milite pour une meilleure régulation du marché de la mode en France. C’est facile, car les vêtements ne sont pas brevetables. » Les conséquences pour les créateurs sont désastreuses. « Imaginez que vous mettiez des mois à créer un vêtement, pour vous le faire copier en cinq minutes. » Mais cette pratique entretient surtout un modèle de surconsommation aux conséquences écologiques désastreuses. « Aujourd’hui, le textile a plus d’impact sur le réchauffement climatique que le transport aérien, parce qu’on consomme de plus en plus de vêtements, pointe Julia Faure. En France par exemple, nous consommons en moyenne 46 vêtements par an et par personne. C’est deux fois plus qu’il y a quinze ans. »
Au niveau européen, c’est l’utilisation des données par Amazon qui inquiète. Deux enquêtes, menées courant 2020, ciblent directement les pratiques commerciales de l’entreprise. La première, dont les conclusions préliminaires ont été communiquées au géant américain, accuse l’entreprise d’enfreindre les règles de la concurrence en favorisant le référencement de ses marques maison au détriment de celles des vendeurs tiers utilisant ses services. La seconde porte sur l’éventuel traitement de faveur dont bénéficient les vendeurs qui utilisent les services de logistique et de livraison Amazon, là où ceux qui vendent simplement leurs produits seraient moins mis en avant par le site. Plateforme de vente incontournable, proposant chaque jour un peu plus ses propres produits, Amazon nourrit un dernier rêve : prédire la tendance plutôt que de la décrypter, rationalisant les méthodes parfois fumeuses des cabinets des tendances. « C’est un vieux fantasme qui hante beaucoup d’entreprises du secteur, confie Christopher Wylie. Ces dernières années, Amazon a beaucoup investi dans la recherche autour de ces technologies, mais ils sont encore loin du but. »

Amazon nourrit un dernier rêve : prédire la tendance plutôt que de la décrypter.

Si les évolutions de l’intelligence artificielle permettent aujourd’hui une analyse fine des tendances du moment – Euritech analyse chaque jour des millions d’images sur Instagram –, aucune technologie ne permet encore l’analyse contextuelle. « La mode n’existe pas quand elle est isolée, lance Christopher Wylie. C’est-à-dire qu’elle se définit comme la combinaison d’une personne, d’un vêtement et d’un contexte. Mais c’est très compliqué de traduire mathématiquement certains concepts, difficiles à rationaliser. Imaginons qu’un algorithme doive définir ce qui est audacieux. Une robe noire de grande marque, portée par une femme âgée, c’est classique. Porté par un jeune homme, c’est audacieux. L’humain le comprend en un clin d’œil, mais cela repose sur un processus très complexe que n’arrive pas encore à traduire l’algorithme. »
Amazon emploie déjà de nombreux robots dans la gestion de ses entrepôts pour optimiser son système de distribution. Injecter une telle technologie à toutes les étapes de la chaîne logistique pourrait lui permettre d’aller encore plus loin dans la robotisation de son industrie. « Avec un système permettant d’automatiser la création de vêtements, en prédisant les tendances plutôt qu’en les copiant, on pourrait imaginer une chaîne de production faisant intervenir très peu d’éléments humains », enchaîne Christopher Wylie. Exit les usines au Bangladesh, les polémiques sur les salariés sous-payés, les frais de transport et la gestion des stocks. En réduisant ses coûts salariaux à presque rien, l’entreprise pourrait avoir des usines à Paris, Londres ou Tokyo et, sans perdre en rentabilité, développer une capacité à répondre immédiatement à toutes les micro-tendances du marché. « Ils vont faire à la mode ce qu’ils ont fait aux industries culturelles, s’inquiète Christopher Wylie. Dans une société de capitalisme de surveillance, où tous les objets sont connectés, un acteur présent massivement dans tous les champs culturels, avec une capacité d’influence énorme, devient logiquement hégémonique. Le risque majeur est qu’Amazon ne prédise pas, mais construise la tendance. »...

Amazon, ce « marketplace » impitoyable Le géant du numérique Amazon développe, en toute discrétion, un véritable empire du vêtement. Car, non contente de repérer les tendances et de cibler les consommateurs, l’entreprise a déjà commencé à produire ses propres lignes. Commencez par sortir votre smartphone. Pénétrez dans le magasin. Non, ne prenez pas les vêtements. Scannez le QR Code associé à votre choix. Les vendeurs s’occupent du reste. Vous avez terminé votre sélection ? Voici votre cabine. Vous pouvez la verrouiller avec votre téléphone. Surtout, n’hésitez pas à utiliser notre « magic closet ». C’est ce grand écran, là, juste devant vous. Il analyse en temps réel les vêtements que vous portez. Il pourra vous conseiller la taille qui vous va le mieux, la couleur qui vous ravive le teint. Si besoin, contentez-vous de cliquer sur l’écran. Les équipes d’Amazon vous feront parvenir directement en cabine le modèle qui vous plaît. De longs rayonnages, des vêtements en pagaille… et un algorithme comme styliste. Voilà à quoi ressemblera l’expérience des futurs clients d’Amazon Style. Déclinaison physique des services offerts par la plateforme de vente en ligne, la première enseigne du genre, 2 800 mètres carrés et trois fois plus de références que dans un magasin de vêtements traditionnels, devrait voir le jour à Los Angeles dans les prochains mois. L’objectif ? Transformer fondamentalement l’expérience d’achat grâce au fameux « magic closet » et sa puissance technologique de recommandation algorithmique. Un espace pensé, dixit une cadre d’Amazon interrogée à l’époque par l’agence de presse américaine Reuters, « pour que le shopping puisse…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews