une philosophie de la délibération démocratique
Pour dynamiser et renforcer la démocratie représentative, il faut relire le philosophe Paul Ricœur, spécialiste de la phénoménologie et de l’herméneutique mort en 2005, qui jugeait indispensable de concilier la verticalité du pouvoir et l’horizontalité du vivre-ensemble.
En cette année 2022, l’élection présidentielle a confirmé le lent et inexorable processus de déréliction du politique. La désaffection croissante de la participation citoyenne et la montée de l’extrême-droite révèlent le mauvais état de notre démocratie. Revisiter ce que disait le philosophe Paul Ricœur de cette crise permet de mieux comprendre ses ressorts et les moyens de la juguler. L’inquiétude de Ricœur s’est très tôt portée sur le marasme que traverse aujourd’hui la démocratie représentative. En 1957 déjà, un an après l’occupation de Budapest par les chars soviétiques, il avait mis en évidence la faillibilité du politique, sans cesse menacé de se déconnecter d’une société qu’il a pour mission de servir. Le philosophe se doit de rester vigilant et de promouvoir une réflexion spécifique sur le politique pour que les citoyens puissent garder la main sur leur destin : « La Cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous. » Un certain nombre de symptômes sont, dès cette époque, préoccupants et doivent susciter une prise de conscience pour redynamiser un vouloir vivre-ensemble qui remédie aux dysfonctionnements de la démocratie représentative. Les citoyens ressentent une trop grande distance avec leurs représentants car ces derniers ont tendance à s’autonomiser comme corps constitué, n’obéissant qu’à sa logique intrinsèque. De leur côté, les médias privilégient l’immédiateté, il en résulte un court-circuit de toutes les médiations nécessaires à la structuration d’un débat public, à l’information et la formation d’une opinion éclairée et responsable de ses choix. Dans cet abîme qui sépare les simples citoyens de la classe politique se sont engouffrés de nombreux experts qui finissent par détenir l’essentiel du pouvoir de décision quant aux choix stratégiques concernant le devenir de la société : « On se dessaisit, aujourd’hui, au profit des experts, de décisions concernant les problèmes économiques, financiers, fiscaux, etc. Ces domaines sont devenus si compliqués, nous dit-on, qu’il faut nous en remettre au jugement de ceux qui savent. Il y a là, en réalité, une sorte d’expropriation du citoyen. La discussion publique se trouve ainsi captée et monopolisée par les experts », expliquait Ricœur dans Le Monde en 1991. Sans nier l’utilité de la compétence acquise par ces derniers, il rappelle que, pour définir les enjeux majeurs et tracer l’orientation globale de notre civilisation, les experts « ne sont pas plus qualifiés que nous et ce n’est pas à eux que peuvent appartenir les décisions de fond ». Ce transfert de souveraineté dont bénéficient les experts, lié à la distance croissante entre le corps électoral et ses représentants, constitue un réel danger pour une démocratie représentative, car il est à la base de multiples déceptions et rancœurs. À cet égard, Ricœur se demande s’il ne faut pas réfléchir à d’autres modes de représentation, plus collectifs, plus associatifs, qui viendraient enrichir le jeu électoral classique, recréant de nouvelles formes de solidarité. Par ailleurs, notre société, souffrant d’un déficit de projet, d’un manque d’imaginaire social, semble se replier sur un présent coupé de tout horizon. La conjugaison de tous ces facteurs nous renvoie à la fragilité du politique et à la crise de légitimité dont il est l’objet.
©Laura Liedo
Pour tenter d’y remédier, Ricœur s’inspire des travaux d’Hannah Arendt, qu’il a connue aux États-Unis, et avec laquelle il entretenait d’excellentes relations. Pour lui, Arendt a eu le mérite de bien délimiter une pensée du politique non réductible aux phénomènes économiques et sociaux. La Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt se présente comme une riposte au totalitarisme et une tentative de reconstruction à partir d’une « anthropologie philosophique ». La question est de savoir à quelle condition un univers non totalitaire est possible. La crise est inhérente au politique dans la mesure où celui-ci se situe dans une tension entre la volonté d’inscrire ses réalisations dans la durée et la finitude qui caractérise la condition humaine. Il en résulte une fragilité propre aux affaires humaines, écartelées entre futilité et durabilité. L’hubris du politique dans son défi au temps est sa caractéristique première : « La politique marque l’effort suprême de l’homme pour s’immortaliser lui-même. » Face à ces faiblesses de l’action humaine, les remèdes ne sont pas non plus satisfaisants car ils renvoient à l’irréversibilité et à l’imprévisibilité vis-à-vis desquelles une double réponse peut être apportée : « À l’irréversibilité, la seule réponse est le pouvoir de pardonner ; à l’imprévisibilité, le pouvoir de promettre. Le pardon délie ce qui est lié ; la promesse enchaîne ce qui est incertain. » C’est une réponse par la médiation temporelle d’un travail de défatalisation du passé, de revitalisation de ses possibles non avérés, et la proposition d’un avenir désirable, source d’espérance recréée, après la traversée du tragique.
Ricœur oriente la réflexion sur ce qu’il qualifie de « paradoxe de l’autorité », point aveugle de l’exercice du pouvoir politique. L’autorité est, selon la définition en usage, le droit reconnu de commander, qui implique donc une double légitimité du côté du pouvoir qui l’exerce et de ceux qui l’acceptent. Là encore, la réflexion d’Hannah Arendt est utile dans cette dissociation qu’elle effectue entre la force, le pouvoir s’appuyant sur la violence, la contrainte, et l’autorité, oubliée par le monde moderne, nécessairement fondée sur la confiance qui la légitime. C’est dans la Rome antique qu’Arendt situe le lieu historique de naissance de la véritable autorité mise au service du politique, autour de l’idée de fondation. La création de Rome comme entité unique oblige les générations futures au vivre-ensemble autour d’une communauté de valeurs : « Au cœur de la politique romaine, depuis le début de la république jusqu’à la fin de l’ère impériale, se tient la conviction du caractère sacré de la fondation. » C’est cette « auctoritas » qui a constitué le modèle repris par l’idéal-type de la chrétienté médiévale : « L’ecclésiastique en offrant au politique l’onction et le politique en retour la sanction du bras séculier. Onction et sanction : c’est ce doublet qui assure au mieux le fonctionnement pratique d’un théologico-politique déchiré. » C’est ce modèle que la modernité des Lumières conteste et renverse. Ce qui disparaît avec la modernité est une conception du pouvoir exclusivement axée sur une relation de domination. Or les Lumières ont combattu cet idéal-type au nom d’une autre forme d’autorité, mais qui a partagé les mêmes illusions que celles des défenseurs du théologico-politique autour de l’idée de fondation et d’une quête d’augmentation de l’auctoritas. Elle trouve sa réalisation dans le seul rapport de verticalité de la domination. En ce sens : « Le renversement du théologico-politique est resté pour l’essentiel une révolution à l’intérieur du rapport de domination. C’est le rapport de domination qui a été révolutionné, mais pas nécessairement son rapport avec l’axe horizontal de coopération. Le peuple est certes mis à la place de Dieu, mais comme source de souveraineté sans que soit remis en question le rapport entre le lien vertical de domination et le lien horizontal de coopération. »
Chacun des débats, chacune des controverses à l’intérieur de la Cité sont alors conçus comme autant d’occasions de revitaliser le vivre ensemble.
Avec l’effondrement du théologico-politique, les modernes sont confrontés à une démocratie dont le lieu d’autorité est, comme l’analyse Claude Lefort, un lieu symbolique cristallisé dans un pouvoir politique devenu « dimension symbolique du social ». Le pouvoir politique serait alors ce lieu vide qui aurait pour fonction de maintenir l’écart entre le symbolique et le réel. La perspective qu’ouvre Ricœur redéploie le champ du pouvoir en privilégiant une dimension jusque-là délaissée, l’horizontalité, siège de la nécessaire coopération. Le politique doit renoncer à la toute-puissance, comme nous l’enseigne l’expérience du totalitarisme, qui a substitué à la légitimation sacrée fondée sur les Écritures celle d’une religion séculière ayant une prétention similaire à tout englober et encadrer. Chacun des débats, chacune des controverses à l’intérieur de la Cité sont alors conçus comme autant d’occasions de revitaliser le vivre ensemble, fragilisé par l’usure du temps « en un acte volontaire, comme si on refaisait tous les jours le contrat social ».
François Dosse,
historien, spécialiste du structuralisme, est l’auteur de Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricœur (Le Passeur) 2022.
De la fin des années 1980 au début des années 1990, Ricœur a été souvent mis à contribution pour éclairer les choix des responsables politiques. Loin de se réfugier dans une élaboration purement spéculative, il a répondu positivement aux nombreuses sollicitations dont il a été l’objet. Il a été auditionné le 3 décembre 1993 dans le cadre de la mission présidée par Jean Picq à propos des responsabilités et de l’organisation de l’État. Il avait fait ce constat : « Le site de l’État n’est plus clair dans la conscience des citoyens. » Sa réflexion s’est concentrée sur le double paradoxe de l’État, partie du tout et pourtant incarnation globale du bien commun, et détenteur du droit et de la violence légitime, contraint de concilier la logique verticale de l’autorité et celle, horizontale, du vivre-ensemble. Ricœur a terminé son audition en évoquant la nécessité impérieuse de fixer des règles communes car le caractère fragmenté des sphères de consentement, la difficulté de trouver des règles entre elles, impose que l’on reconnaisse les conflits et qu’on dégage des règles pour les trancher. Ricœur reprend à son compte le concept de John Rawls de « consensus par recoupement », ajoutant qu’il s’effectue à partir d’une autre idée directrice récente de Rawls, celle d’un désaccord raisonnable : « Nous pouvons dire qu’un désaccord raisonnable est un désaccord entre personnes raisonnables, c’est-à-dire des personnes qui ont développé leurs deux facultés morales (la capacité à avoir un sens de la justice et une conception du bien) à un degré suffisant pour être des citoyens libres et égaux dans une démocratie, qui ont un désir durable d’être des membres pleinement actifs de la société pendant toute leur vie. »...
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