Justice pour tous ?

Victor Dumiot

littérature

Parmi les animaux qu’il est comme « naturel » de détester, les rats ont assurément une bonne position. Il leur suffit d’apparaître pour susciter la fureur des marcheurs, même s’ils ne font aucun bruit, et pour ainsi dire aucun mal, se nourrissant simplement de nos restes avant de retourner à leur vie de vermine.

Dans son roman, Le Procès des rats (Gallimard, 2022), Charles Daubas s’est affranchi des préjugés à l’encontre de ces rongeurs mal aimés. L’action prend place à Autun, petite ville de Saône-et-Loire, au début du XVIe siècle, dans un royaume de France que les pestes ont laissé exsangue, où les populations survivantes brûlent encore du souvenir de ces peaux malades et nécrosées qui ont vidé les villages et rempli les cimetières. Daubas retranscrit parfaitement cette atmosphère lugubre : à l’image du reste de la France (rappelons que 40 % de la population française meurt de la peste au XIVe siècle), Autun est une ville décimée, toujours plongée dans la mort et dans les souvenirs de ses morts. Une ville qui baigne dans la peur, une ville qui se noie dans les ravages passés et qui ne compte plus « que des ombres, trop occupées à survivre pour trouver la force de se quereller ». La peur, voilà l’enjeu du roman : questionner les usages et les fins de la justice, en tant qu’institution, ses procédures et son discours, face à une population en proie à une crise existentielle durable, à un choc mental et traumatique : l’injuste peste. Or, à Autun, toutes les petites gens craignent le retour de la peste. Accusés de dévastation, les rats doivent être jugés par la justice ecclésiastique, à qui revient d’étudier au sein de tribunaux d’exception la cause de nos pauvres rongeurs. La justice peut-elle soigner une telle peur ?

Si la justice sert les intérêts de Dieu, elle risque d’oublier les hommes. Et si elle sert les hommes, elle risque d’oublier les principes qui la transcendent.

S’il peut sembler absurde de juger des bêtes, il paraît encore plus étrange de chercher à les défendre. C’est ici qu’intervient le personnage de Barthélémy de Chasseneuz, jurisconsulte, auto-chargé de défendre la cause des rongeurs. Chasseneuz, gardien obsessionnel du droit canonique, malgré les vives incitations du pouvoir ecclésiastique à rendre justice, i.e. à excommunier les bêtes pour les envoyer ramper jusqu’à la fin de leurs jours dans les terres maudites de l’enfer, résiste et sans cesse diffère la tenue du procès pour des motifs juridico-canoniques. Si la description des campagnes, trempée dans un lyrisme assuré qui n’est pas sans rappeler Bernanos, est plaisante, là où le roman de Daumas excelle, c’est dans les scènes de dialogue tenues au sein de l’officialité. De quoi y discute-t-on ? De justice, évidemment. Le livre devient très actuel en posant cette question simple : la justice, rendue au nom de Dieu, ou au nom du peuple depuis deux siècles (ce qui revient au même), doit-elle servir leurs intérêts ? Si elle sert les intérêts de Dieu, elle risque d’oublier les hommes. Et si elle sert les hommes, elle risque d’oublier les principes qui la transcendent. Car, notre époque aussi se complaît dans une fureur juridico-médiatique qui semble avoir pour vertu d’apaiser quelque colère. Aussi, loin de se perdre dans une analyse critico-drôlatique qui aurait pour fonction de souligner combien nos aïeux du Moyen Âge ont souffert d’un obscurantisme gras, Daubas s’intéresse davantage aux relations de pouvoir sous-jacentes. Car c’est bien pour calmer le petit peuple inquiet, qui a souffert de tous les maux et qui ne réclame qu’une paix, que le rituel judiciaire est mis en œuvre à Autun. On retrouve dans Le Procès des rats cette idée, détaillée par Michel Foucault, d’un pouvoir pastoral.

Le Procès des rats, de Charles DaubasLe Procès des rats, de Charles Daubas (Gallimard), 160 pages, 16 €.

Certes, la justice doit être juste, mais en tant qu’instrument social, elle doit être se faire « thérapeutique ». Elle doit permettre d’apaiser les crises et la colère quasi-démente des hommes, colère « qui brûle au fond d’eux », colère cosmique, cosmologique, colère éternelle. C’est bien toute la fonction des procès d’animaux : rétablir un semblant d’ordre, lutter contre le chaos. Ainsi se comprend la fin du roman, le procès s’achevant sur un petit arrangement entre hommes, loin du regard de Dieu ; un compromis qui souligne encore davantage la nature transactionnelle – et pour ainsi dire palliative – de la justice des Hommes. Une justice contre la peur.



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