L’affaire des toiles coupées

Thomas Louis

expo

D’abord, il y a le lieu. Le Musée de Montmartre, l’âme des ateliers de Maurice Utrillo, de Suzanne Valadon, de Raoul Dufy, de Pierre-Auguste Renoir. Ou encore de Charles Camoin, mis à l’honneur à l’étage jusqu’au mois de septembre. On monte comme on file chez un vieil ami, quarante ans après. Car c’est bien quarante années qu’il aura fallu attendre pour retrouver une exposition autour de celui qu’on aimait à appeler le « fauve méditerranéen ». Charles Camoin a pour lui cette histoire assez banale d’être l’un des ambassadeurs oubliés du mouvement fauve. Aux côtés de Matisse ou de Marquet, il aura contribué à la simplification des formes, à la mise en liberté des couleurs, à la mise à mal de la tradition paysagère. Du sud à la butte Montmartre, Camoin voguera toute sa vie, à l’image de sa peinture dont le tour d’horizon est ici parfaitement sous-titré « Un fauve en liberté ». À la fois sûr de lui et en perpétuelle recherche de ce qu’il propose, on sent Camoin comme un enfant qui aurait perdu sa tototte. La centaine d’œuvres présentées au musée l’affirme comme d’une seule voix. Tout y est réuni : les sensations méridionales, le bon Paris qu’on aime, et le mal-être, bien sûr, le mal-être de Charles Camoin. Ça non, le peintre n’y échappe pas. On le comprend vite : faire de l’art c’est douter, c’est envelopper sa face sombre dans un papier calque, pour mieux le présenter au monde. 

Charles Camoin « Deux Pins dans les calanques de Piana, Corse - 1910. Collection particulière
Charles Camoin « Deux Pins dans les calanques de Piana, Corse – 1910. Collection particulière

Devant son autoportrait, on se dresse face à un homme simple, vaguement encombré par l’existence. Pourtant, ce qui frappe dans cette exposition, c’est moins l’art que la manière qu’à Camoin de le traiter. Retenons l’affaire des toiles coupées, que trois œuvres incarnent au sein de l’exposition. Arrêtons-nous même sur l’autoportrait de 1910, dont les délicates cicatrices en long et en large laissent un petit goût de reviens-y dans l’histoire des émotions. Alors, cette affaire, de quoi en retourne-t-il ? Imaginons une belle journée de 1914, rue Lepic, Montmartre. Comment – ou peut-être, en quoi – ce peintre simple, honnête, décide-t-il de lacérer 80 de ses toiles, avant de les jeter dans la poubelle de son immeuble ? Ce geste iconoclaste aurait pu être sans conséquences. Pourtant, Camoin bouleverse le monde du droit tel qu’on le connaît aujourd’hui. Voilà la suite de l’histoire : Camoin jette ses toiles, ces dernières sont récupérées par des chiffonniers qui décident de les vendre aux puces de Saint-Ouen. Les tableaux passent de marchand d’art en marchand d’art, jusqu’à tomber entre les mains du poète Francis Carco. Pas plus bête qu’un autre, Carco entreprend de les vendre à Drouot, puisque désormais, les toiles sont pleinement identifiées comme appartenant à l’âme forte de Charles Camoin. Ce dernier, dont on parle comme s’il n’existait plus, n’est, en réalité, pas très loin de cette affaire. Cahin-caha, il poursuit Francis Carco en justice. Et gagne. Suite à cette longuette histoire, Camoin récupère – et signe même – certaines de ces œuvres.

Charles Camoin - Port de Cassis - 1904
Charles Camoin – Port de Cassis – 1904

Une remise en question artistique et un coup au moral plus tard, le peintre bouleverse le cadre législatif de la propriété intellectuelle, et instaure le droit moral de l’artiste. Et si, à l’époque, brûler, détruire, évider des toiles n’est pas si rare, le geste a le mérite de nous faire comprendre que l’exposition a subi la sélection que son artiste a bien voulu nous donner. Déchirer, jeter, reprendre. Les raisons sont floues, les raisons sont belles. Les déchirures, bien que masquées, reconstituées, revisitées au mieux, sont présentes pour l’œil soucieux du détail, et l’on sent dans ce travail postérieur toute la peine passée d’un artiste en quête d’invisibilité. Au-delà de leur impact, ces déchirures nous montrent un certain rapport de l’artiste face à son travail : l’art est-il jetable ? Pourquoi la fébrilité n’est-elle pas plus discutée ? Être entré dans la postérité, est-ce avoir été toujours bon ? Respecté ? Pour Camoin, l’essentiel résidait probablement dans le charme du doute permanent. Frais. Juvénile. On continue, les mains derrière le dos, l’exposition se termine, et au dernier coup d’œil, Charles Camoin nous remercie d’être venu avec un autoportrait, un deuxième. Il a 77 ans, il est debout, le regard fixé en nous, lové dans un nuage de couleurs, les pieds posés bien à plat sur le sol, en fauve déployé à travers le quartier, la France, l’Histoire de l’art et des intimités. On sort comme si quelque chose qui ressemble à la vie nous avait posé une main veloutée sur l’épaule. C’est doux, c’est bon, ça donne envie de sortir de soi. 

 

Charles Camoin, un fauve en liberté, au Musée Montmartre, Paris 18, jusqu’au 11/09.



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