ICONOTOPSIE
C’est peut-être un des clichés les plus connus de Man Ray : Adrienne Fidelin, modèle adulé par les surréalistes et le Tout-Paris de l’entre-deux-guerres, posant aux pieds d’une statuette africaine appartenant à la collectionneuse américaine Helena Rubinstein . Selon les versions, la mannequin regarde tantôt le photographe, tantôt la statuette, mais toujours avec langueur et sensualité. Étrangement, la peau d’Adrienne paraît bien claire par rapport à celle de la statue, encore couverte de matières sacrificielles et de sa patine d’ancienneté… mais leurs deux ombres noires se confondent au second plan.
Adrienne (« Ady ») Fidelin est entrée dans l’histoire en devenant la première mannequin à la peau noire admise en couverture d’un magazine américain. Idole du Bal Nègre, « Ady » la Guadeloupéenne fréquente Éluard, Ernst, Lee Miller, Leonora Carrington… et pose pour Pablo Picasso (il la peint à plusieurs reprises, notamment dans Femme assise sur fond jaune et rose II). Elle s’offre enfin sous l’objectif de Man Ray qui fut son compagnon pendant plus de cinq ans.
Man Ray aime confronter les mondes, les époques, les cultures. Il est peut-être celui qui a le plus photographié l’art africain pendant les années 1930, et ce cliché a rendu célèbre cette statuette de reine Bangwa (ou Bangoua), désormais entrée dans les collections du musée Dapper à Paris. Mais connaît-on pour autant sa véritable histoire ?
À l’occasion d’une récente mission archéo-anthropologique au Cameroun pour le musée du Quai Branly – Jacques Chirac, j’ai pu collecter l’histoire de celle qui prête ses traits à la statuette. Voici le véritable récit de « La Chose ». Depuis 1854, le roi Nono Tchoutouo règne sur le territoire de Bangwa, en pays Bamileke, dans la région des Grassfield. Au sein de la cour du roi vit une femme absolument indésirable, laide, repoussante dont on a fini par oublier le véritable nom, et qu’on appelle communément « La Chose ». On ne se souvient plus pour quelle raison elle a été enlevée et placée au palais royal, ni même si elle a un jour été belle et attirante. Jamais le roi n’a passé la moindre nuit avec elle. C’est un fantôme qui erre dans le labyrinthe de la chefferie, une ombre, une inconnue.
Un soir que le roi rentre tard au palais, il cherche une femme pour lui préparer à manger, mais personne ne répond à ses appels. Il envoie alors un notable quérir une des épouses royales dans les différentes maisons de leur quartier, et celui-ci ne trouve que « La Chose ». Elle se met en cuisine. En peu de temps, un repas est prêt. Et le plat qu’elle concocte pour le roi est si délicieux, si raffiné, si parfait que le souverain lui demande de cuisiner à nouveau pour lui le lendemain, puis le jour d’après et tous les jours qui suivent. Ils finissent par se rapprocher, tant et si bien que, conquis par sa bouche, il en oublie ce que voient ses yeux. Et c’est ainsi que « La Chose » passe sa première nuit dans le lit du roi.
« La Chose » se met en cuisine. Et le plat qu’elle concocte pour le roi est si délicieux, si raffiné, si parfait que le souverain lui demande de cuisiner à nouveau…
Même si les mauvaises langues disent que le miracle n’a eu lieu que parce qu’il faisait sombre et qu’aucune lumière ne venait éclairer le visage monstrueux de cette femme… il y a pourtant d’autres nuits ! Et c’est ainsi qu’en 1911, « La Chose » donne un fils au roi. Et ce fils devient roi lui-même sous le nom de Wantong Nono Zacharie… en 1957, à la mort de son père (après un règne dont la tradition rapporte qu’il dura plus d’un siècle).
En souvenir d’elle, épouse et mère de roi, on sculpte cette statuette commémorative : la posture un peu en arrière, pieds écartés, tête regardant le ciel, bouche entr’uverte, bras sur les cuisses, est caractéristique de l’art Bangwa. Son statut social est indiqué par les multiples bracelets au bras droit et aux chevilles (le bras gauche est manquant), les colliers volumineux, la coiffure élaborée, les lèvres encore peintes en rouge, la calebasse de danse dans la main droite, et les seins généreux (mais pendants d’avoir allaité « un lion » : le nouveau souverain). Collectée au Cameroun en 1897-1898 par Gustav Conrau, elle passe dans les mains d’Arthur Speyer, du marchand parisien Charles Ratton, de la collectionneuse Helena Rubinstein, d’Harry A. Franklin puis du musée Dapper… dont les portes sont closes depuis plusieurs années. Quand reverrons-nous enfin cette statue, maintenant qu’elle a retrouvé son identité (mais dont le nom est perdu à jamais) ?