Si vous aimez les romans de Mario Vargas Llosa, dépêchez-vous de lire Indépendance de l’Espagnol Javier Cercas. Et si vous n’aimez pas Vargas Llosa, lisez tout de même Cercas. Dans la Barcelone de 2025, Melchor Marín, mi-Don Quichotte, mi-Jean Valjean, mène une enquête âpre pour démêler le vrai du faux dans une affaire de chantage à la « sextape », une affaire de « sextorsion » qui vise la maire de la ville, Virginia Oliver, ex-gauchiste dont le discours a bien changé avec le temps. Un personnage de fiction, certes, mais dont les similitudes avec l’actuelle édile de la capitale catalane, Ada Colau, n’ont rien d’involontaire. À Vargas Llosa, Javier Cercas emprunte un art consommé de la construction romanesque. On le connaissait grand conteur, avec des livres comme Anatomie d’un instant (sur la tentative de putsch du colonel Terejo en février 1981) ; voilà qu’avec Indépendance il déploie des talents déroutants d’architecte bâtisseur : recomposant la chronologie, il nous plonge sans prévenir dans ce qui va être, pour nous ramener ensuite au présent de narration. Une structure audacieuse qui rappelle La Guerre de la fin du monde, de Vargas Llosa, un rythme et un décor qui évoquent d’autres œuvres du maître péruvien, comme Qui a tué Palomino Molero ? ou Le Héros discret. Indépendance se lit comme un polar, voire un roman noir, sur fond de classe politique corrompue, pour ne pas dire dépravée. S’y greffe une analyse en profondeur des maux de l’Espagne contemporaine, car Cercas, ici comme dans ses livres antérieurs, promène son stéthoscope sur le corps social de son pays, pour en recenser les symptômes.
Les familiers de Cercas retrouveront le petit monde qu’ils ont laissé dans Terra Alta, autour du policier Melchor Marín, le héros de Cambrils, où il réussit à abattre plusieurs terroristes lors de l’attentat islamiste du 18 août 2017. Indépendance est le deuxième volet d’une trilogie avec ce flic pour héros ; le troisième, El Castillo de Barbazul (Le Château de Barbe-bleue), est paru en mars en Espagne, où la presse l’a encensé. Mais que le lecteur soit rassuré : Indépendance se lit indépendamment de Terra Alta, chaque volume de la trilogie étant aussi « autonome » que la Catalogne.
Au fond, de sa capacité à construire des récits non linéaires, Javier Cercas avait déjà fourni la preuve éclatante dès son court roman Le Mobile, en 1987. Mais autant cette habileté tournait alors au jeu virtuose (un hommage à son maître Borges ?) autant, dans Indépendance, il sert une critique sociale et politique qui vire au carnage, mordant sur le champ philosophique en interrogeant la notion de liberté. Qui est encore libre dans un monde où règnent les réseaux sociaux et où l’image de tout un chacun peut être forgée en peu de temps, puis anéantie encore plus vite ? Qui, parmi les puissants, n’est pas esclave de son image ? C’est toute l’ambiguïté du titre, Indépendance. Le roman de Cercas a beau se passer en Catalogne, la question indépendantiste est reléguée à l’arrière-plan. L’indépendance au cœur du livre est celle de l’être humain au XXIe siècle. La maire de Barcelone, qui verse à ses maîtres chanteurs les rançons exigées et s’apprête à démissionner pour éviter qu’une vidéo compromettante ne soit diffusée, n’est-elle pas tyrannisée par sa propre image ? Ceux qui jouissent d’une véritable indépendance, dans ce livre, ne sont pas légion. En revanche, Melchor Marín, lui, est un des rares hommes libres, et il acquerra sa propre indépendance pour peu qu’il réussisse à se libérer de ses fantômes.
Qui est encore libre dans un monde où l’image de tout un chacun peut être forgée en peu de temps, puis anéantie encore plus vite ?
Drôle de flic, ce Melchor… Présentons-le brièvement : policier à Gandesa, dans la région de Terra Alta, il n’a pas embrassé la carrière par passion. C’est qu’il a fait de la prison pour avoir fricoté avec les narcotrafiquants colombiens ; sa mère, prostituée, a fini assassinée quand il était encore tout petit. S’il est devenu flic, c’est dans l’espoir de retrouver ceux qui l’ont privé d’elle. Son héros romanesque absolu est Jean Valjean – sa fille s’appelle Cosette, c’était inévitable. Ce littéraire s’apprête à quitter la police pour devenir bibliothécaire quand un ami, le sergent Blai, l’appelle à Barcelone pour l’aider à résoudre une sale affaire. Qui fait chanter la maire ? Son enquête a valeur de radiographie de la Catalogne, et plus largement de l’Espagne, un pays où, dit un personnage, « on n’échoue qu’une fois. Il n’y a pas de seconde chance pour les gens comme moi. Dans notre pays, à moins d’être blindé par l’argent immortel de sa famille, celui qui échoue pour de bon échoue pour toujours. L’échec espagnol est comme ça : un échec sérieux, sale et sans gloire, un échec sans rédemption ». C’est que la crise de 2008 a fait mal, en Espagne, plus qu’ailleurs sans doute. On verra ainsi, dans les pages du livre, un personnage tenter par tous les moyens de se hisser au niveau des clans qui dominent la Catalogne, en vain, naturellement, car ici, on est comme on naît, prisonnier de sa classe sociale jusqu’à la mort.
Cynisme, affairisme, corruption : voilà le tiercé gagnant du roman, ce que découvre vite le « pur » Melchor lorsqu’il entame ses investigations dans une Catalogne où, comme on le lui explique, tout est entre les mains de quelques grandes familles. Et c’est justement aux rejetons de ces dynasties, affairés à grenouiller à la mairie, que le policier va s’intéresser. Ils viennent de la gauche, mais désormais, « les politiciens ne sont ni de droite ni de gauche : ce sont des politiciens, point barre. Ils ne s’intéressent qu’au pouvoir. Le reste, ils n’en ont rien à cirer ». Bien mal avisé qui verrait des similitudes avec la France ! Et l’indépendance ? Pour certains protagonistes, les Catalans ne la veulent pas véritablement. Ils en ont fait un levier de négociation avec le pouvoir central, afin que Madrid sorte de sa torpeur et règle les problèmes de Barcelone. Seule une minorité, en Catalogne, a intrigué pour que les masses y croient, et seule une poignée de politiciens, dont Carles Puigdemont, que Cercas étrille au passage, ont véritablement voulu l’indépendance. Car, de l’indépendance, que faire ? Les Catalans, selon un personnage de Cercas, seraient peu doués pour la politique. Ne dit-on pas que « le Catalan qui ne veut pas l’indépendance n’a pas de cœur ; celui qui la veut n’a pas de tête » ?
Laissez-vous porter par l’enquête et ses rebondissements, et, comme Melchor, vous irez de surprise en surprise… Melchor sera pareil à Colomb, qui chercha les Indes et découvrit l’Amérique : voulant résoudre l’affaire de la maire, il en élucidera une autre. Cela s’appelle la « sérendipité ». Dès lors, il sera sans pitié. Au passage, Cercas joue à mettre en scène dans Indépendance son roman précédent, Terra Alta, dont Melchor est aussi le héros. Melchor n’a pas lu le roman dont il est le héros, manière de dire qu’il est « indépendant », qu’il ne se soucie pas de son image, contrairement à la maire de Barcelone… Par cette mise en abyme, l’écrivain brouille les contours du réel et de la fiction ; les personnages parlent de leur auteur et ce n’est pas la moindre des jubilations que l’on éprouve à la lecture de cet opus. On sourit d’autant plus que tout n’est pas noir dans la Catalogne de Cercas : le chapitre du dîner entre amis est un des moments les plus enlevés du roman ; l’amitié est ce qui reste à ceux qui demeurent sourds aux sirènes du pouvoir et ne cèdent pas au vertige de la gloire. Ils méprisent leur image et pourraient chanter, entre deux verres, au bout de la nuit, « Les Copains d’abord » de Brassens.