HORS-CHAMP
Au cinéma, Forest Whitaker s’est fait une spécialité de montrer que les gros chats faussement débonnaires peuvent être entraînés par leur instinct tantôt du côté du bien (Unforgiven), tantôt du côté le plus obscur de la force (Le dernier Roi d’Écosse). En près de quarante ans de carrière, son extraordinaire collection de géants à la voix monocorde et aux intentions indéchiffrables lui a valu nombre d’invitations sur la Croisette : en 1988, le Festival de Cannes lui remet le prix du meilleur acteur pour son interprétation de Charlie Parker dans Bird, de Clint Eastwood. Il est apparu dans trois autres films sélectionnés à Cannes dans les années 1990 : A Rage in Harlem de Bill Duke d’après Chester Himes, Body Snatchers d’Abel Ferrara et Ghost Dog, de Jim Jarmusch. En outre, en 2006, une copie restaurée de Platoon, le chef-d’œuvre d’Oliver Stone (1986) a été projetée au Festival hors compétition, de même que, en 2013, Zulu, de Jérôme Salle. Pour tout cela, et pour sa filmographie allant du beau mais consensuel Good Morning Vietnam au très ambigu The Crying Game, Forest Whitaker méritait largement la Palme d’or d’honneur attribuée lors de l’édition 2022.
Dans la vraie vie aussi, mon ami Forest est un géant au verbe rare et à la démarche lourde. Mais en lumière naturelle, la bonté et la douceur que trahissent ses traits comme les expressions de son visage ôtent le moindre doute sur ses intentions. Confirmées par la création, en 2012, d’une ONG, la Whitaker Peace and Development Initiative (WPDI). L’idée directrice est l’éducation de jeunes gens, à qui l’on enseigne les moyens d’accéder à l’autonomie financière par des voies légales et la possibilité de résoudre les conflits sans utiliser un fusil d’assaut. Ainsi formés, ces « faiseurs de paix » diffuseront leurs connaissances et leurs convictions dans l’ensemble de la société, incitant les habitants de leurs quartiers à préférer la paix à la discorde et les commerces licites au crime organisé. Engagée d’abord localement, à Los Angeles, l’action de WPDI s’étend rapidement en Afrique (Ouganda et Sud Soudan).
Le Sud Soudan, créé en 2011 sur les décombres d’une guerre sanglante, est le plus jeune État du monde. Au nom de la Paix, documentaire présenté à Cannes et produit par Forest Whitaker, y suit sur six années l’action de Nandege, une jeune femme engagée pour la WPDI, et Gatjang, un jeune arbitre de football dans un camp de réfugiés, qui travaillent à restaurer le dialogue entre deux peuples déchirés par la guerre et la misère grandissante, les Logir et les Didinga. Le film montre que l’espoir peut renaître même dans les lieux les plus abîmés, grâce aux efforts patients de gens ordinaires à la détermination extraordinaire.
C’est sans doute en Afrique du Sud que les résultats de l’action de la WPDI sont les plus spectaculaires. Le succès de l’école de « faiseurs de paix » de Cape Flats, l’un des townships du Cap les plus infestés par la criminalité, a accru l’extraordinaire popularité de l’acteur dans ce pays dont il a particulièrement bien compris l’identité complexe et où il a tourné Zulu et Unforgiven, deux de ses films préférés. Peu d’acteurs afro-américains entretiennent un lien aussi étroit que lui avec l’Afrique : il a étudié des langues locales et cherché à remonter jusqu’à ses ancêtres, avant d’y tenir, finalement, un rôle social majeur avec la WPDI.
Prochainement, c’est en Seine-Saint-Denis, que WPDI s’engagera. Amoureux de la France, Forest Whitaker s’y rend souvent et pas seulement pour le Festival de Cannes. La très professionnelle directrice générale de la WPDI, Caroline Descombris, est d’ailleurs française, comme plusieurs autres cadres de l’organisation. Whitaker a commencé à rencontrer discrètement des acteurs de la vie locale, pour adapter son savoir-faire aux caractéristiques particulières du 93. Un effort qu’il conduira avec le calme et la méthode d’un acteur qui a compris que l’engagement humanitaire, ce n’est pas du cinéma.