Barbès : Résurrection ©GILLES WARMOES
Barbès : Résurrection ©GILLES WARMOES

Barbès : résurrection

Lolita Pille

À Nelly Arcan
I. La devineresse
L’année de mes 23 ans, j’ai recommencé à deviner des choses. Je me souvenais avoir eu ce pouvoir, petite. Il a disparu à la puberté et m’est revenu depuis que je travaille au salon de coiffure, rue Championnet.
Un nouveau client est entré, pommettes saillantes, pupilles fines, et j’ai deviné en lui un assassin. Devenu un habitué, Jérôme X a avoué à tout le salon qu’il avait tué son père. Il avait bénéficié de circonstances atténuantes et purgé cinq ans. Un malade mental. Intelligent, affublé d’un physique de croisé du Moyen Âge, il combinait des convictions politiques argumentées à une croyance aux extraterrestres : le politicien de gauche pour lequel il avait milité avait été enlevé par des Martiens et remplacé par un sosie. Il nous déconseilla de voter pour lui. En tout cas, je l’avais « deviné ». Je devinais de plus en plus de choses. Un nombre grandissant de gens du quartier venaient m’offrir toute leur fortune pour que je leur « devine »,  le plus souvent, l’emplacement d’objets ou de personnes disparus. Je ne disais pas toujours oui. J’avais un casier et du sursis. Vente de cocaïne. Les stups m’avaient arrêtée le soir de mes vingt ans. L’un d’eux, Laurent, était devenu un ami. Un soir, il m’a invitée à manger dans une brasserie de la rue Montmartre. Il était embarrassé, j’ai eu peur qu’il s’agisse de cul, mais non. Il voulait que je « devine » quelque chose. J’ai refusé. La moindre des choses quand on accepte l’amitié d’un flic, c’est : pas d’échange de bons procédés. Mais Laurent croyait à mes pouvoirs. Il les pensait même plus étendus que je ne l’admettais. « Tu te sous-estimes. » Il y avait du vrai. L’arrestation m’avait refroidie. Je pensais à mes clientes. Ce n’étaient pas des copines, avec leurs appels intéressés, leurs peaux blanches et leur liberté, mais on parlait. Je m’endormais chez elles, elles me prêtaient une culotte que je promettais de rendre. Je les avais encore dans mon placard. Comment Laurent et mes sœurs voulaient-ils que je récupère mon estime de moi ? J’avais passé six ans à vendre du poison.
Le deuxième assassin que j’ai « deviné » est entré un matin de septembre 2019, dans ce café près de la halle Pajol où je m’arrête avant le boulot.
Je me désennuyais en « devinant » les deux autres clients. Plusieurs personnes avaient frôlé la mort par la négligence de Marianne au temps où elle travaillait au standard du SAMU. Forte de la conviction que la population d’Île-de-France était hypocondriaque, elle renâclait à envoyer les ambulances. Elle ne croyait pas à la souffrance d’autrui. Au téléphone, elle levait les yeux au ciel, sarcastique : « Mais bien sûr, votre femme a beaucoup d’imagination. » Elle avait été jugée et condamnée. Maintenant elle gérait un bar de nuit. Après la fermeture, elle échouait ici avec Le Parisien et se régalait de croissants et de chiens écrasés. Emil, lui, était peintre, épileptique... Mais je ne vais pas me lancer dans toutes les histoires des gens du 18 que j’ai « devinés »…
L’intrus a demandé un café au comptoir. Blanc, petit, brun et sec, environ 55 ans, le visage brûlé à l’acide, il portait un survêtement et un sac de voyage. Son nom s’enveloppait d’ombre, mais j’ai deviné des cambriolages et les yeux étonnés de la femme qu’il avait tuée avant que je naisse, deux bleuets. Christine.
— Pas de lait, pas de sucre.
Ahmed se retourna vers la machine, l’air de se passer aisément d’hommes à tête de tueur dans son bar.

L’intrus a demandé un café au comptoir. Blanc, petit, brun et sec, environ 55 ans, le visage brûlé à l’acide, il portait un survêtement et un sac de voyage.

Avec impatience, l’homme tapota le comptoir de ses doigts tatoués. Malgré ma crainte qu’il me surprenne à l’épier en bête curieuse, je déchiffrai les hiéroglyphes bleu noir sur sa main velue : sa biographie débutait à la racine des ongles, à coups d’aiguille dans la peau fine. Alphabet inconnu. Des phrases entières remontaient sous les manches un peu courtes du survêt où elles enfouissaient leurs secrets de colère et de patience, de solitude et de vengeance inassouvie, comme un lierre invasif.
Brisé. Passé par la discipline. Il courbait l’échine. Ne regardait pas dans les yeux. Un bébé ébloui. J’ai pensé qu’il avait dû être libéré de prison il y a peu. Peut-être ce matin, dans l’aube blanche.
Il but son café. Il reposa la tasse. Il paya. Il partit.
Alors Marianne dit à Ahmed d’appeler la police. L’homme s’était évadé de Fresnes la semaine dernière. Un assassin. Il fallait l’arrêter avant qu’il recommence.
— Il a tué, il tuera encore.
Elle retrouva une photo d’identité du fugitif. Sébastien Lhomme. Né à Thionville en 1967, il avait étranglé une étudiante dans une résidence universitaire.
Emil vida son petit calva.
— Ce n’est pas lui.
Je rends imparfaitement le français d’Emil, celui d’un intellectuel roumain destitué par la pauvreté et l’inattention – il peignait super bien, c’était Van Gogh ce mec : « Il a une gueule de tueur, alors vous dites c’est lui, le tueur. Vous raisonnez comme les savants imbéciles de temps obscurs. Les médecins des hôpitaux de la Salpêtrière ou Bicêtre qui déduisaient de la forme d’un crâne ou d’une mâchoire, le caractère, les qualités, les pathologies et même les actions passées ou futures d’hommes et de pauvres femmes. De cela, une idéologie demandait à naître et les nazis… »
La noblesse des sentiments d’Emil après quatre cafés-calvas l’égarait : « Vous croyez que c’est un tueur, alors je dis c’est un jardinier. Demandez à celle-là, elle devine. »
Embarrassée, je sortis fumer face aux vapeurs de la rosée au-dessus des voies ferrées de la gare du Nord, derrière leurs grillages bleu vif – le décor de notre vie. Le fugitif tuerait-il une seconde fois ?
Je « devinai » alors sa présence dans la chambre d’une femme, ce soir. Au-dessus de lui tournoyaient ces oiseaux qui, dans les croyances du pays de mes parents, signifient tantôt la mort, tantôt la vie. Je fis promettre à Emil, Ahmed et Marianne de ne pas prévenir la police, pas interférer avec le destin… jusqu’à ce soir, minuit.
— Personne ne peut dire ce qu’il fera. Ce n’est pas écrit.
II. L’assassin
Il obéissait à la voix. Marche. Rentre dans la boulangerie. Rabats ta capuche sur ton visage. Achète un sandwich. Mange. Fais une boule avec le plastique. Jette-la sur ces moineaux, ils ne t’aiment pas. Dépasse cette femme, tombe à genoux, montre-lui la pancarte :  « Besoin d’une douche et d’un toit cette nuit. Une petite pièce pour l’hôtel. Pitié. »
— Je ne peux pas vous aider.
Elle le dévisagea et son regard de Parisienne lavée de frais démangea ses joues et bourdonna à ses oreilles. Son regard de femme belle réveilla la puanteur sous ses vêtements et la brûlure qui le marquait ; pourtant un regard sans dégoût ni peur et surtout sans surprise. Mais il fit renaître autour de la peau de Sébastien le souvenir des mouches. Il la coinça contre une porte et insista, car elle avait menti. L’aider, elle pouvait. Suffisait de vouloir, et si elle n’avait pas de monnaie, « que sa carte », il y avait un distributeur en bas, près du manège.
Il l’eut comme ça. L’approchant assez pour l’engluer dans le rayon de sa misère. La charité était de leur monde à eux. Un marchandage avec Dieu. Un chantage au karma. Pendant qu’elle réfléchissait, il passa son bras sous le sien et l’entraîna. Il jouit de la sentir lutter contre la nausée ; la tentation d’arracher son poignet de femme belle à ses doigts damnés, ses doigts squelettes. Mais elle ne retira pas son bras. Il se demanda si elle avait vu luire son couteau. Non. Elle n’osa simplement pas lui refuser son bras.
Ils descendirent la rue Ronsard vers le distributeur au pied du Sacré-Cœur ; accrochés, comme voués l’un à l’autre, le regard droit et haut. Quand il se tordit la jambe, elle le remit d’aplomb d’un coup d’épaule sans compassion. Un dealer de rue leur emboîta le pas : « Crack, shit, héro » ; Sébastien le chassa, tournant vers lui sa face de maudit. Ils marchèrent ensemble et il sentit qu’elle y épuisait pour ainsi dire ses dernières forces et illusions. Au tournant avant le distributeur, elle gigota : « Lâchez-moi ! » Elle le frappa, il l’agrippa, ils tombèrent, elle se sauva, levant haut ses genoux écorchés à travers son jean troué.
Il la retrouva vers midi, assise dans le square et se cacha derrière des anges en pierre pour l’épier. Il perdit sa mémoire, doucement, délicieusement, comme une dent douloureuse qui tombe. Comme s’il venait de naître, là dans le grand jardin. Et pendant environ une heure, elle resta assise, la tête dans ses mains, ses coudes plantés sur ses genoux, à fixer la lumière dépeuplée au-dessus du banc d’en face, sous un mimosa mort. Il crut qu’elle attendait quelqu’un, un jeune homme. Elle était si maigre, seule et prête à mordre, à tuer. Elle fuma tout le temps des cigarettes. Pas de crack. Pas une droguée. Un jeune homme.
Mais elle n’attendait personne. Elle n’attendait plus. Ça datait peut-être de ce matin. Il entendit la voix lui dire : « À présent, elle est à toi, Sébastien. L’entends-tu ? Elle t’appelle. » Mais il n’accourait pas au sifflet des femmes. Ni un chien ni un fou. Il la ferait attendre.
Elle était folle de s’être faite aussi belle, faussement. Avec ses racines noires, les pointes de ses cheveux brûlées de blondeur. Ses seins comme des grenades qui explosaient son T-shirt Metallica, détrempé par la sueur. Et ce front sans une ride, ces pommettes extraterrestres, tout ce plastique pour effacer ses trente-cinq ans et le tromper, lui Sébastien Lhomme, lui faire croire qu’elle était une jeune étudiante naïve. Il se souvenait maintenant d’elle. Aurora quelque chose. Il l’avait vue à la télé, en prison. Elle avait écrit un livre sur sa prostitution. Alors elle était bien étudiante, à Lyon. Elle s’était prostituée pendant cinq ans, avec des hommes d’affaires, dans des Novotel. Rien qu’une pute, c’était le titre du livre. « La pute, c’est vous ? » avait demandé le présentateur.
Qui d’autre ? avait répondu Aurora. Il n’y avait qu’elle, de femme, sur ce plateau. C’était pour elle qu’ils n’avaient pas changé de chaîne à la prison. Les autres : des comédiens. Chanteurs, philosophes, politiciens : tous comédiens. « Et ça, c’est de la littérature ? » L’un montra la photo du bouquin. Sa bouche, ses seins. « Vous n’avez pas honte, de ce que vous vendez, de ce que vous êtes ? »
— Non.
— Et que les hommes achètent votre livre comme du porno ?
— Ça ne me dérange pas.
Et comme elle les y autorisait, plusieurs détenus avaient acheté son livre et épinglé la photo au-dessus du lavabo. Pendant deux années consécutives, les traits fins d’Aurora quelque chose avaient essuyé leur semence, et puis Sasha Grey lui avait succédé. Le Vieux qui lisait tout le temps et savait nommer tous les fleuves des Enfers avait fini son livre et dit que la pute était une philosophe.

La voix dit : « Tu n’es que le cambrioleur. Pas le tueur.
Mais enlève tes chaussures. Un tapis blanc, c’est difficile à entretenir. »

Elle se leva et il la suivit sur le boulevard Barbès. Au métro, elle disparut et réapparut de l’autre côté, regardant sa montre. À travers Chateau Rouge, il la suivit du même pas que les Hébreux à travers le désert, derrière l’Éternel qui les guidait, sous la forme d’une colonne de feu. De la même manière, le crâne blond d’Aurora luisait devant lui sur les volées de marches.
Elle s’arrêta devant une église en briques. Il y eut une pluie brève sur les pavés, les jasmins, et des mariés sortirent de l’église. Le jeune homme était raide comme un moine. Sérieux. Sévère même. La mariée, plus gracieuse que belle, ressemblait à Aurora comme un chat à un tigre. Trois enfants lui portaient des petits bouquets et elle souriait sans arrêt. Aurora rougit et partit sans se retourner. Il la retrouva, en train de vomir dans une rue. Là, une trans d’âge vénérable vint à elle avec un bouquet de lys. Elle partait en vacances et nul n’en profiterait. Quand elle fut partie, Aurora regarda les lys et rit. Il comprit qu’ils se ressemblaient, elle et lui : ils avaient le même visage. Aurora avait sa beauté, Sébastien le vieux crime qui le brûlait.
Elle rentra chez elle, dans un immeuble au bas d’un escalier. Il se planta en haut des marches, laissa tomber son sac et s’accroupit pour qu’elle ne le remarque pas. Là, sur le trottoir, au niveau supérieur de la rue, il se trouvait à la même hauteur qu’elle au deuxième étage, allant et venant de l’autre côté d’une vitre qui le privait du bruit dans l’appartement.
Elle jeta ses lys sur son lit, réfléchit et se mit à changer ses meubles de place. Elle poussa un lourd canapé, porta table et chaises d’un bout à l’autre du salon. Elle passa l’aspirateur dans les deux pièces, posa le pied dessus, l’éteignit et s’essuya le front. Il lui trouva la grâce un peu gauche d’une étudiante asociale, qui frappe régulièrement chez les autres pour se plaindre du bruit. Il était désormais quatre heures de l’après-midi. Aurora arrosa des plantes tropicales, s’assit en tailleur sur son tapis et parla longuement au téléphone en fumant cigarette sur cigarette. Il se souvint de son ancienne peur d’être condamné à mort : chose abolie en France, mais en Dieu ? Il redoutait le dernier verre... les derniers mots. Une balayeuse de la Ville de Paris passa à grand bruit : Aurora écrasa sa cigarette, se leva et s’éloigna dans le couloir.
Il s’en roula cinq et les fuma, le temps que la voix dise : « Descends. »
Il pénétra facilement dans l’immeuble. La porte n’était pas fermée, simplement posée sur son pêne. La voix lui rappela qu’il était un fugitif et il se rua dans l’ascenseur, laissant les voisins s’égailler dans le hall, tandis qu’il montait au deuxième. Il frappa. Pas de réponse. Il prit un bout de radio dans son sac et força la porte.
Le calme l’étonna. Celui des cambriolages. (Mais l’étudiante n’aurait pas dû se trouver dans sa chambre, ce jour-là, un jour de fête...) Le soleil irisait des arcs-en-ciel dans l’eau sous les plantes. Le petit bruit répétitif d’un disque lu et oublié sur la platine troublait seul le silence – il remit le diamant en place. Un iPhone vibra. À toute vitesse, des notifications -WhatsApp se superposèrent sur l’écran. Il chercha Aurora vainement dans le salon, la chambre, et entra dans la salle de bains. Il y avait une baignoire. Le cou, les épaules et les genoux blancs d’Aurora émergeaient d’une eau rouge vif. Couchée dans la baignoire, elle était partie trouver une tranquillité que le monde ou sa tête lui refusait. Échappée de ses doigts blancs comme de la lavande, une lame de rasoir au coin sanglant gisait sur le tapis de bain. Il ramassa un miroir et l’avança vers ses lèvres. Aucun souffle n’embua l’argent docile. Il vida le bain.
La voix dit : « Tu n’es que le cambrioleur. Pas le tueur. Mais enlève tes chaussures. Un tapis blanc, c’est difficile à entretenir. »
Il sentit le poil soyeux du tapis caresser ses plantes de pied et se sentit en sécurité. Il trouva des lentilles dans le frigo, les réchauffa et les mangea. Il nettoya la vaisselle, lessiva son survêtement et ses chaussettes et les mit à sécher, après quoi il se lava debout devant l’évier, avec un bout de savon, et constata que le soleil avait changé de côté et entrait maintenant par la fenêtre de la cuisine.
Il y avait dans le tiroir de la table 150 euros, les livres et les papiers de la morte. Sur ses livres, elle s’appelait Aurora Netchaiev. Sur ses papiers, Caroline Le Gall, née à Paris en 1983. Il se coucha, mais pas dans le lit de Caroline Le Gall. Par terre, roulé dans une couverture.
La peur le réveilla, animale. Il regarda la porte, et frémit de haine envers le doigt frivole, le doigt idiot qui s’acharnait sur la sonnette.
— Aurora !
L’amie inquiète s’en alla, mais l’iPhone se remit à sonner. Il filtra deux appels d’une -Dorothée Le Gall et aperçut un carré rouge qui clignotait sur l’écran : Nouvel enregistrement, 15:47. Il murmura, putain ça enregistre, appuya sur le carré et entendit le son de sa propre voix : « Putain, ça enregistre. » Il retourna en arrière et entendit la voix grave de la morte, la même qui lui avait rétorqué tout à l’heure : « Je ne peux pas vous aider », demander avec colère : « Dis-moi pourquoi j’ai gardé ton secret... » Il comprit qu’il s’agissait de ses dernières paroles : une lettre qu’elle avait préféré enregistrer qu’écrire. Il se demanda si elle avait intentionnellement laissé tourner le dictaphone pour qu’il enregistre l’ambiance après qu’elle s’était tue, et tuée.
Elie, j’ai terminé un livre, hier... La clinique, je l’ai quittée il y a deux mois. Tu aurais dû me voir pleurer quand j’ai marché jusqu’à la gare. J’avais souhaité m’échapper de là comme d’une prison, et finalement c’était notre endroit que je laissais derrière. Ton séjour à la clinique n’aura duré qu’une saison et on ne s’est avoué ce qu’on ressentait qu’à la fin. Ô  Banalité. Et maintenant, ils disent que je suis guérie... Elie, je suis à Paris. Je suis revenue. Où es-tu ? Tu connais cette phrase de l’Écriture : « Quand on n’a pas l’amour, on est comme un grelot d’airain au son creux ? » J’ai été triste cet été. Fin mai, les martinets reviennent. Ils poussent ces petits cris aigus, lacérants, mais si gais. Ils embrasent le ciel. Et j’en ai toujours ressenti une joie immense. Mais je t’avais mêlé à un rêve où résonnaient ces cris : toi, moi, l’été. Alors j’étais triste, car je n’avais pas l’amour, j’étais comme un grelot d’airain au son creux, et ces cris résonnaient et embrasaient le ciel. En dessous, j’étais seule. Comme j’ai rêvé fort à ton sujet. Je t’ai vu et j’ai cru qu’il y avait entre nous une chose d’âme. Je n’en ai parlé à personne. J’ai adoré mon rêve en silence. Quand on a baisé, la première fois, sache que ton désir a provoqué en moi une métamorphose funeste. Je m’étais déjà transformée : de petite fille à prostituée. Après j’étais devenue autre chose, un oiseau, quoi qu’en disent les psychiatres. Ta bouche, ta bite ont renversé le sortilège, m’ont rendu forme humaine. Je ne désirais plus voler ni chanter dans les arbres : mais ta bouche, ton corps.
Elie, je reviens de ton mariage... Je voudrais te poser une question : comment fais-tu pour te regarder dans une glace ?

Barbès : Résurrection ©GILLES WARMOES
Il y a des escrocs qui frappent aux portes des petits vieux pour leur vendre des fenêtres qui ne marchent pas. Tu ne vaux pas mieux, Elie. Et moi, je te demande, ai-je été mise au monde pour votre amusement ? Envoyée sur cette planète pour assouvir vos pulsions, donner corps à vos fantasmes, habiter vos brefs secrets et fertiliser vos cerveaux pleins de passion sublime ou sale ? Mais pas pour l’attachement, jamais l’attachement. Dis-moi pourquoi j’ai gardé ton secret. Pourquoi je le garde. Pourquoi je n’ai pas tenté d’abîmer ta vie comme tu as sali la mienne. Pour qui je l’ai gardé ce secret ? Un ami ? Quelqu’un de bien, qui se serait montré honnête, sensible, aurait essayé de réparer ou d’adoucir le mal ? Me « ghoster », Elie. Tu n’as jamais tremblé devant le mal que tu m’as fait ?  Tu ne crois ni au karma ni à l’enfer ?  Quand je t’ai rencontré, ma solitude avait été longue, ma vie violente. Ton regard, ta vulnérabilité devant moi, j’ai cru à un miracle. Tu étais doux, avec en toi une inquiétude morale. Ta vulnérabilité a ravivé la mienne et quelque chose a refleuri. Tu arraches parfois les ailes des mouches, des oiseaux ? Ce serait moins grave.
C’est tout.

Sébastien Lhomme connaissait la suite. Il songea cependant qu’Aurora ne s’était pas tuée par amour, mais en représailles envers le destin.

Sébastien Lhomme connaissait la suite. Il songea cependant qu’Aurora ne s’était pas tuée par amour, mais en représailles envers le destin, comme un sacrifice pour fléchir le destin, comme le frère qui s’était mis le feu pour dénoncer les conditions de détention, mais Aurora Netchaiev n’était pas politique. Elle s’était tuée au nom des deuxièmes chances refusées, des lettres perdues, des vies sans destinataire.
Mais lui, il l’avait lue, sa lettre.
La voix dit : « Il est temps. »
Il se leva et alla devant la baignoire. Il avait longtemps attendu. Et maintenant, l’heure était venue de poser sur le corps d’Aurora ses mains puissantes. Il fit couler l’eau chaude, s’assit sur le rebord, pencha la nuque de la morte et versa du shampoing dans ses paumes. Il lui lava les cheveux et les rinça. Il nettoya au jet le sang séché sur ses avant-bras et les essuya délicatement.
Il l’emporta au lit, un bras sous ses genoux, un autre derrière son dos ; il pensa qu’elle devait avoir faim et soif. Il chassa les mouches sur les fruits blets, dans la cuisine, trouva une pomme et une orange fraîches et lui apporta.
Il pressa l’orange contre ses narines, croqua la pomme et fit couler le jus entre ses lèvres. L’ayant nourrie, il lui sécha les cheveux pour qu’elle n’eût pas froid, coupa ses ongles terreux et jeta les coupures par la fenêtre. Il sortit son couteau, coupa du fil et recousit ses plaies. Il prit dans l’armoire la plus élégante des robes en lamé rouge décolletées et l’en para.
Il passa un appel avec l’iPhone.
*
Mon téléphone sonna vers cinq heures. Je reconnus la voix de l’homme du café.
— Il faut venir.
Le jeudi, je finissais plus tôt au salon de coiffure. J’arrivais à l’anniversaire de mon oncle, rue de Panama, quand il m’appela. En marche vers la cuisine obscure où mes cousines allumaient des cierges sur le gâteau, je raccrochai, fis volte-face et détalai à travers Barbès. Hors d’haleine, j’atteignis la rue d’Aurora. J’avais dormi chez elle quand c’était ma cliente, elle avait gardé mon numéro. Mais j’ignore comment l’homme avait su qui j’étais et ce que je faisais.
Il m’attendait en bas de l’escalier, avec son visage brûlé ; immobile dans la rue balayée par le vent et le soleil. Je reconnus sur sa tête les oiseaux de mon songe. Je ne sais pourquoi, en le voyant, le pied m’a manqué, je suis tombée.
Il ne me tendit pas la main. Je me relevai seule. La porte de l’immeuble n’était pas fermée. J’entrai et nous montâmes les deux étages. Il ouvrit la porte et me laissa passer.
Aurora était couchée sur le flanc, vêtue de rouge, dans sa chambre aux rideaux tirés. Je traversai et les ouvris en grand. Les dernières lueurs du jour roulèrent jusqu’à elle. Je me concentrai et proférai sur le ton d’un ordre : « Aurora... » Je me retournai. Alors, sur le lit, Aurora, ses bras entaillés profondément, ouvrit les yeux.
Sachez que ce jour-là, le jour de la résurrection d’Aurora Netchaiev, fut celui de notre renaissance à tous les trois....

À Nelly Arcan I. La devineresse L’année de mes 23 ans, j’ai recommencé à deviner des choses. Je me souvenais avoir eu ce pouvoir, petite. Il a disparu à la puberté et m’est revenu depuis que je travaille au salon de coiffure, rue Championnet. Un nouveau client est entré, pommettes saillantes, pupilles fines, et j’ai deviné en lui un assassin. Devenu un habitué, Jérôme X a avoué à tout le salon qu’il avait tué son père. Il avait bénéficié de circonstances atténuantes et purgé cinq ans. Un malade mental. Intelligent, affublé d’un physique de croisé du Moyen Âge, il combinait des convictions politiques argumentées à une croyance aux extraterrestres : le politicien de gauche pour lequel il avait milité avait été enlevé par des Martiens et remplacé par un sosie. Il nous déconseilla de voter pour lui. En tout cas, je l’avais « deviné ». Je devinais de plus en plus de choses. Un nombre grandissant de gens du quartier venaient m’offrir toute leur fortune pour que je leur « devine »,  le plus souvent, l’emplacement d’objets ou de personnes disparus. Je ne disais pas toujours oui. J’avais un casier et du sursis. Vente de cocaïne. Les stups m’avaient arrêtée le soir de mes vingt ans. L’un d’eux, Laurent, était devenu un ami. Un soir, il m’a invitée à manger dans une brasserie de la rue Montmartre. Il était embarrassé, j’ai eu peur qu’il s’agisse de cul, mais non. Il voulait que je « devine » quelque chose. J’ai refusé. La moindre des choses quand on accepte l’amitié…

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