BIENVENUE DANS LE FUTUR !
Quelles sont les grandes forces agissantes qui vont façonner demain ? Entre crises écologique, politique et économique, les aspirations des populations mondiales évoluent radicalement. Et de nouveaux équilibres semblent se mettre en place.
En 1950, Gaston Berger invente le terme « prospective », en associant les mots prospection et perspective. Il ne pouvait imaginer à quel point ce mot allait obséder notre époque, ce qui n’est évidemment pas neutre : cela traduit l’immense incertitude du moment. Cela parle aussi du désarroi millénariste, d’une période confrontée à la fois aux fractures du présent et à l’idée d’un monde sans avenir. D’ailleurs, franchement, comment fait-on pour avoir 20 ans et supporter les conclusions du GIEC ? Bref. Gaston, lui, s’intéressait justement à l’avenir, mais il voulait le penser autrement, et il peut nous aider aujourd’hui. Le sentiment de no future, il le connaissait. Il l’avait appris dans les tranchées des Dardanelles. Ensuite, patron à 25 ans d’une entreprise de fabrication d’huile d’olive à Marseille, il reprend des études, devient philosophe, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, puis enseignant. Mais, des pressoirs d’huile à la faculté, la question qui le taraude reste la même : comment élaborer une méthode de connaissance et d’apprentissage différente ?
Pour Gaston, s’intéresser aux futurs possibles ne consiste surtout pas à prévoir ce qui va se passer, car il est philosophe ; il sait combien il est arrogant de nier le constat premier de Socrate : nous sommes, fondamentalement, dans l’obscurité et l’ignorance de nous-mêmes, du monde et des autres. Donc, ni modèle économique, ni certitude, ni courbes mathématiques. Non. Il s’agit plutôt de pratiquer l’époché des stoïciens, c’est-à-dire une forme de suspension du jugement qui est une autre façon de regarder les événements : sans le moindre a priori, mais plutôt en travaillant, en nous-mêmes, à ce que Malebranche appelait la largeur du champ de conscience. Autrement dit, s’intéresser à tout et à tous, aux petits et aux grands, à l’essentiel comme à l’apparent insignifiant, et faire sans cesse le lien entre l’économique et le politique, la poésie et les sciences. Car tout parle des avenirs possibles. Gaston Berger faisait donc de la connaissance gratuite, de l’intuition, de l’indiscipline intellectuelle, de la pensée du « tout à la fois » et du rapport aux autres, la condition de l’épanouissement individuel des hommes mais aussi la composante clé de la démocratie. C’est là-dessus qu’il construit sa pratique de la prospective, et c’est ainsi que nous pouvons réfléchir aujourd’hui à nos futurs possibles.
Commençons donc cette prospective en partant du quotidien et des gens. Commençons par ce phénomène de rejet d’un travail qui n’a plus assez de sens, phénomène qui est à peu près le même, aujourd’hui, aux États-Unis et en Chine. En Occident, on appelle cela « la grande démission », en référence aux salariés désireux de changer de vie après le Covid. À Pékin, ce sont les « restons couchés », pour parler de ceux qui refusent de faire du zèle et partent tôt le soir malgré les conseils du Grand Timonier Xi lui-même, qui a publiquement vilipendé ce mouvement. Information capitale pour les apprentis prospectivistes que nous sommes : la crise existentielle des salariés est donc générale, dans tous les pays industrialisés, et quel que soit le type de régime. C’est un point incontournable de grippage du système, aussi bien chez l’hégémon américain que dans l’atelier chinois du monde. Plus profondément, cela renvoie à ce que Karl -Polanyi avait parfaitement décrit dès 1933, dans un texte court et lumineux qu’il intitule « La mentalité de marché est obsolète ». Il y décrit comment l’homme a répondu au défi de la révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle par l’avènement d’une économie libérale, puis comment celle-ci a transmué les marchés isolés d’autrefois en système de marchés autorégulateurs, donnant ainsi naissance à une nouvelle société et surtout, une nouvelle vision de l’homme, dont les motivations seraient avant tout matérielles. Jamais fiction plus efficace ne fut imaginée, écrit Polanyi. L’étape décisive fut la suivante : on transforma le travail et la terre en marchandise, c’est-à-dire qu’on les traita comme s’ils avaient été produits pour être vendus (…). L’ampleur réelle d’un tel changement, poursuit-il, est mieux perçue si l’on rappelle que les mots travail et terre n’indiquent pas autre chose que respectivement l’homme et la nature (…). Cette conversion forcée à une vision utilitariste faussa fatalement la compréhension que l’homme occidental avait de lui-même. Il faut donc voir l’interrogation qui s’élargit aujourd’hui sur le sens du travail comme un symptôme de la crise que prévoyait Polanyi, et on ne pourra pas la réduire à un problème de management. Cette crise renvoie à la nécessité de remettre l’économie à sa place, c’est-à-dire de la ré-encastrer dans la société et la politique, selon les termes de Polanyi, et non l’inverse. C’est d’ailleurs aussi ce qu’exige l’écologie, avec pas moins d’urgence que les salariés démissionnaires. Considérons donc qu’il s’agit là d’un des courants les plus structurants de l’avenir… Quant à la galopade des entreprises pour se conformer à de nouveaux critères de responsabilité environnementale ou sociale et offrir une autre image d’elles-mêmes, elle n’est que le reflet de cette nouvelle exigence de sens exprimée par les individus. Par ailleurs, elle ne servira pas à grand-chose tant que l’équilibre entre rémunération des actionnaires et rémunération du travail ne sera pas repensé. Tant que les Banques centrales continueront à abreuver les marchés de liquidités à chaque crise systémique, liquidités qui se transforment immédiatement en inégalités… Rappelons au passage, et c’est très important, que l’économie (y compris la plus mathématisée) s’est construite autour de la notion de « préférence » des individus, c’est-à-dire des arbitrages qui vont nous pousser à consommer ou à investir. Or c’est là une autre donnée structurante du futur : nos préférences individuelles et collectives, nos priorités, nos goûts, nos valeurs sont en train d’évoluer. Que ce soit au niveau des individus ou des États, chacun se cherche, se redéfinit, se réinvente, et cela entraîne à la fois l’économie et le politique.
Il n’y aura pas de transition écologique sans collaboration des États. Ou alors, ce ne sera que la transition des riches, et une énorme bulle de finance verte.
Essayons-nous à présent à la prospective politique, en partant d’un autre constat de bon sens : nous sommes depuis une quinzaine d’années dans un grand moment de révision des institutions et des normes existantes, que ce soit au niveau national ou international. En fait, des Printemps arabes aux Nuits debout, en passant par le Brexit ou Trump ; du parlement français fracassé par la polarisation à la Colombie qui vote rouge, après le Pérou et le Chili, la demande est la même : remettre en cause les équilibres dominants et en trouver de nouveaux, tout comme les salariés cherchent un autre équilibre entre vie privée et travail. Voilà l’un des mots-clés du futur : équilibre… Dans le domaine politique, cela se heurte évidemment aux résistances des institutions et des maîtres du système. Cette résistance est source d’une colère qui se construit sur des dizaines d’années et peut aller jusqu’à la violence quand elle éclate (ne pas oublier le Capitole). Heureusement, la demande de changement ne se traduit pas que par l’affrontement mais aussi par une grande ébullition de propositions politiques. Elles viennent de cette « contre--démocratie » si vivante et si jeune que Pierre Rosanvallon pointe comme le signal d’un grand moment historique de réinvention institutionnelle, comme il n’y en a guère eu depuis la révolution française, et qui dispose d’un outil d’expression très puissant, les réseaux sociaux. De l’essor des partis anti-système à la demande de référendums d’initiative populaire ou à la réapparition sur tous les territoires de nouvelles communautés d’idées et de vie, tout traduit une aspiration commune, même si les valeurs portées ne sont pas les mêmes : casser l’ordre existant et réécrire les règles du jeu.
Le temps des impatients ©DANIEL DIOSDADO
La géopolitique envoie exactement le même signal que la politique et la société, mais de façon encore plus radicale : la guerre, aussi, est une demande de révision de l’ordre existant, produit direct de ce que Kissinger appelait les puissances révisionnistes. « Chaque fois qu’une puissance dénonce l’oppression que lui paraît incarner l’ordre existant ou la manière dont il est légitimé, ses relations avec les autres puissances prennent un tour “révolutionnaire”. La sécurité absolue à laquelle aspire une puissance révisionniste se solde par l’insécurité absolue de toutes les autres (…). La puissance révisionniste est jusqu’au-boutiste. » Russie et Chine sont des puissances qui s’assument désormais comme révisionnistes mais elles ne sont pas les seules. Lula le Brésilien a récemment écrit que la guerre en Ukraine montrait la nécessité de réformer des institutions politiques internationales inefficaces et qu’il fallait sortir de cet ordre mondial pensé par et pour un Occident américanisé. Certes, on ne peut pas prévoir la date de la fin des conflits mais on peut penser qu’il n’y aura pas de nouvel ordre international sans qu’il y ait, à un moment donné, une négociation globale des puissances, et une révision de leur façon de fonctionner ensemble. D’ailleurs l’écologie l’exige aussi. Il n’y aura pas de transition sans collaboration des États. Ou alors, ce ne sera que la transition des riches, et une énorme bulle de finance verte.
Cette puissante aspiration à un ordre non occidentalo-centré du monde donne un indice clé de ce que peut devenir la globalisation, et c’est là une des grandes interrogations du futur. En fait, le discours sur la démondialisation est aujourd’hui un peu simpliste. Trop de techniques, de savoir-faire, de connaissances, de types de consommation nous relient intimement les uns aux autres. Les chaînes de fabrication de nombreux produits pourront être resserrées mais pas complètement rapatriées ou maîtrisées par un seul pays. Les cinq premiers fournisseurs mondiaux de céréales comptent pour trois-quarts des exportations, et cela ne peut pas évoluer rapidement. Quant au dollar, même si son rôle est contesté et même si les Banques centrales cherchent à diversifier leurs monnaies de réserves, il reste encore très dominant. Enfin, que dire des échanges plus informels ! Déjà, le philosophe allemand Fichte, qui, à une autre époque, conçut pourtant l’idée d’un État commercial fermé, considérait que dans le domaine des idées, la libre circulation resterait la règle. Aujourd’hui, dans une Russie sous sanctions occidentales, dès lors que McDonald quitte le pays, on voit aussitôt apparaître un burger made in Moscow. C’est donc un fait massif qui ne peut être ignoré : la mondialisation qui s’est mise en place depuis le XVIe siècle est effectivement en train d’évoluer vers moins d’échanges de biens (depuis 2015, à croissance mondiale constante, l’intensité des échanges commerciaux est plus faible) et vers une plus grande régionalisation des investissements, mais elle va perdurer. Continents et sous-continents peuvent aujourd’hui s’éloigner, mais ils ne pourront plus jamais s’ignorer. Le cours de la mondialisation n’a d’ailleurs jamais été linéaire. Tous les régimes politiques, les formations socio-économiques, les imaginaires structurants, les styles de vie, ne convergent pas. Au Qatar, on importe des sacs Vuitton, mais on n’acceptera pas de sitôt le mariage homosexuel. En Russie et en Chine, on regarde toujours vers l’Ouest, mais l’on n’admettra jamais le droit d’intervention humanitaire des Occidentaux. La fragmentation du monde n’a donc pas attendu la guerre en Ukraine, elle était déjà là, dans une exigence profonde et inassouvie de Grande Redistribution. Exigence de poser partout des limites et les lignes-frontières entre l’acceptable et l’insupportable pour les populations du monde entier. Exigence et attente d’une nouvelle répartition mondiale des richesses, des ressources, des pouvoirs, des capacités. Paradoxe ! Tocqueville avait diagnostiqué une tendance démocratique inarrêtable en Europe du fait d’une forte aspiration à l’égalité des populations. Aujourd’hui, c’est de pays on ne peut plus autoritaires, voire totalitaires, qu’émane une revendication révolutionnaire à l’échelle internationale : plus de modèle et de normes uniques issus d’une « élite mondiale » occidentale, mais égalité entre nations, équilibre et chemins distincts. Cet affect profond travaille des continents entiers, et même au sein des pays de l’hyper-centre, les populations sont traversées par cette attente de Grande Redistribution. Celle-ci ne pourra être différée car les urgences sociales et écologiques n’attendront pas. Les affamés non plus, qui ont réapparu dans le sillage de la guerre. Que les pays développés le veuillent ou non, la Grande Redistribution se fera, soit de façon ordonnée, soit plus brutalement. Nous devrons donc faire des concessions pour dessiner une autre forme de gouvernance mondiale, ou à défaut, subir une guerre des ressources dont les prémisses sont déjà là, dans l’envolée des prix des produits stratégiques, et dans les restrictions d’exportations qu’une trentaine de pays ont mises en place cette année. Nous devrons faire des compromis pour bâtir des équilibres plus justes. Un défi planétaire, mais aussi une chance, parce que cela nous ramène au meilleur de nous-mêmes, c’est-à-dire aux valeurs d’égalité. ...
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