LOUPS ©Maguelone Du Fou
LOUPS (détail) ©Maguelone Du Fou

Les Loups

Abel Quentin

Les attaques de loups s’étaient multipliées au Sud. Avant les événements, une telle chose était impensable. Quelque six cents spécimens peuplaient alors les Alpes, les Cévennes et les Pyrénées. Les loups ne s’en prenaient pas aux Hommes ; bêtes prudentes, de nature opportuniste, elles attaquaient les troupeaux la nuit. Les éleveurs gueulaient et puis on leur faisait un chèque et ils se calmaient un peu, jusqu’au prochain carnage. Les loups alors étaient une présence discrète, presque invisible : quelques fientes observées au détour d’un chemin de randonnée ; parfois une silhouette furtive, un peu trop haute pour être celle d’un chien, qui se découpait au sommet d’une crête avant de disparaître aussitôt. Les écologistes se réjouissaient de ce retour inespéré du prédateur, qui s’était fait très naturellement : par un matin froid, au siècle dernier, une meute avait traversé la frontière italienne. Les femelles avaient mis bas. Arrivés à maturité sexuelle, quelques dissidents avaient quitté la meute pour en fonder une autre. Les loups évitaient soigneusement les Hommes mais les Hommes, eux, se passionnèrent pour la bête : des guides montagnards promenaient des centaines de curieux sur les traces du grand canidé, avec parcours pédagogique, quiz, casquettes à la con, ce genre de truc. Leur chasse était strictement prohibée. L’État, seul, pouvait prélever la dîme sanglante : chaque année, une dizaine de louvetiers assermentés abattaient très -administrativement quelques individus, selon un plan cynégétique rigoureux concocté dans une salle surchauffée du ministère de l’Environnement, où l’on buvait des expressos en se malaxant les tempes avec les deux pouces – ces questions étaient, de fait, assez compliquées.
Et puis les premiers combats avaient éclaté. Les premiers coups de feu à Rodez, comme on sait. Ensuite le massacre des Cent quarante-quatre Innocents, comme on sait. Le Noël sanglant de Nîmes – on sait tout cela, ce sont des faits connus et répertoriés. Bientôt ce fut tout le Sud qui s’embrasa. Les villes furent assiégées ; la nuit, de gigantesques incendies illuminèrent des pans entiers de montagne – les éclairages publics avaient fait long feu, si l’on peut dire. Alors il arriva ce qui arrive, fatalement, quand les guerres ne savent pas se terminer : les morts ne furent plus enterrés. Dans le même temps la faim se fit sentir et on abattit les troupeaux : des milliers de bêtes exécutées d’une balle dans la nuque et découpées la nuit, à la lumière des lampes torches. Et cette besogne fut accomplie de façon approximative, par des hommes qui ne connaissaient plus les gestes simples et ancestraux – mais qui apprenaient vite, car chaque vie était en sursis. Or les loups, on l’a dit, sont des animaux opportunistes. Les troupeaux avaient disparu mais les routes étaient jonchées de cadavres. Un matin, quelque part dans la vallée du Lot, au pied du Causse de Sauveterre, un gros mâle au poil gris fauve entra dans une villa à l’abandon, pour laper un peu de l’eau de la piscine. Après avoir étanché sa soif il avisa le corps d’un combattant, effondré sous une pergola en tek : un quinquagénaire au poil gris fauve lui aussi, avec un maillot du Barça et un tatouage maori et un jean couvert de fausses taches de peinture, les mains crispées sur la bretelle de son fusil automatique ; mâle alpha lui aussi, à considérer sa stature et le rictus dur qui lui servait de masque mortuaire. Le loup posa son œil noir sur le corps de l’homme. Il le considéra de longues minutes, la tête un peu penchée. Puis s’approcha en trottant. Il goûta à la chair et s’en trouva satisfait. Bientôt, le reste de la meute se joignit au festin.
Cette nourriture abondante enhardit les loups – comme ils s’étaient enhardis, sept siècles plus tôt, lors des grandes hécatombes causées par la peste noire et les raids anglais. Ils poussèrent jusque dans les faubourgs et même les centres-villes. Les quelques hommes qui y survivaient ne l’en chassèrent pas : ils étaient revenus, eux aussi, à un certain pragmatisme. Et le loup était l’égoutier et le fossoyeur. Les quotas d’abattage, les politiques cynégétiques, l’équilibre de la biosphère n’étaient plus des priorités. En ces temps déréglés, il n’y avait plus vraiment de priorités si ce n’est celle de sauver sa peau, et parfois celle des siens. Les loups se multiplièrent. Dix ans après le début des événements, neuf mille de ces bêtes quadrillaient un territoire vaste comme le Portugal – auquel on aurait ajouté la Belgique.
*

LOUPS ©Maguelone Du Fou
C’est à cette époque que je quittai le Nord prospère et connecté et me présentai à un poste-frontière de la Zone. Quelques instants plus tôt, nous avions garé le pick-up et grimpé jusqu’à un promontoire qui offrait une vue à 360°. Au sud, des falaises rosées émergeaient d’une houle sombre, et mon guide m’informa que je contemplais les fameux orgues d’Érèbe. En déportant le regard un peu plus à l’est, on distinguait les ruines du Puy-en-Velay et la statue de Notre-Dame-de-France qui se dressait, incongrue, sur un pic rocheux. Et au-delà, il y avait le territoire saigné à blanc, terre rendue à la sauvagerie des premiers âges, à la barbarie des origines. Il se racontait que des hommes vivaient à flanc de falaise, dans les maisons troglodytes. Une rivière aux deux-tiers asséchée traçait une frontière naturelle entre le Nord et le Sud : en réalité, un filet d’eau brune charriant quelques déchets en plastique. Un pont préfabriqué l’enjambait, monté à la hâte par un régiment du génie.
Nous l’avons traversé et entrepris de marcher jusqu’au Puy, sur la nationale 102 qui avait éclaté en plusieurs endroits, comme une écorce trop mûre, sous les tirs de mortier. L’été était une fournaise et bientôt la chaussée était devenue impraticable, le goudron avait fondu et s’attachait à nos semelles en paquets visqueux, alourdissant notre marche, nous contraignant à nous arrêter tous les cinquante mètres pour racler nos pompes contre la glissière de sécurité. Après quelques heures à patauger sur l’asphalte nous nous décidâmes à descendre en contrebas pour longer l’axe routier. Autour de nous la végétation était un réseau de petits épineux qui n’avaient pas survécu à la sécheresse : le bois blanchi se cassait, à peine effleuré. Au moins le sol était dur et la chaleur un peu plus supportable. Puis cette demi-jungle céda à une plaine semée de chênes verts et de petits palmiers sauvages, signes de temps inversés et maudits. Nous bivouaquâmes. Une nuit passa : assis en tailleur, j’attendis l’aube comme on guette une libération et ne volai guère qu’une heure de sommeil cotonneux. Je pensai au loup. Mon guide aussi : ses yeux jaunes veillaient dans l’obscurité.
Le lendemain notre progression buta contre une canisse en bambous épais comme des troncs. L’enceinte, doublée d’un grillage, béait en plusieurs endroits : nous nous y engouffrâmes et découvrîmes un zoo où subsistaient encore des cornets de churros, comme les vestiges d’un temps très ancien. Sans surprise, les animaux avaient été abattus, les deux éléphants vidés méthodiquement par des gens qui n’avaient pas beaucoup de temps. Ils ne puaient plus, les os s’étaient déjà affaissés, il ne restait plus que la peau craquelée, comme si les éléphants avaient mué, comme si les éléphants avaient été des serpents. Les serpents, justement : dans le vivarium, ils étaient affreusement gonflés. Je repensai à ce que tu nous avais écrit dans ta dernière lettre (celle qui nous était parvenue miraculeusement et que nous avions lue cent fois pour conclure que tu avais suivi, au moins dans les premiers jours, le tracé de la nationale 102) : deux petits vers qui disaient :
L’atroce ennui tel un boa
Étreint nos vies surnuméraires
*
À la sortie du Puy nous avons été attaqués. Nous avons dû abandonner le sac de vivres et de munitions qui ralentissait notre course. Le guide a été héroïque : alors que je m’étais foulé la cheville dans notre fuite, il est revenu en arrière et m’a hissé sur ses épaules. Il m’a porté ainsi sur une centaine de mètres avant de nous jeter dans un roncier. Je n’ai pas vu grand-chose de nos agresseurs : seulement une silhouette courbée, à la démarche à la fois claudicante et agile. Après quelques heures à retenir notre souffle, le visage lacéré par les épines, j’ai proposé de récupérer le sac mais le guide m’en a dissuadé : « C’est précisément ce qu’ils attendent. » Nous sommes vivants mais nous n’avons plus rien à manger, et plus grand-chose à boire (un fond de gourde). Les cours d’eau ne sont d’aucun secours. Quand ils ne sont pas secs, des cadavres y dérivent, comme des troncs de bois flotté ; parfois ils s’amoncellent et forment de petits barrages. Nous avons gardé les deux fusils-mitrailleurs quoiqu’ils n’aient d’autre utilité que dissuasive, à présent que nous n’avons plus de munitions.
*
Nous avons fait une longue halte pour laisser reposer un peu la cheville, il m’a bandé avec un strap et puis on est repartis, ce n’était qu’une petite foulure bénigne. En ratissant les appartements d’un lotissement dévasté, nous avons amassé un petit trésor qui compte cinq boîtes de cœurs de palmiers Géant Vert, des biscottes suédoises, un sachet de crêpes dentelle au Beaufort, et surtout une bouteille d’eau minérale et trois boîtes de thon émietté, riche en protéines, carburant indispensable pour faire tourner la petite machinerie de muscles qui continue à nous tracter, pas après pas. Le guide a un peu pleuré en les découvrant. C’est aussi là-bas que nous avions trouvé une longue fourchette à barbecue : elle nous servira d’arme. La progression est lente et silencieuse. Nous ouvrons la marche à tour de rôle, utilisant la fourchette comme une machette de brousse. Mon guide parfois chantonne à voix basse ce qui semble être une comptine d’enfant. Je ne sais pas grand-chose de lui, si ce n’est qu’il a vécu le siège de Nîmes dont il fut un des rares survivants. L’eau devient une obsession mais nous n’en parlons pas. Je suis à bout de force. Au-dessus de nos têtes le soleil est un œil de cyclope morne ou inexpressif. Ce matin, j’avais joui d’un regain d’énergie, en grignotant les biscuits bretons. À présent, ce capital est très entamé. Le corps réclame à nouveau d’être nourri et surtout hydraté, or le guide avait été très clair : il n’était pas envisageable d’attaquer la bouteille. « On ne peut pas compter sur un réapprovisionnement à Langogne », a-t-il dit, du moins on ne pouvait pas compter sur cela avec certitude, les combats ayant ravagé cette sous-préfecture avec la même intensité qu’au Puy-en-Velay. « Désolé, mais on ne peut pas prendre de risque. Aujourd’hui, on se contentera du fond de gourde. » La voix du guide n’appelle pas de contestation. Je l’ai engagé et rémunéré, mais il est clair que l’autorité glisse, naturellement, de son côté.
*
Nous avons atteint un plateau chauve et graniteux. Je demande à faire une pause pour manger un peu. Nous nous asseyons au milieu de touffes d’herbe roussie, et je jette mon dévolu sur une boîte de cœurs de palmiers. J’en bois le jus avec recueillement, et me réjouis très fort d’étancher un peu ma soif sans entamer la réserve d’eau. Le guide jette des yeux inquiets à la ronde, il a l’air stressé, il me presse de terminer mon casse-dalle et la marche reprend déjà, sans un mot prononcé autre que la petite comptine qu’il entonne, parfois, à voix très basse :
Petit cordonnier t’es bête t’es bête
Qu’est-ce que t’as donc dans ta tête tête
Crois-tu que l’amour s’achète
Avec une paire de souliers ?
On décolle et je règle mon pas sur cette chanson idiote, pour tenir, parce que ces paroles jetées au vent sont toujours quelque chose au milieu de cette désolation. Bientôt je m’aperçois que je la fredonne de concert. La température est tombée avec le soir mais la soif est plus que jamais insupportable. Tout à coup, le silence est devenu plus profond. Le ciel s’est alourdi un peu, je le sens. Je suis pris d’un espoir insensé : je me persuade que l’air se charge d’ions positifs à l’approche de l’orage. Je tends l’oreille mais rien. Arrêter de rêver, il faut arrêter de rêver et fixer sa concentration sur un objet précis, et en épuiser tous les détails. Je fixe le dos de mon guide et descends jusqu’à ses rangers qui allongent un pas régulier, je me focalise sur ces rangers comme si chacune d’elles était un être autonome et malicieux, qui m’entraînait à sa suite. Mais l’idée de l’eau revient à la charge. Je ne me fais plus d’illusion sur le fond de gourde, mon guide avait tenté de me dissimuler l’affreuse réalité mais je me suis fait une idée à la pause en la secouant un peu, je sais à quoi m’en tenir : à peine deux gorgées à se partager qui ne nous emmèneraient guère plus loin que le soir – certainement pas jusqu’à Langogne. J’ai la bouche atrocement pâteuse. Quelqu’un m’a plâtré le palais. Pour ne pas devenir fou il faudrait oublier jusqu’au souvenir de l’eau, se représenter la déshydratation comme un état de fait, une condition naturelle. Je réfléchis à la manière optimale de répartir ce qu’il nous reste : nous pourrions finir la gourde à l’instant, et entamer la bouteille en arrivant au point de bivouac, pour nous offrir une petite récompense. Ce soir, oui, ce serait agréable de s’envoyer une grande lampée de la bouteille, sans attendre Langogne. Une grande lampée, ce serait bien. Je supplierais le guide et alors il accepterait d’ouvrir la bouteille, il n’aura pas le choix, il ne me laisserait pas mourir de soif pour la seule raison qu’il fallait rationner la flotte, ce serait absurde, puisque cette règle a précisément pour but d’assurer notre survie. Et s’il refuse eh bien je le tuerai, je lui planterai la fourchette à viande dans la carotide car de toute façon Dieu nous avait oubliés et il oublierait de nous juger tout autant, personne ne me jugerait et je sens monter un sentiment vertigineux et grisant, et effrayant. Je pense : « L’humanité n’existe pas ; en tout cas telle qu’on se la représente, au Nord, dans les salons tièdes et confortables. Il n’y a que des bêtes qui parfois s’entraident quelques heures si leur survie est à ce prix, mais à cette seule condition et dès que cette condition n’est plus réunie... Qu’est-ce qui m’empêchait de le tuer, ce guide, et alors... » Et alors je me souviens qu’il m’a sauvé la vie. Il m’a porté sur les épaules, comme le Dieu du poème, il y avait un poème (uruguayen ou brésilien ou chilien, je ne sais plus) sur Dieu qui portait un homme, du moins un poème sur un homme qui rêvait qu’il cheminait avec Dieu et il regardait en arrière et s’apercevait qu’il n’y avait qu’une seule empreinte de pas dans les pires moments d’angoisse qu’il avait traversés, alors il apostrophait Dieu et l’accusait de l’avoir abandonné en rase campagne et Dieu lui répondait que ces jours-là il n’y avait qu’une seule empreinte pour la bonne raison qu’il l’avait porté, et je pensais à tout cela, mais peut-être que j’avais de la fièvre. Reste que le guide m’avait porté, m’avait sauvé et c’était vraiment incompréhensible, j’avais passé quelques jours dans le Sud et déjà mes équilibres moraux vacillaient tandis que lui (qui avait longtemps côtoyé l’horreur, qui l’avait coudoyée quotidiennement et familièrement) avait conservé sa foi aux mots inscrits en lettres majuscules dans les livres du Nord, à toutes ces choses que l’on enseigne dans les églises du Nord.

Petit cordonnier t’es bête t’es bête
Qu’est-ce que t’as dans la tête tête
 
Je ne suis plus sûr de penser très nettement. Chaque pas est arraché au prix d’efforts insensés. Je me dis que d’autres que nous ont dû passer dans cette lande pelée, arme au poing, lors des événements. D’autres que nous ont senti la mort accrochée à leurs basques, comme le goudron fondu de la nationale 102. Depuis ce matin, je sais qu’elle est une issue probable. Et ce sera à toi, Victor, que j’adresserai mon dernier juron, avant de crever.
Il avait fallu que tu ailles là où il ne fallait pas aller. D’autres habitants du Nord s’étaient aventurés, de leur plein gré, dans ces régions inhospitalières. D’autres que toi avaient emprunté le petit pont militaire. Souvent des hommes jeunes ou d’âge mûr, marginaux, idéalistes, le genre de types qui portent des chandails à grosse maille, des pantalons de treillis et vivent comme des semi-clochards tout en affectant un air de supériorité morale. Il y avait aussi les aventuriers en mal d’adrénaline, quelques cadres foudroyés par une crise de la quarantaine, des survivalistes désireux de mettre leur pratique à l’épreuve du réel, des ermites et aussi des missionnaires pressentant qu’une terre de désolation serait plus encline à se tourner, en désespoir de cause, vers Dieu. Quelques familles de militants décroissants, aussi. Aucun n’était revenu. Ils avaient disparu, engloutis par cette terre noire, sans doute morts dans les premières semaines. Sur ce point, tu avais été prévenu, tu étais à mes côtés quand notre ami commun avait dit, à voix basse : « Ils ont pêché par naïveté, rendus vulnérables par la croyance idiote que l’homme, revenu à l’état de nature, est bon. » Et à présent je comprends que ses mises en garde, au lieu de te dissuader, t’avaient indiqué un chemin.
Puis tu as vu les files de réfugiés, le long de la route (car tu as marché à rebours des files, comme on remonte un courant). Elles auraient dû te renseigner : riches et pauvres également hagards, avalant les kilomètres d’un pas morne de bête de trait, petits corps anémiés des enfants qui hurlent ou pire, qui ne hurlent plus, les yeux déserts. Débris humains poussant devant eux un cadi où s’entassait le reliquat de vies entières. Je les ai vus moi-même, en emboîtant ton pas suicidaire. Tu les as vus et pourtant tu as traversé le petit pont préfabriqué. Tu as marché en connaissance de cause. Tu ne cherchais pas le danger pour te sentir vivant, tu ne cherchais pas à voler des âmes. J’utilise l’imparfait car plus nous avançons dans cette fournaise, plus j’acquiers la certitude que cette expédition de sauvetage n’a aucun sens. Tu es mort, évidemment. Tu as trouvé rapidement ce que tu étais venu chercher : faire taire la longue plainte qui suintait à chaque seconde de ton cœur trop mal suturé. Il aurait été plus simple de caler hardiment le canon de ta carabine de chasse sous le menton, de fermer les yeux et rideau. Seulement, tu as délégué cette tâche à la Fortune. Tu as été joueur, comme toujours. Cela faisait partie de ton charme, disait-on dans les soirées du Nord où les nababs ennuyés attendaient secrètement qu’il se passe quelque chose, tout en le redoutant ; où l’on tolérait ta souffrance parce qu’elle était corsetée par une élégance hautaine (tu disais que les épanchements sentimentaux étaient pornographiques). Alors me voici, à demi-mort de soif, le visage écorché, expéditionnaire imbécile et buté, aveuglé par un sens du devoir qui me paraît de plus en plus dénué de grandeur : moins le courage que la peur de faire défaut. Pauvre cloche lancée dans une vaine recherche, gogo qui poursuit des chimères, vivant qui vais mourir en cherchant un mort. Je marche comme un drogué, contre toute forme de bon sens. Il y a deux, trois jours, il aurait encore été possible de rebrousser chemin. Aux tiens, j’aurais menti. À ta mère brisée par l’attente j’aurais inventé la fable d’une fin rapide et digne. J’aurais dit que tu avais l’air de dormir, quelque chose dans le genre. Il y a deux ou trois jours, il aurait été encore possible de regagner le Nord et me sauver et pourtant je ne l’ai pas fait, je me suis enfoncé toujours plus profond dans le Sud. Je commence à comprendre cette chose que tu m’avais écrite dans ta dernière lettre, celle des vers sur le boa ; tu avais écrit que la mort ne faisait peur que de loin, c’était une question de focale ou de myopie, de près elle n’était plus effrayante et même elle vous attirait, comme un chœur de sirènes.
*
À Langogne, il n’y eut pas de bonne surprise : le réseau d’alimentation d’eau avait cessé de fonctionner depuis longtemps. Commerces et habitations pillés de façon méthodiques. La chaussée était boursouflée de grosses cloques, sans doute sous l’effet d’explosions souterraines. On avait dû se battre dans les égouts, dans les caves, partout. Devant la mairie, un trou gigantesque découvrait des canalisations en sale état. Plusieurs immeubles avaient fondu. Nous marchions lentement, comme des cosmonautes. À présent, l’œil de cyclope semblait danser un peu, il était diverti par le raid sans espoir des avortons humains, il se demandait : que vont-ils faire ? Que vont-ils faire à présent ? Ça commençait à devenir intéressant.
Nous nous assîmes à l’ombre d’une église au clocher décapité. Nous ne parlions plus du tout. L’air chaud vous accablait et vous suffoquait et soudain il n’y eut plus que l’idée de l’eau. Je saisis la bouteille et la bus lentement, mes yeux plantés dans ceux du guide, dans un geste de défi sans équivoque. Il ne parut pas surpris : son expression était celle d’un homme qui avait vu beaucoup de choses et s’était dépouillé très naturellement de ses illusions, mais je crois qu’il fut légèrement peiné. Puis nos regards se portèrent, en même temps, sur la fourchette à barbecue. ...

Les attaques de loups s’étaient multipliées au Sud. Avant les événements, une telle chose était impensable. Quelque six cents spécimens peuplaient alors les Alpes, les Cévennes et les Pyrénées. Les loups ne s’en prenaient pas aux Hommes ; bêtes prudentes, de nature opportuniste, elles attaquaient les troupeaux la nuit. Les éleveurs gueulaient et puis on leur faisait un chèque et ils se calmaient un peu, jusqu’au prochain carnage. Les loups alors étaient une présence discrète, presque invisible : quelques fientes observées au détour d’un chemin de randonnée ; parfois une silhouette furtive, un peu trop haute pour être celle d’un chien, qui se découpait au sommet d’une crête avant de disparaître aussitôt. Les écologistes se réjouissaient de ce retour inespéré du prédateur, qui s’était fait très naturellement : par un matin froid, au siècle dernier, une meute avait traversé la frontière italienne. Les femelles avaient mis bas. Arrivés à maturité sexuelle, quelques dissidents avaient quitté la meute pour en fonder une autre. Les loups évitaient soigneusement les Hommes mais les Hommes, eux, se passionnèrent pour la bête : des guides montagnards promenaient des centaines de curieux sur les traces du grand canidé, avec parcours pédagogique, quiz, casquettes à la con, ce genre de truc. Leur chasse était strictement prohibée. L’État, seul, pouvait prélever la dîme sanglante : chaque année, une dizaine de louvetiers assermentés abattaient très -administrativement quelques individus, selon un plan cynégétique rigoureux concocté dans une salle surchauffée du ministère de l’Environnement, où l’on buvait des expressos en se malaxant les tempes avec les deux…

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