Personne © PALM ILLUSTRATIONS
Personne (détail) © PALM ILLUSTRATIONS

Personne

Isabelle Lortholary

Tout à l’heure mon mari m’a appelée pour me dire : « Je ne rentre pas. » Je n’ai pas pensé à lui demander pourquoi, notre fils était nu dans la salle de bains, l’eau coulait, je n’ai pas voulu prendre le risque d’une chute sur le carrelage, j’ai dit d’accord et j’ai raccroché. Ensuite, j’ai fait ce que je fais en chaque fin de journée : savonner, sécher, mettre en pyjama, donner à manger, lire une histoire, faire un câlin. Ce n’est qu’après avoir couché Louis que je me suis interrogée : un dîner de travail ou un verre entre amis ? Il était déjà tard, j’avais faim. Sur le plateau habituellement dévolu au service du petit-déjeuner au lit de mon mari, j’ai déposé une assiette, un verre à pied, une serviette en papier ; ouvert le frigidaire, pris la fin du Comté douze ans d’âge, ôté le bouchon de la bouteille de Morgon entamée la veille ; me suis servie, de vin et de fromage, et ainsi chargée de mon dîner, me suis déplacée jusqu’au salon. Trente minutes plus tard, j’étais au lit avec un livre. Pourquoi attendre ?
*
Au matin, mon mari n’était toujours pas rentré. Son côté du lit était tel que je l’avais laissé en m’endormant de mon côté à moi, lisse et ordonné. Je n’ai rien imaginé, j’ai constaté : pas là. Je n’étais pas inquiète, plutôt en colère. Il aurait pu prévenir. Que raconter à Louis ? Voilà ce qui me préoccupait en buvant mon café. Et notre petit garçon s’est réveillé.
« Papa a travaillé tard cette nuit, sur un tournage en banlieue », ai-je dit pendant que son biberon de lait tournait dans le four à micro-ondes. « Il a dormi à l’hôtel, il sera de retour bientôt. » Louis n’a que trois ans, il ne pose pas les questions qui gênent, aux bientôt, c’est-à-dire dans combien de temps, il préfère les pourquoi ?
« Parce qu’il était trop fatigué pour rentrer à la maison, il ne voulait pas conduire après une si longue journée, il a eu peur d’un accident au volant. Viens te laver les dents. »
Nous sommes partis à petits pas pour l’école, comme d’habitude je tenais sa main collante dans la mienne. À la maîtresse j’ai dit que tout allait bien et c’était le cas, ou presque. J’ai embrassé Louis et je lui ai dit les mots d’amour, « tu es toujours avec moi dans mon cœur »,  j’ai ajouté que son papa l’aimait aussi et que lui aussi pensait à son petit garçon, cela m’a semblé bien cette affirmation et certainement c’était vrai. Je serai là à 16h30.
Mais quand j’ai refermé la porte de la maison, il a bien fallu que j’y réfléchisse, et si Jean ne revenait pas ? J’ai essayé de me souvenir des mots de mon mari, il avait dit « je ne rentre pas », mais avait-il précisé « ce soir » ?  Cela m’avait paru évident sur le moment, avec le bain qui coulait et Louis qui s’agitait nu autour de la baignoire, mais je me trompais peut-être, à présent je doutais. Le ton de mon mari n’était-il pas différent de celui qu’il employait d’habitude pour me prévenir d’un contretemps ? Je ne rentre pas ce soir. Je ne rentre pas. Je ne rentrerai pas, je faisais des essais dans ma tête, ce soir je ne rentre pas, ni ce soir ni aucun autre soir, fini, je ne rentre plus, non impossible, j’me casse tchao bonsoir, j’ai arrêté. Il avait bien dit « ce soir » en fin de proposition et pas au début et son ton n’était pas bizarre.

J’ai essayé de me souvenir des mots de mon mari, il avait dit « je ne rentre pas », mais avait-il précisé « ce soir » ?

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Une autre femme ? Mon cœur a fait un bon, nous étions mariés depuis sept ans, ce n’était pas bon ce chiffre sept, je l’avais lu dans un magazine féminin, une étape dans la vie d’un couple. Blonde, brune, plus jeune ? L’idée semblait extraite d’une autre vie que la mienne, c’est-à-dire la nôtre. Ou d’un film. Pas effrayante ni même dangereuse : pas pour de vrai.
Un accident alors ? J’aurais été prévenue.
C’est à cet instant, et seulement à cet instant-là, que je me suis souvenue de cette possibilité : l’appeler. Je me suis assise sur le canapé du salon.
06 74 08 46 64.
« Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Jean Magidoff, laissez-moi un message et je vous rappellerai plus tard. Hi, this is Jean Magidoff, please leave a message and I’ll call you back as soon as I can. »
Mon mari travaille bilingue, il fait du cinéma. Je suis habituée mais n’empêche, depuis sept ans que j’entends cette traduction simultanée, elle me fait toujours le même effet, j’ai envie de rire. En quoi cette version anglaise est-elle nécessaire ? Dans une annonce d’accueil, le plus important n’est-il pas de signaler son nom ? Or un nom a-t-il besoin d’être traduit ? Et que conseiller d’autre que « laissez-moi un message » en annonce d’accueil à ses correspondants ? « Allez voir ailleurs si j’y suis ? »
Je n’ai pas laissé de message, soit Jean ne pouvait pas me parler, soit il n’avait pas envie de le faire, mais dans tous les cas son iPhone se chargerait de lui signaler que j’avais essayé de le joindre.
Pour être certaine, j’ai refait le numéro et à nouveau j’ai raccroché, allons voir ailleurs s’il y était.
J’ai senti un flou monter. Tout à l’heure notre fils n’avait pas semblé surpris par mes explications, sa journée à l’école se passerait bien, mais après ?
J’ai bougé mes jambes du canapé, étiré les bras devant moi, avalé ma salive pour essayer de faire passer le flou, avec application, comme on le fait pour se débarrasser d’un cheveu resté collé au palais. « Où es-tu, Jean ? » ai-je dit tout haut, pour éprouver. Quand une sonnerie m’a fait sursauter : c’était le moment qu’avait choisi ma belle-mère pour décrocher son combiné.
« Bonjour Marie, je ne vous dérange pas ? Comment va mon petit Louis ? Et Jean ? Il travaille tellement le pauvre, il faut bien que quelqu’un me donne des nouvelles, oh je ne me plains pas, je sais que Jean fait son possible, j’ai déjà beaucoup de chance de l’avoir si près de moi, de vous avoir si près tous les trois, mais sa dernière visite remonte à, voyons, ce devait être il y a dix jours, c’est cela Marie ? Oui dix jours, Louis avait une otite, pauvre chaton, vous savez que… enfin, je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais ce petit me paraît fragile, bien menu, je me demande si, cette école de quartier, les classes surchargées… Jean a toujours eu une santé de fer, dans la famille nous sommes robustes, mais Louis, et vous, Marie, vous… »
Trois minutes, ma belle-mère battait ses records.
J’ai répondu « non » à la première question, « bien » à la deuxième puis me suis tue, j’ai attendu. De ma main libre – la gauche, celle qui ne tenait pas le téléphone ni ne portait d’alliance –,  je me suis mise à jouer avec mes cheveux, les entortillant sur l’index, puis les déroulant et recommençant : un tic que j’avais perdu depuis que j’avais rencontré mon mari, précisément six mois après l’avoir rencontré, lorsqu’au réveil un dimanche matin il m’avait demandé de cesser, ce sont les gamines qui font cela et je n’étais plus une gamine, j’allais l’épouser et devais renoncer à certaines choses, habitudes mauvaises ou non ; alors j’ai pris l’habitude de cesser, c’est-à-dire de céder. Comme avec mon nom et mon prénom : je ne me suis jamais appelée Marie.
    *
« Marie », parce que pour ma belle-mère, c’est plus simple.
Madeleine – « mais appelez-moi donc Mado, tout le monde m’appelle Mado » –, Mado donc, a quatre fils, et maintenant quatre belles-filles. La première à épouser la famille s’appelait effectivement Marie, quand les trois autres ont débarqué telles des calamités, le pli était pris. Toutes des Marie, cela évite de se tromper et de froisser les susceptibilités, aux repas de Noël, aux anniversaires, aux enterrements et aux baptêmes, Agnès, Jeanne et moi sommes des « Marie », à se demander si dans l’esprit de Mado nous sommes des Marie-couche-toi-là ou des vierges-Marie. Au début, Édouard, le mari de Mado, avait des ratés, oubliait Marie ; et les Agnès et Jeanne et moi refaisions surface, comme au jour de notre naissance sous notre identité originelle, tsss tsss tsss... faisait alors Mado en direction de son époux, sourcils froncés et bouche pincée, « ne joue pas au plus malin tu vas t’embrouiller ».  Au fil des années, c’est moi qui me suis embrouillée, pour mon mari j’étais chérie.
« Au revoir Marie. »
« Au revoir Mado, ai-je dit en regardant la main gauche avec l’alliance, dès que Jean sortira du bureau, il vous fera signe. »
Je suis sortie fumer une cigarette sur le balcon.
*
Le cendrier s’était rempli, pas mal de temps avait passé depuis Mado et sa conversation avec Marie, je veux dire moi. J’étais restée debout, accoudée à la rambarde à observer les piétons, d’en haut j’avais une jolie vue sur leurs crânes, certaines racines nécessitaient une couleur, d’autres des implants ou simplement un shampoing. Les silhouettes faisaient penser à celles des jeux vidéo, pressées et vaines, je m’étais amusée à deviner quelles chaussures les femmes portaient, talons hauts ou baskets, ballerines plates ou spartiates. Ensuite était venue l’heure du déjeuner – j’étais toujours debout, accoudée et inerte, les ombres raccourcissaient, treize heures à ma montre mais combien au soleil ? Au-dessous de moi, les humains avaient quitté leurs bureaux, certains entraient dans le jardin avec un sac en papier et un sandwich dedans. Plusieurs fois j’étais retournée dans le salon chercher une cigarette, je ne voulais pas emporter le paquet sur la terrasse, fumer aussi j’étais censée avoir cessé. Après avoir examiné les passants au loin sur le trottoir, mes yeux s’étaient déplacés sur les fleurs des marronniers du Luxembourg et sur mes géraniums à la queue-leu-leu plantés dans leurs pots suspendus – des géraniums retombants, le mot seul possède l’idée du laid, encore une idée de Mado à laquelle je m’étais rangée –, je m’étais assise sur la chaise en fonte – mobilier de jardin –, les mains posées à plat devant moi sur la table assortie, l’alliance toujours en place, le regard accroché aux arabesques de la rambarde.

Devant le rayon frais, j’ai hésité, les haricots, les courgettes et les choux blancs me paraissaient superflus, qui les mangerait ?

Je commençais à m’ennuyer quand j’ai pensé à une autre Marie et à son livre, j’avais un doute sur le titre et un vide sur le nom de famille mais je me rappelais où Jean l’avait rangé, je suis partie à sa recherche dans la bibliothèque. Entre Claire Castillon et Chloé Delaume, je l’ai trouvé : Naissance des fantômes, je n’y avais pas pris garde à l’époque, lu comme une plaisanterie par la jeune épousée que j’étais ; mais je me souvenais qu’un mari y disparaissait, un soir il disait « je vais chercher du pain » et puis plus personne, l’attente commençait et excepté le détail du pain, la narratrice vivait la même expérience que la mienne aujourd’hui, sinon que pour elle l’affaire était réglée, terminée, sa lecture m’aiderait peut-être à découvrir ce qui m’attendait. Comment une épouse est-elle censée se comporter si son mari disparaît ? J’avais besoin d’un modèle. Mais j’ai vite refermé le livre, les premières lignes ont suffi, jamais Jean n’aurait posé sa serviette contre le mur pour demander s’il manquait du pain, ce n’était pas son genre (de se préoccuper du pain) ni le mien (d’oublier d’en acheter) et je ne voulais pas savoir la fin, ni si Marie était son prénom, à elle aussi, ou seulement celui de l’auteure, Darrieussecq.
*
Faire comme si de rien n’était et peut-être Jean réapparaîtrait. Comme ces jeux auxquels se livrait notre fils, inlassablement en fin de journée au jardin public, se cacher jusqu’à ce que je m’épuise à faire semblant d’être inquiète, puis jusqu’à ce que je me mette en colère, c’était une lutte de volontés contraires à celui qui rendrait les armes le premier, lui en sortant de sa cachette parce que je ne réagissais pas, moi en m’alarmant pour de bon.
Ne rien laisser paraître, ne rien bouger, ne rien changer.
J’ai pris mon sac, mes clés, j’ai glissé mon téléphone dans la poche arrière de mon jean – avec le bruit des voitures dans la rue je craignais ne pas entendre l’appel de mon mari – et claqué la porte de notre appartement. Il était tard et déjeuner dehors me ferait du bien, direction la brasserie, c’était vraiment une belle journée.
Les tables s’étaient vidées, je me suis assise au bout de la terrasse, un endroit à l’ombre et j’ai commandé ma salade préférée, la Parisienne sans jambon avec beaucoup de gruyère. Le premier dîner avec Jean, cette incapacité à me contenter de ce que me proposaient les cartes des restaurants l’avait frappé, c’était à la Closerie des Lilas, à propos d’un carpaccio de bœuf que j’avais demandé avec des haricots verts et non des frites et si possible avec de l’huile de noix plutôt que d’olive. « On dirait Meg Ryan, m’avait il dit, Quand Harry rencontre Sally, un film de Rob Reiner, sorti en France en 1989, 1 million 6 de budget, presque dix fois plus de recettes – au départ, cette déformation professionnelle de Jean m’impressionnait, quelle mémoire, quel savoir, quand il était en forme il pouvait citer la distribution complète et le nombre d’entrées –, et je lui avais répondu qu’il y avait d’autres choses que je pouvais faire comme Sally, mes yeux fichés droit dans les siens. Jean avait ri, à cette époque j’étais pleine d’entrain, j’avais encore mon prénom.

J’imaginais la maîtresse de mon fils me convoquant, alarmée des propos étranges de Louis sur la disparition de son père...

Quoiqu’en y repensant aujourd’hui devant ma salade sans jambon, le rire de mon futur mari était bancal, un rire jaune, et ma réplique, pas si drôle. Au moment du dessert de ce fameux premier soir, il avait même eu des doutes à mon sujet, j’en étais certaine, lorsque j’avais exigé de mes profiteroles au chocolat qu’elles soient servies sans leurs choux. « Mais ce ne sont plus des profiteroles alors », avait-il tenté. Je n’avais pas pris la peine de lui expliquer que c’était le concept de la profiterole qui importait – non la pâte à choux.
J’ai terminé mon café et demandé l’addition, la tête me tournait sous l’effet des cigarettes et des questions, ma main gauche tortillonnait à nouveau mes cheveux, des images revenaient, Jean et moi au début. Et à présent, où était-il depuis hier ? Et moi ? Moi qui ? J’ai payé, il était temps de faire quelques courses avant d’aller chercher Louis.
*
Je tanguais dans les allées du supermarché avec Radio Nostalgie pour m’accompagner, au rythme d’un vieux tube je fredonnais, c’était le temps des bords de mer, le temps des Gainsbourg, des Prévert, je revois tes cheveux défaits, dans la chambre d’hôtel tu jouais, et moi sur la banquette arrière, je voyais le monde à l’envers, je ne suis pas chrétien, mais de tout je me souviens, les loups sont à la porte, un dernier coup d’œil en arrière, dans le rétroviseur, j’aurais voulu entendre la suite mais une voix dans le micro a coupé la chanson pour promouvoir les épinards, pendant quinze minutes et sous forme de galets surgelés. Devant le rayon frais, j’ai hésité, les haricots, les courgettes et les choux blancs me paraissaient superflus, qui les mangerait ? J’ai changé d’allée et déposé un gros pot de Nutella dans le chariot, ensuite trois paquets de pâtes (nœuds papillons, tagliatelles et vermicelles en lettres minuscules), un sachet d’emmental français râpé, des biscuits petits-beurre, du pain brioché et quatre bouteilles de Morgon, j’étais mariée. Au passage à la caisse, Nadine m’a souri (pour elle au moins c’était facile, son prénom était épinglé sur sa poitrine) et cela m’a réconfortée, elle m’avait reconnue, même seule. Tout était comme hier, je suis très douée pour faire semblant, sept ans d’entraînement. Pareil devant l’école, idem aux autres 16h30. Les autres mamans, les maîtresses, celles des autres classes et celle de mon fils : en public nous jouons toutes parfaitement nos rôles, nous nous reconnaissons pour ce que nous sommes. Et encore cette fois-ci, avec mon fils parmi d’autres visages d’enfants et de fils.
« Il est rentré papa ? »
Entre la première et la deuxième bouchée du pain au chocolat. Je n’ai pas entendu la question, pour cette fois ça passera.
*
Pendant cinq jours, entre 8h30 et 16 heures, j’ai posé du vernis sur mes ongles de pieds (d’abord « Rouge Noir », lendemain « Crépuscule », surlendemain « Orgasme ») et des bigoudis chauffant sur ma tête, j’ai acheté des vêtements que je savais ne jamais porter mais soldés, essayé de nouveaux parfums (« Ce soir où jamais », « Petite chérie », « Grand Amour »),  j’ai plongé ma cuillère directement dans le pot de Nutella ; après 20 heures, une fois Louis couché et son histoire du soir consommée, je reprenais le plateau anciennement dévolu au petit-déjeuner au lit de mon mari et y entassais mon dîner ; m’installais sur le canapé du salon ; posais une des quatre bouteilles de Morgon sur la table basse et deux verres à côté que je remplissais, la télé était allumée ; étalais l’emmental râpé sur le pain préalablement grillé encore chaud et mordais, la bouche éloignée de la tartine pour voir les fils de fromage s’étirer. Je ne me souvenais jamais m’être endormie sur le canapé avant de me réveiller pour rejoindre ma chambre, le jour n’était pas levé, les deux verres étaient vides. Je ne faisais rien, excepté m’occuper de Louis et attendre ; ou même pas. J’avais commencé par débrancher le téléphone puis j’avais fait couper la ligne et résilié l’abonnement. Hormis aux heures d’ouverture et de fermeture de l’école, je ne sortais plus. C’était tranquille, immobile, tellement qu’il fallait parfois que je pose ma main droite sur ma poitrine gauche pour vérifier. J’imaginais les questions que la concierge me poserait si elle me croisait, celles de ma belle-mère si elle se déplaçait – mais ne devrait-elle pas disparaître en même temps que son fils ? J’imaginais la maîtresse de mon fils me convoquant, alarmée des propos étranges de Louis sur la disparition de son père, chère madame ne croyez pas que je tiens pour vérité tout ce que me racontent les enfants… beaucoup d’affabulations…le roman familial …  l’Œdipe indispensable, mais enfin ; je calculais l’argent que je devrais payer à la femme de ménage, comment lui annoncer que, désolée mais ce mois-ci je ne pourrai pas ;  je me répétais les excuses que j’invoquerais auprès de cet éditeur qui attendait une nouvelle traduction d’un auteur néerlandais best-seller, j’avais oublié leurs noms à tous les deux.
*
Un premier week-end est arrivé. Une autre semaine a passé. Un vendredi, j’ai refait le numéro de mon mari, une voix inconnue m’a répondu, j’avais commis une erreur. Et si l’erreur était ancienne ? Son bureau non plus ne répondait plus.
À l’heure d’aller chercher Louis, j’ai pris mon sac et en plus des clés de l’appartement, celles avec un gros cœur en cuir rose. Au sous-sol de l’immeuble, la voiture m’attendait, encore une habitude abandonnée, j’avais pourtant été une excellente conductrice.
*
C’est à cause de la chanson sur Radio Nostalgie. Les bords de mer, j’ai choisi les plus proches et nous avons roulé fenêtres ouvertes sans regarder dans le rétroviseur, dormi sur la banquette arrière.
Combien de temps sommes-nous restés ? Mes cheveux et ceux de Louis avaient beaucoup poussé, les joues de mon petit garçon prenaient une couleur d’abricot, ses pantalons devenaient trop courts et les miens trop serrés, et nous avions besoin de linge propre, il était temps de rentrer, je savais qu’il le fallait, mais je savais aussi que personne ne nous y attendait, ou seulement l’école. Nous aurions pu disparaître nous aussi. « Finies les disparitions », ai-je dit alors tout bas, face à la mer ; « finies les vacances », ai-je dit tout haut à mon petit garçon, son dernier château serait un chef-d’œuvre, avec des donjons très hauts pour nous protéger.
La marée pouvait monter.
Plus tard dans le hall de notre immeuble, j’ai enlevé l’étiquette collée sur la boîte aux lettres, Monsieur et Madame Jean Magidoff, mais que mettre à la place ? J’ai eu un blanc, que j’ai laissé.
*
Des jours et des semaines ont passé, l’été arrivait et ses vacances. Personne ne s’étonnait plus d’une absence qui restait inaperçue, c’était très discret. Est venu le moment avec Louis où nous avons cessé de compter les dodos sans son père, nous avions dépassé les doigts de nos deux mains et même ceux de nos pieds. L’impression de vide s’était envolée et la maîtresse ne posait plus de questions, ni les autres mamans, j’aurais aimé leur demander si elles aussi avaient eu un mari un jour, et ensuite plus de mari, et si elles avaient fini par s’y habituer aussi, tandis que de nouveaux prénoms surgissaient dans nos conversations, appelez-moi Irène, je préfère.
J’avais repris le livre de cette Marie dans la bibliothèque, le livre au moins n’avait pas bougé de place. Après tout, peut-être que rien de spécial n’était arrivé, les hommes ont le droit de disparaître et les fantômes, d’exister.
Une nuit, je me suis demandé si ce n’était pas le bruit de la clé de Jean que j’entendais tourner dans la serrure et quelle tête il ferait quand il reviendrait, oui quelle tête il fera, que je me sois si bien débrouillée sans lui ;  mais je rêvais encore et ensuite je me suis rendormie avec ce quelque chose qui restait, suspendu comme une conversation, ou une présence, ce pouvait être Louis ou Jean à mes côtés, à moins que ce ne fût plus ni l’un ni l’autre, ni vraiment moi dans ce lit-là. Personne....

Tout à l’heure mon mari m’a appelée pour me dire : « Je ne rentre pas. » Je n’ai pas pensé à lui demander pourquoi, notre fils était nu dans la salle de bains, l’eau coulait, je n’ai pas voulu prendre le risque d’une chute sur le carrelage, j’ai dit d’accord et j’ai raccroché. Ensuite, j’ai fait ce que je fais en chaque fin de journée : savonner, sécher, mettre en pyjama, donner à manger, lire une histoire, faire un câlin. Ce n’est qu’après avoir couché Louis que je me suis interrogée : un dîner de travail ou un verre entre amis ? Il était déjà tard, j’avais faim. Sur le plateau habituellement dévolu au service du petit-déjeuner au lit de mon mari, j’ai déposé une assiette, un verre à pied, une serviette en papier ; ouvert le frigidaire, pris la fin du Comté douze ans d’âge, ôté le bouchon de la bouteille de Morgon entamée la veille ; me suis servie, de vin et de fromage, et ainsi chargée de mon dîner, me suis déplacée jusqu’au salon. Trente minutes plus tard, j’étais au lit avec un livre. Pourquoi attendre ? * Au matin, mon mari n’était toujours pas rentré. Son côté du lit était tel que je l’avais laissé en m’endormant de mon côté à moi, lisse et ordonné. Je n’ai rien imaginé, j’ai constaté : pas là. Je n’étais pas inquiète, plutôt en colère. Il aurait pu prévenir. Que raconter à Louis ? Voilà ce qui me préoccupait en buvant mon café. Et notre petit garçon s’est réveillé. « Papa…

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