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Philippe Descola (détail) ©-MAXIME-SUDOL_ima

Philippe Descola : Penser les futurs

Serge Bramly

entretien avec un anthropologue star
Élève et disciple de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola a vécu deux ans avec les Indiens Achuars pour étudier la relation entre culture et nature. Et, à partir de cette expérience, questionner notre rapport au monde.
Lors d’une conversation que nous avions eue en 1985, Claude Lévi-Strauss, me disait qu’il eût aimé vivre à l’époque du cousin Pons, quand subsistaient des cultures indigènes vierges : « Le XIXe siècle était à cheval entre deux mondes. Il donnait la possibilité de circuler, et certaines choses y étaient encore qui ne sont plus. » L’inconvénient, ajoutait-il, était que lui auraient manqué alors les données, les outils nécessaires pour mener une étude à son goût, car notre capacité à comprendre les cultures lointaines et le délitement desdites cultures a progressé de concert.Titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France, à la suite de Françoise Héritier, Philippe Descola a dirigé, de 2001 à 2013, le Laboratoire d’anthropologie sociale, fondé par Lévi-Strauss dont il avait été l’élève, et c’est tout naturellement que notre entretien débute par une évocation de ce dernier.
« Mon rêve à moi, me dit en souriant Philippe Descola, aurait été de parcourir les Amériques en 1491, dans une sorte de soucoupe volante... J’aurais été heureux de voir à quoi ça ressemblait, avant qu’on commence à tout bousiller. Mais c’est de la science-fiction ; ça signifierait, en effet, d’avoir alors la vue que j’ai pu acquérir. Même si j’étais quelqu’un d’aussi inspiré que Montaigne, ce serait difficile…
— Vous vous êtes d’abord orienté vers la philosophie.
— Comme Lévi-Strauss. C’est un grand classique de nos sciences sociales. C’est même ce qui distingue l’anthropologie française de ses consœurs : la formation philosophique de la plupart de ses praticiens, le fait qu’ils aient -souhaité sortir de la philosophie pour se frotter aux dimensions empiriques de l’altérité. Et donc ne pas poursuivre des expériences de pensée qui peuvent être intéressantes, mais qui ne donnent pas de véritable distance. On dit toujours que le regard philosophique, c’est l’apprentissage de l’étonnement, mais les anthropologues ont cette extraordinaire chance de pouvoir être étonnés au départ. Alors, oui, j’ai souhaité sortir de la philosophie, sans abandonner pour autant les exigences, disons, d’élucidation conceptuelle qu’on acquiert grâce à elle. 
— Comment était-ce de travailler sous la direction de Lévi-Strauss ?
— Tristes Tropiques avait été une révélation. J’avais pour lui une immense admiration intellectuelle, et c’était le professeur tout indiqué pour diriger ma thèse : il y avait peu de spécialistes de l’Amazonie à l’époque. C’était un maître extraordinairement généreux, et très peu directif. Lorsque, avant de partir sur le terrain, je lui ai exposé tout ce que je comptais faire, dans un détail un peu verbeux sans doute, il m’a dit : « Cher ami, laissez-vous porter par le terrain. » Conseil que j’ai bien retenu et que je transmets pieusement à mes étudiants. C’est le terrain, ce sont les circonstances qui décident au fond de ce qui sera l’axe du travail qu’on va mener. Personnellement, j’allais en Amazonie pour étudier les rapports d’une société à son environnement. Mais encore faut-il que le problème qu’on se pose concerne les gens chez qui l’on va. On ne peut pas prédéterminer un domaine d’étude si ces gens n’ont pas d’intérêt pour la question.
— Ce fut le cas ?
— Oui, et ça a profondément ébranlé mes certitudes. Ce que j’étais venu chercher ne correspondait pas du tout à ce que j’observais sur le terrain. Je voulais étudier la socialisation de la nature dans une société que n’avait pas trop altérée l’expansion coloniale, le néocolonialisme, les institutions du capitalisme. Chez les Jivaros Achuars d’Équateur, auprès de qui j’ai vécu de 1976 à 1978, il n’y avait pas de salariat, pas d’argent, ni rien de ce qui caractérise la société industrielle. Et j’ai découvert des gens pour qui la nature n’existait pas. Avec les plantes, les animaux, avec leur environnement, ils entretenaient des rapports de personne à personne. Au cours des siècles, des millénaires, ils avaient transformé le milieu qu’ils occupaient, de sorte que pour eux ce n’était pas de la nature à proprement parler, c’est-à-dire une sorte d’écosystème dans lequel ils auraient été parachutés, mais une niche écologique qu’ils avaient eux-mêmes fabriquée au fil du temps.
— La nature leur était une sorte de maison ?
— C’est le sens du titre que j’ai donné à ma thèse lorsque je l’ai publiée : La Nature domestique, de domus, la maison. 
— On dirait que le hasard joue un rôle important dans votre discipline.
— L’ethnographie est une expérience très subjective. Aucune enquête n’est reproductible. Ce qui compte, c’est l’humilité et un intérêt éveillé à tout instant pour ce qui se dit, ce qui se passe. On assiste à quelque chose, on entend un propos, qui met sur une piste inattendue. C’est un peu ce que j’analyse dans Les Lances du crépuscule. Ça ne signifie pas pour autant que le travail soit complètement sui generis. Un collègue américain, qui a travaillé chez des Jivaros du Pérou, à peu près à la même époque que moi, est parvenu à des conclusions analogues. Il faut dire que nous sommes restés plus longtemps sur le terrain que nos prédécesseurs, et que nous avons appris les langues autochtones. D’une certaine façon, mieux on comprend la langue du peuple chez qui l’on vit et moins on a besoin de poser de questions, parce qu’on devient une éponge : tout est donné au quotidien, il suffit de participer sur le mode du bavardage à la vie commune. La communication verbale est essentielle.

« Mieux on comprend la langue du peuple chez qui l’on vit et moins on a besoin de poser de questions. »

— Vous preniez part aux tâches quotidiennes du village ?
— Pour autant que j’en sois capable... Ma femme, qui m’accompagnait (elle est ethnologue), était beaucoup plus compétente. Elle participait aux travaux du jardin ; la division du travail est assez marquée chez les Achuars. Et comme je n’étais pas chasseur, ni pêcheur, ni capable d’aider à la construction d’une maison, parce que je suis assez maladroit, disons qu’on me pardonnait gentiment ma maladresse…

Philippe Descola ©MAXIME SUDOL
— Comment étiez-vous perçus ?
— L’intérêt était au fond réciproque : des leçons de vie venues d’ailleurs. Les Achuars n’avaient pas vu beaucoup d’étrangers. C’étaient des guerriers, qui avaient résisté à la colonisation espagnole, puis aux États-nations, mais ils nous ont accueillis avec une grande générosité. Nous n’étions pas très exigeants, et nourrir deux personnes de plus dans une maisonnée de trente-cinq ne posait pas de vraie difficulté. Au bout de quelques mois, ils nous ont même demandé de nous installer définitivement. Il a fallu expliquer que nos parents nous attendaient dans notre pays.
— C’est donc à votre retour que s’est imposée l’idée d’explorer les différents rapports de continuité et discontinuité qui existent entre culture et nature. En quoi l’ontologie animiste diffère-t-elle de la nôtre, que vous qualifiez de naturaliste ? 
— L’opposition traditionnelle entre nature et société me paraissait un pilier inébranlable de la nature humaine, et ça avait été un choc de constater qu’elle n’avait guère de pertinence pour les Achuars. Dans ce que j’ai appelé l’archipel animiste, on décèle dans la plupart des éléments du monde une intention, comme l’expression d’une subjectivité, qui est avérée dans les rêves, dans les contacts interpersonnels que chaque humain entretient avec les non-humains – les plantes, les animaux, les esprits. Pour les animistes, chaque espèce a ses caractéristiques propres, qui lui ouvrent des mondes et en ferment d’autres. Autrement dit, il n’existe pas un monde unique, mais une conjugaison de mondes divers, ouverts à chaque espèce. C’est évidemment complètement différent de la tradition naturaliste occidentale dans laquelle il y a des lois universelles de la nature, de la physique, de la biologie, de sorte que tous les éléments du monde obéissent aux mêmes mécanismes.
— Dans votre livre Par-delà nature et culture, vous en êtes venus à différencier quatre ontologies, quatre types de rapport entre humains et non humains, donc quatre façons d’envisager ce que nous entendons par nature. En plus du naturalisme occidental et de l’animisme, vous citez le totémisme, l’analogisme. Chacune de ces formes de rapport au monde impliquant des dispositions morales et cognitives différentes…
— Quand je me suis rendu compte que l’opposition entre nature et culture n’était pas universelle, il m’a paru utile d’aller voir comment les choses s’organisent autour de la planète, de dresser un inventaire. Pour mes prédécesseurs, le totémisme était simplement un dispositif classificatoire. En lisant des ethnographies sur l’Australie, je me suis aperçu que ça allait au-delà, que c’était véritablement une ontologie, en ce sens qu’il y avait là une autre façon d’établir une continuité entre humains et non-humains, à partir de propriétés intrinsèques. Un groupe totémique partage des aptitudes issues d’un prototype, qui n’est pas un ancêtre au sens classique : il est à la tête d’une lignée dont on va hériter des droits, des prérogatives, des qualités, lesquels sont réinjectés dans le groupe à chaque génération. Ceux-ci ont de particulier qu’ils sont rendus manifestes par un totem, qui est dans la majorité des cas un animal dont le nom désigne une qualité englobante : le lent, le rapide, etc. Cet animal n’est qu’une instanciation d’une qualité ; ce n’est pas un symbole, un emblème, ni un taxon zoologique, mais une figuration, la figuration d’une qualité sous laquelle vont être subsumées un grand nombre de qualités particulières que partagent humains et non-humains à l’intérieur d’un même groupe totémique. Si vous préférez, on ne descend pas du kangourou : on a acquis d’un totem qu’on nomme kangourou certaines qualités qui sont instanciées de façon évidente, si je puis dire. 

« Le naturalisme vient de l’obsession de la mimêsis, d’une imitation croissante du réel, mais aussi d’une volonté de domination de la nature. »

— Et l’analogisme ?
— L’ontologie analogique est à la fois plus compliquée et plus spontanément concevable, parce que nous en conservons des aspects, qui nous viennent de l’Antiquité, du Moyen Âge, de la Renaissance. L’analogisme porte l’idée que le monde est composé d’une très grande quantité de singularités, d’éléments disparates, et que pour mettre de l’ordre dans ce fatras il faut établir des correspondances. Ainsi la relation spéculaire du microcosme et du macrocosme. Dans les ontologies analogistes, en Afrique de l’Ouest, dans les Andes, au Mexique ou en Extrême-Orient, des liaisons profondes unissent les destinées. Ces systèmes de correspondance établissent une continuité entre des champs qui peuvent être perçus au départ comme divergents. Songez à la théorie médicale des signatures, où la forme de la plante utilisée ressemble à la partie du corps qu’on veut guérir. De tous les systèmes, l’analogisme est sans doute le plus partagé. Et si je devais risquer une hypothèse historique, mais je ne suis pas historien, il s’est développé sur le terreau de l’animisme au fil des millénaires en raison de la multiplication de composantes morales et physiques : devenues difficiles à maîtriser, il fallait les reconnecter. Et c’est au terme de cette évolution que le naturalisme est apparu.
— Créant une discontinuité inédite, unique, hégémonique aujourd’hui... Dans votre dernier livre, Les Formes du visible, vous reprenez cette division en quatre ontologies, animisme, totémisme, analogisme et naturalisme, dans le même ordre mais sous l’angle des images.
 — J’avais travaillé jusque-là sur des textes, des mythes, des récits ethnologiques, et il m’a semblé intéressant de voir si mes propositions étaient pertinentes dans un autre domaine. Cela a commencé par une exposition au musée du Quai Branly, que j’ai intitulée La Fabrique des images. J’avais quelques intuitions que je voulais tester auprès d’un public non averti, et j’y présentais des œuvres que je savais correspondre à l’un ou l’autre des quatre régimes ontologiques que j’avais définis. Je voulais voir si des procédés communs apparaissaient à des endroits différents de la planète sans qu’il y ait eu à l’évidence de circulation. Je vous donne un exemple. Il y a basculement quand on passe de la dimension physique d’un être à son intériorité, ce que j’appelle la commutation dans la limite, et certains masques y parviennent grâce à une division latérale faisant apparaître d’un côté un visage humain et de l’autre un visage animal, la demi-face humaine étant une manifestation de l’intériorité de la demi-face animale. Ces masques se rencontrent en Alaska, chez les Yup’ik, mais j’en ai repéré de similaires en Malaisie. Voilà donc un mécanisme visuel, employé par deux populations très distantes, destiné à rendre manifeste une même propriété de la métamorphose, qui est un des éléments centraux de l’animisme. J’ai poursuivi ainsi, de façon empirique, en piochant chez des populations qui relevaient de tel ou tel régime ontologique. Prenez les chimères : ces êtres composés d’éléments disparates appartiennent aux civilisations analogistes… Un peu comme Malraux pour son Musée imaginaire, j’ai vécu environné d’images, circulant entre elles jusqu’à ce que progressivement se dégagent des propriétés communes. 
— Vous prêtez aux artistes un certain don de clairvoyance. Si le naturalisme, a pris sa forme discursive au XVIIe siècle, avec Bacon, Galilée, Descartes, c’est-à-dire avec la révolution scientifique, on le voit apparaître bien plus tôt dans la peinture, écrivez-vous. De Dürer, vous dites qu’il est « aux avant-postes » de notre révolution ontologique.
— Oui, je pense que les imagiers – tous ne sont pas des artistes – anticipent dans leurs œuvres une manière de se figurer le monde qui précède la pensée réflexive, et qu’ils la stabilisent. Cela se voit en Europe, vers 1420, avec l’attention portée par les peintres Flamands aux détails, à la matière, aux textures. Et de même, au début du XXe siècle, avec le cubisme, lorsque le naturalisme s’effrite ; cela a produit l’esthétique hybride actuelle, mondialisée, moins anthropocentrée, qu’on a toujours du mal à qualifier philosophiquement.
— Vous intitulez Simulacre le chapitre que vous consacrez à l’art occidental. Comment est-on passé de la vision antique à celle de la chrétienté, puis à celle du monde moderne ?
— Le naturalisme, au sens d’une extériorité de la nature, commence très tôt, avec la pensée grecque, mais c’est un phénomène de lente décantation, de purification, si je puis dire, qui a transformé peu à peu pour nous la nature en un domaine autonome, opposé à la culture. La pensée chrétienne, le monothéisme, a proposé ensuite une distinction entre le créateur et le créé. Les premières images de dévotion mettaient l’accent sur l’intériorité humaine, comme on ne l’avait jamais fait auparavant, contribuant à singulariser l’homme à l’intérieur de cet ensemble qu’est la cité de Dieu. Disons que le naturalisme s’appuie sur ces deux piliers : la singularité absolue des humains d’un point de vue cognitif et moral et la mathématisation du monde. C’est ce qui s’est développé dans les ateliers des imagiers de la Renaissance avec l’usage de la perspective, avec la géométrisation de l’espace : une façon nouvelle de rendre visibles certaines propriétés du monde, théorisées bien plus tard. Le naturalisme vient de l’obsession de la mimêsis, d’une imitation croissante du réel, mais aussi d’une volonté de domination de la nature. Ce rapport dominateur au non-humain et cette volonté effrénée d’émuler la vision humaine, c’est ce qui tranche avec toutes les autres formes iconographiques. On a parfois une impression de ressemblance avec la peinture chinoise de paysage, par exemple, alors qu’en réalité les moyens employés et les buts poursuivis sont radicalement différents. L’Extrême-Orient n’a pas de volonté de représentation, sinon celle de représenter un état intérieur, ou plus exactement une correspondance, entre un état intérieur et ce que l’on a observé. Il ne s’agit pas là d’émuler la vision humaine ; il s’agit peut-être d’émuler la sensibilité humaine, mais alors c’est une émulation qui n’est pas mimétique. 

« Mon expérience des rapports avec les responsables politiques a toujours été décevante. On m’a demandé mon avis quelques fois. On ne l’a jamais suivi. »

— Pourquoi, si l’analogisme est autant partagé, avec toutes sortes de formes hybrides, j’imagine, le naturalisme qui en découle n’a-t-il pas émergé ailleurs qu’en Europe ? 
— J’aime cette formule de Merleau-Ponty, dans ses cours sur la nature : ce n’est pas le cumul des trouvailles scientifiques qui a changé l’idée de nature, c’est le changement de la conception de la nature qui a permis le développement des sciences positives… Le naturalisme aurait pu surgir en Chine, peut-être. Certains courants sceptiques auraient pu y aboutir ; mais ils n’ont pas fait école. Ou à Bagdad, pour les mêmes raisons : il n’y a pas eu l’enclenchement nécessaire. Ou même en Grèce, auparavant, avec les Épicuriens, si l’atomisme n’avait pas été une métaphysique plus qu’une physique, une morale plus qu’une théorie du monde… Disons que les circonstances n’étaient jamais complètement réunies pour que ça prenne. Ce n’est vraiment qu’en Europe, à partir du XVIIe siècle, qu’on trouve une expérience de pensée réalisée dans un appareil comme la pompe à air, avec les hémisphères de Magdebourg, où le témoignage public des observateurs permet d’avérer le bien-fondé de l’idée et de ses résultats.
— Je dois avouer qu’après vous avoir lu, on ne peut s’empêcher de jouer avec votre système, et de s’amuser à repérer partout des aspects animistes, ou analogistes…
— Oh, j’ai moi aussi cette tentation !
— Envisagez-vous de poursuivre votre étude en l’étendant à d’autres activités humaines ? À la cuisine, à la musique ?
— Il n’y a de vraie bonne cuisine qu’analogiste, parce que la gastronomie est l’art de la composition. On met ensemble des choses, on expérimente des combinaisons. Mon expérience de la cuisine animiste n’a pas été très satisfaisante : terriblement plat ! Il y a d’excellents produits dans la forêt amazonienne, mais personne ne s’intéresse là-bas aux problèmes d’assemblage. Quant à la musique, elle n’est pas nécessairement expressive.
— La littérature ?
— Disons que ce serait possible avec les régimes narratifs. Il y a, par exemple, une différence fondamentale entre les mythes et les fables. Les mythes relèvent de l’animisme ; les fables, de l’analogisme. On pourrait appliquer ça aussi aux modes d’organisation de l’espace et aux régimes de temporalité. Ce que Mircea Eliade a appelé l’éternel retour, c’est-à-dire une conception cyclique du temps, est caractéristique de l’analogisme. Comme au Mexique, en Extrême-Orient : à la fin d’un cycle l’univers s’effondre. La flèche du temps appartient en revanche au naturalisme. L’animisme a pour sa part un temps complètement aplati, comme un présent éternel. Il ignore les grands mythes cosmogoniques, racontant la constitution progressive du monde. Ses mythes commencent bien par la formule il y a longtemps, mais simplement pour signifier une antériorité. Ils sont plutôt axiomatiques, en ce sens qu’ils décrivent des événements qui ont permis que soient distribuées les propriétés des êtres avec lesquels on interagit au quotidien. Il ne s’agit pas du résultat d’actions passées, mais des conditions de base pour comprendre ce qui se passe maintenant. Comme l’a montré Lévi-Strauss, les mythes animistes parlent d’un temps où les humains et les animaux cohabitaient, communiquaient, où il existait des êtres qui n’étaient ni humains ni animaux : rien n’avait encore de forme définie. Durant cette période, chaque espèce va acquérir une forme singulière, sa forme actuelle. C’est donc une histoire naturelle de spéciation à partir d’un état culturel commun, pas du tout le passage de la nature à la culture, mais celui d’une culture généralisée à des formes naturelles distinctes ; c’est pour ça que, dans l’animisme, tous les êtres ont à la fois une intériorité et des formes différentes donnant accès à des mondes différents. Dans le totémisme, le cosmos est également déjà constitué, mais il est informe. Chez les aborigènes, en Australie, les récits tournent autour de l’apparition des prototypes totémiques. Ils font intervenir les grandes catégorisations, les séparations, les agglomérats entre humains et non-humains, et c’est là qu’intervient ce qu’on appelle le temps du rêve.

« Quand on a vécu dans une société sans exploitation, ou la sphère économique n’est pas séparée de la vie sociale, on prend une conscience particulière des inégalités. »

— Lorsqu’on referme vos livres, on garde un petit regret : que l’anthropologie ne tienne pas un rôle plus important dans notre société, dans les décisions politiques… Lévi-Strauss avait été sollicité, en 1989, pour participer à l’amendement éventuel de la charte des Droits de l’homme. Il voulait y inclure le droit des espèces – des non-humains. Il ne semble pas qu’il ait été entendu. Serait-ce encore le cas aujourd’hui ?
— Mon expérience des rapports avec les responsables politiques a toujours été décevante. On m’a demandé mon avis quelques fois. On ne l’a jamais suivi, parce que les hommes politiques sont constamment dans ce que j’appellerais le solutionnisme technique. Confrontés à des situations d’urgence, ils se contentent d’apporter des solutions immédiates à des problèmes à court terme. Il est difficile pour eux de prendre en considération ce que les anthropologues leur apportent, c’est-à-dire un imaginaire qui permette de comprendre le système à l’intérieur duquel nous vivons. L’unique solution me paraît de s’y mettre soi-même…
— Les propos des anthropologues ne sont pas toujours à la portée de tout le monde.
— Voilà pourquoi je viens de terminer, avec un coauteur qui fait des bandes dessinées, Alessandro Pignocchi, un livre intitulé Ethnographie des mondes à venir. C’est un dialogue graphique, avec une portée didactique, qui essaie d’imaginer des alternatives à l’idée que la situation présente, le capitalisme qui nous domine de sa logique d’acier, est vouée à se perpétuer jusqu’à la fin des temps. 
— Serait-ce un écho de votre engagement marxiste de jeunesse ?
— Non, je me suis vite rendu compte, surtout en Amérique latine, que les voies d’émancipation du prolétariat étaient au mieux illusoires, au pire une erreur funeste. L’expérience anthropologique, la familiarité avec des modes très différents de vivre la condition humaine et le rapport au monde, est en revanche une source importante non pas de transposition, ce serait naïf, mais de stimulation intellectuelle, de tremplin pour penser des futurs différents. Quand on a vécu dans une société sans exploitation, ou la sphère économique n’est pas séparée de la vie sociale, on prend une conscience particulière des inégalités et des formes de domination qui ont cours : elles vous sautent au visage avec une crudité et une violence extrême. L’anthropologie permet d’incessants allers-retours : elle réinterroge le naturalisme, puisque le naturalisme a été la condition du capitalisme, elle porte un regard critique sur le soubassement ontologique qui a rendu possible des modes d’exploitation et de domination des humains et de la nature, avec les résultats catastrophiques que l’on sait. Je ne crois pas au prophétisme ; il y aurait plutôt un équilibre à trouver entre ce qu’on peut apporter en matière de réflexion critique et de propositions. La fréquentation des autres civilisations est en tout cas fondamentale pour introduire des doutes quant à nos prétentions. 
— Vous évoquez souvent le pouvoir agissant des images. Si l’anthropologie est dotée elle aussi d’un pouvoir agissant, ne devrait-elle pas alors être enseignée à l’école ? 
— Ça fait longtemps que je milite pour ça. Je donne assez régulièrement des cours dans les lycées. Ça me paraît fondamental. Deux sciences devraient, à mon sens, s’imposer dans le secondaire, deux sciences essentielles de la complexité : l’écologie et l’anthropologie. » 
Entretien réalisé le mardi 14 juin 2022, au Collège de France, à Paris....

entretien avec un anthropologue star Élève et disciple de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola a vécu deux ans avec les Indiens Achuars pour étudier la relation entre culture et nature. Et, à partir de cette expérience, questionner notre rapport au monde. Lors d’une conversation que nous avions eue en 1985, Claude Lévi-Strauss, me disait qu’il eût aimé vivre à l’époque du cousin Pons, quand subsistaient des cultures indigènes vierges : « Le XIXe siècle était à cheval entre deux mondes. Il donnait la possibilité de circuler, et certaines choses y étaient encore qui ne sont plus. » L’inconvénient, ajoutait-il, était que lui auraient manqué alors les données, les outils nécessaires pour mener une étude à son goût, car notre capacité à comprendre les cultures lointaines et le délitement desdites cultures a progressé de concert.Titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France, à la suite de Françoise Héritier, Philippe Descola a dirigé, de 2001 à 2013, le Laboratoire d’anthropologie sociale, fondé par Lévi-Strauss dont il avait été l’élève, et c’est tout naturellement que notre entretien débute par une évocation de ce dernier. « Mon rêve à moi, me dit en souriant Philippe Descola, aurait été de parcourir les Amériques en 1491, dans une sorte de soucoupe volante... J’aurais été heureux de voir à quoi ça ressemblait, avant qu’on commence à tout bousiller. Mais c’est de la science-fiction ; ça signifierait, en effet, d’avoir alors la vue que j’ai pu acquérir. Même si j’étais quelqu’un d’aussi inspiré que Montaigne, ce serait difficile… — Vous vous…

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