Le retour de la question sociale
Malgré leur résilience attestée par le succès des différentes stratégies pour surmonter la crise sanitaire, les économies occidentales se trouvent aujourd'hui face à des impératifs antagonistes.
En France, les questions sociales ont été mises de côté pendant la pandémie. L’objectif commun était de préserver la société française face à un choc d’une ampleur sans précédent et d’une forme inconnue. Sur le plan économique, une forme de dynamique collective a permis de réduire l’impact de cette pandémie sur l’emploi afin de pouvoir ensuite repartir rapidement de l’avant.
La baisse de l’activité de 8% en 2020 en France a été ainsi presque compensée par la vive progression de 7% constatée en 2021. Le ministre de l'Économie Bruno Le Maire était même fier de communiquer sur ce rattrapage rapide de l’activité puisqu’à la fin de l’année 2021, le PIB, mesure la plus large de l’activité, avait dépassé son niveau de la fin 2019, à la veille de la crise sanitaire.
Sur l’emploi, les résultats constatés sont plus spectaculaires encore : le nombre de salariés était, à la fin 2021, bien supérieur à celui d’avant crise. Si 273 700 emplois salariés ont été perdus en 2020, (-1.1%) 743 000 ont été créés en 2021 (+2.9%). Cette accélération s’est prolongée au premier trimestre 2022 : les propositions d’embauches continuant à augmenter, les taux de vacance d’emplois n’ont jamais été aussi élevés.
Ces données chiffrées traduisent le succès de la stratégie menée par le gouvernement. Cependant, la résurgence de l’inflation et la nécessité de mettre en place la planification écologique changent les perspectives et la dynamique sociale. Face à la dégradation du climat, la première urgence est la mise en œuvre effective des moyens nécessaires pour converger vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Cela passera forcément par une forme de taxe carbone qui contraindra l’ensemble des utilisateurs d’énergies fossiles. Une décision difficile alors que la forte progression des prix à la consommation provoque une baisse de pouvoir d’achat pour de nombreux Français.
Ces deux questions vont être centrales dès l’automne.
Face au choc sanitaire, la stratégie européenne adoptée par la France a été de mutualiser le risque. L’impact négatif de la pandémie sur l’activité, notamment via les confinements, ne pouvait être amorti par chaque citoyen et chaque entreprise. Les conséquences auraient été bien trop importantes et destructrices. L’idée a donc été de lisser sur la durée l’effet de la secousse, quoi qu’il en coûte. Le gouvernement s’est substitué aux dynamiques de marché pour amortir le choc. L’indemnisation du chômage partiel, les prêts garantis par l’État et un ensemble de mesures complémentaires ont été mises en place pour prévenir l’impact de la crise sanitaire. L’explosion de la dette publique, conséquence logique, a été le prix à payer pour la préservation du tissu économique en attendant le retour à une situation normale.
En France, et plus généralement en Europe, la crainte était que le choc sur l’activité provoque une baisse de l’emploi considérable et que, par la suite, le taux de chômage reste durablement élevé. D’où les mesures préventives destinées à éviter les licenciements massifs et les fermetures d’entreprises afin de sauvegarder les emplois existants. Cette stratégie d’ensemble a bien fonctionné puisque, finalement, le coût social de la crise sanitaire, en termes d’emploi notamment, a été réduit. Les aides de l’État ont été telles que, en France, selon l’Insee, le taux de pauvreté n’a pas évolué entre 2019 et 2020, en dépit de la contraction de l’activité.
Les États-Unis ont adopté une stratégie opposée, permettant un ajustement immédiat du marché du travail : en avril 2020, lorsque l’activité a chuté et que les entreprises ont fermé, plus de 20 millions d’emplois ont été supprimés. Par la suite, les allocations chômage abondantes et les primes versées ont permis de solvabiliser la demande, remettant ainsi le marché du travail sur une trajectoire favorable à la création d’emplois. Cela a fonctionné puisque le chômage est revenu à son niveau d’avant crise.
Une autre dimension de la stratégie gouvernementale est apparue à l’automne 2021 lorsque les prix du gaz et de l'électricité ont vivement progressé. Le taux d’inflation était déjà élevé, en grande partie à cause de la flambée des prix de l’énergie. En septembre 2021, la moitié de l’inflation en France (2.2% alors) provenait de cette hausse. Cette contribution s’est ensuite accentuée avant de s’infléchir avec la mise en place du bouclier énergétique.
En prenant partiellement en charge la hausse du prix de l’énergie, le gouvernement visait à éviter un ajustement trop brutal de la demande qui aurait été préjudiciable à l’activité. L’autre objectif, implicite, était que ce surcoût n’affecte pas de façon décisive les négociations salariales : écarter toute idée d’indexation des salaires entraînant une persistance de l’inflation. Il ne fallait pas refaire les années 1970.
L’économie française est cependant profondément bousculée par l’accélération de l’inflation. En juillet 2020 elle s’est inscrite à 6.1% alors qu’elle était stable à moins de 2% depuis le milieu des années 1980. Elle n’était plus perçue comme un paramètre central dans la dynamique des négociations salariales. Les mouvements constatés sur le taux d’inflation ne reflétaient plus que les effets temporaires du prix du pétrole, tant à la hausse qu’à la baisse.
Au printemps 2022, tout change : face à une forte augmentation des prix, qui semble de plus s'inscrire dans la durée, les ménages français s’inquiètent pour leur niveau de vie, comme l’a récemment montré une enquête de l’Insee.
Qui va assumer les conséquences inévitables de la crise énergétique ? Globalement, elle se traduit par une considérable augmentation de la facture présentée à la France. Ce coût net est un prélèvement sur l’économie nationale que quelqu’un doit payer. Après le premier choc pétrolier, les entreprises en avaient assumé la plus grande part avec une baisse de leur taux de marge, alors que l’indexation des salaires sur les prix avait quasiment maintenu le pouvoir d’achat. Peut-on revenir à une configuration identique ? Surement pas car l’activité économique avait été pénalisée par cette faiblesse des entreprises et de leur investissement. Chacun des acteurs va devoir contribuer. Les entreprises bien sûr, car elles ne peuvent pas complètement répercuter les surcoûts de la crise énergétique. Mais aussi les ménages, avec une baisse du pouvoir d’achat. Et enfin l’État qui, via le bouclier énergétique, va mutualiser le choc dans la durée.
Par l’évolution passée du pouvoir d’achat et la capacité des entreprises à y faire face alors que la conjoncture s’infléchit et que l’inflation n’est plus aussi forte qu’au printemps 2022, la voie du compromis risque d’être très étroite.
La rentrée de septembre risque d’être plus complexe qu’attendu. Le maintien d’un fort taux d’inflation nourrit les anticipations de hausses de salaires, en phase avec les mesures prises par le gouvernement sur les programmes sociaux. Ce cadre d’ajustement dans la durée va être chahuté par l’évolution de la conjoncture. En septembre, des discussions reposeront sur des bases assez différentes. Pour compenser l’inflation passée, les salariés voudront négocier des salaires nominaux plus élevés au moment où les entreprises, après un début d’année robuste, seront confrontées à un ralentissement de leur activité. Sur ce point, on doit souligner que la conjoncture ralentit rapidement en Europe au début de l’été. Les flux de commandes sont plus faibles qu’il y a quelques mois alors que les stocks s’accumulent dans le secteur manufacturier. Cette situation n’est pas spécifique à l’Europe mais elle semble s’y installer un peu plus vite.
Cela a deux conséquences majeures. La première est que l’activité va probablement se contracter sur la deuxième partie de l’année. La capacité des entreprises à délivrer des salaires plus élevés se heurtera au maintien de leur marge. Cela sera un élément clé de la négociation salariale. Le second point est que la demande plus réduite se traduit déjà par une baisse très significative du prix des matières premières et des pressions inflationnistes. Dès lors, le cadre à l’automne pourrait refléter une inflexion dans la dynamique de l’inflation. Cela aura forcément un impact sur le rapport de force autour de la table des négociations.
Cette perception différenciée des problèmes va créer des tensions au sein de la société française, en dépit des mesures prises par le gouvernement. Entre les attentes sociales conditionnées par l’évolution passée du pouvoir d’achat et la capacité des entreprises à y faire face la voie du compromis risque d’être très étroite.
Le climat a été un axe majeur de la campagne du Président Macron lors du deuxième tour de la présidentielle. La planification écologique est le cadre choisi pour converger vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Les événements climatiques de l’été doivent nous convaincre de hâter le processus, en réduisant l’utilisation des énergies fossiles et nos émissions de gaz à effet de serre. Sur ce point, les efforts sont pour l’instant insuffisants par rapport aux objectifs définis par la France à l’horizon 2030 et pas assez ambitieux au regard de ceux fixés par l’Europe. Le gouvernement français envoie même des signaux contradictoires, puisque les subventions liées à l’usage des énergies fossiles ont été prolongées dans la loi sur le pouvoir d’achat.
Pour inciter à la réduction de la consommation d’essence, de gaz et de charbon, une taxe carbone sera nécessaire et devra être mise en place très rapidement. Une exigence d’autant plus forte que le prix du pétrole va fléchir avec le repli de l’activité. Pour forcer à la réduction de la consommation des énergies fossiles, l’action de l’État devra être rapidement inversée, passant de la subvention à la taxation. Cette exigence va s’imposer dès l’automne, avec tous les risques induits : on se souvient que l’affectation douteuse du produit de la précédente taxe carbone avait provoqué le mouvement des gilets jaunes. Pour limiter le danger d’explosion sociale, l’effet de redistribution devra être clairement établi.
Le gouvernement ne peut plus rester dans le cadre du quoi qu’il en coûte. D’abord parce qu’il est ruineux pour les finances publiques. Ensuite parce qu’il n’est plus la réponse aux questions posées. L’urgence est celle de l’adaptation de l’économie française à la trajectoire la menant vers la neutralité carbone. Cela implique des ajustements importants du processus de production et une adaptation nécessaire de l’emploi à ce nouvel environnement. Assurer les salariés plutôt que les emplois sera alors la bonne stratégie pour faciliter l’adaptation du marché du travail à ces nouvelles conditions. La question des allocations chômage et du niveau d’assurance qu’elles apportent risque alors de revenir sur le devant de la scène pour que l’économie française s’adapte de la façon la plus efficace à ce nouveau défi.
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