Le monde selon Kapuściński

William Emmanuel

PROFESSION REPORTER

Trouver l’anecdote révélatrice, la référence juste : c’est l’objectif de tout reporter soucieux de faire comprendre la situation d’un pays, d’une région. Et Ryszard Kapuściński avait un don particulier pour captiver ses lecteurs. Se rendant, en 1989, dans l’Union soviétique alors en pleine Perestroïka, il pose une question qui a une résonance particulière aujourd’hui : « Existe-t-il d’autres pays où la personnalité du souverain, les traits de son caractère, ses manies et phobies marquent aussi profondément les destinées de son pays, le cours de son histoire, avec ses hauts et ses bas ? » Enfonçant le clou, il convoque le poète polonais Mickiewicz, qui écrivait à propos de Nicolas 1er (1796-1855) :

Le Tsar est étonné
De peur tremblent
les Pétersbourgeois
Le Tsar est fâché
De peur meurent
ses courtisans
Mais les troupes s’endorment
Le Tsar est leur Dieu
Le Tsar est leur foi
Le Tsar est en colère
Nous réjouirons le Tsar !

Des vers que l’on croirait écrits pour Vladimir Poutine, ce Tsar d’un nouveau genre qui prétend restaurer la grandeur de la Russie et qui semble vivre dans la nostalgie de Pierre le Grand (1672-1725). Partir de cas particuliers pour atteindre l’universel, trouver la bonne formule pour résumer une situation : la marque de fabrique de Ryszard Kapuściński, qui avait un grand talent littéraire. A-t-il enjolivé les choses, comme le lui reprochent ses (rares) détracteurs ? A-t-il préféré imprimer la légende au détriment des faits ? Sans doute. Il n’a jamais caché ses sympathies pour les révolutionnaires. Comme le rappelle Pierre Assouline dans la préface des Œuvres du journaliste et écrivain polonais (Flammarion), il n’a pas voulu révéler la présence secrète d’instructeurs cubains auprès des indépendantistes marxistes du MPLA en Angola pour ne pas desservir une cause pour laquelle il avait quelque sympathie. Coupable autocensure ? C’est évidemment le cas et c’est le risque du journalisme engagé. Pour autant, il serait injurieux de réduire les articles de Ryszard Kapuściński à un ensemble de tracts militants.

Ce qui soulève une question fondamentale : le journalisme peut-il prétendre être objectif ? Disons-le clairement : l’objectivité n’existe pas et ne peut pas exister dans le journalisme. Seul un objet peut être objectif. Les médias anglo-saxons, qui prétendent à l’objectivité parce qu’ils publient les informations et les opinions dans des sections différentes n’épousent-ils pas, à quelques rares exceptions près, les idées véhiculées par leurs dirigeants politiques ? N’ont-ils pas soutenu quasi unanimement la guerre en Irak, en 2003, sans se soucier de vérifier les informations fournies par la Maison Blanche et le 10 Downing Street ?

Plutôt que de courir après une objectivité chimérique, le journaliste doit s’efforcer d’être honnête. Cela suppose de rapporter les faits tels qu’ils sont et non tels que l’on voudrait qu’ils soient. Cela implique aussi de « croiser » les sources et d’éviter des articles n’offrant que le point de vue d’un seul camp. En dépit de ses convictions assumées, Ryszard Kapuściński a toujours réussi à présenter un tableau complet du pays qu’il visitait. Il vivait au plus près des habitants. L’agence de presse polonaise PAP qui l’employait n’avait pas les moyens financiers de le loger dans les hôtels de luxe prisés par les correspondants des grands médias occidentaux. Cela allait très bien avec sa très grande ouverture d’esprit. Sa conception est résumée dans un livre paru en Italie, en 2000 : Un cynique pourrait ne pas convenir à cette profession : Conversations sur le bon journalisme. Nombre de journalistes allant en reportage sont blasés et se contentent de valider leurs présupposés. Rien de tel avec Kapuściński qu’on imagine toujours heureux de découvrir une nouvelle facette de la nature humaine.


Œuvres, de Ryszard Kapuscinski (Flammarion), 1488 pages, 35 €.

Sont-ce ses origines qui lui ont permis d’avoir une approche similaire à celle d’Albert Londres ou de Joseph Kessel ? Né en 1932, ce fils d’un résistant polonais s’est essayé à l’écriture dès l’âge de 17 ans dans l’hebdomadaire Dziś i Jutro et a trouvé sa voie. Il réalise très tôt des reportages à l’étranger pour diverses publications. Mais son nom reste attaché à l’agence PAP, qui lui a confié le poste de correspondant en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Ses récits les plus fameux sont connus : la chute d’Hailé Sélassié en Éthiopie, du Chah en Iran, la guerre du football entre le Salvador et le Honduras en 1969. Autant d’histoires que chacun devrait lire pour comprendre notre monde actuel.



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