RENTRÉE LITTÉRAIRE
Il était temps. Après des années à se demander quel éditeur publierait le plus de livres pour la (trop) foisonnante rentrée littéraire d’août-septembre, bien que seule une poignée d’ouvrages se détache du lot, l’industrie du livre propose « seulement » 490 livres cet automne, alors que les chiffres des saisons précédentes avaient pu atteindre les 650. Ouf. Et cette rentrée n’en est pas moins passionnante, déconstruisant les liens à l’exil, au désir, à ce que l’on est ou ce que l’on veut devenir.
Après des mois de crise sanitaire, des récits introspectifs réussissent, cependant, à évoquer la place de l’autre. Dans La Dépendance, paru chez Gallimard, la Britannique Rachel Cusk s’inspire des mémoires de Mabel Dodge Luhan, qui avait hébergé D.H. Lawrence pendant plusieurs mois. La narratrice est quelque peu névrosée, ambivalente, et trépigne à l’idée de recevoir dans sa dépendance, au milieu des marais, un peintre qu’elle vénère. Évidemment, cela ne va pas se passer comme prévu. Grinçant et impitoyable ! Les interlocuteurs masculins sont aussi au cœur du sujet des Françaises Emmanuelle Richard avec Hommes (Éditions de l’Olivier) et Emma Becker avec L’Inconduite (Albin Michel). Dans le premier, nous sommes à Paris, en 2038, et l’héroïne reconnaît un ancien amant dans l’avis de recherche d’un criminel. Elle se souvient alors de leur rencontre, vingt ans plus tôt, lorsqu’en recherche d’un nouveau souffle, elle partit s’isoler à l’étranger et cèda aux avances d’un imposant Texan… Après La Maison, qui relatait son expérience de prostituée berlinoise, Emma Becker poursuit brillamment son analyse du désir dans ce qu’elle affirme être une fiction mais qui cite, dès l’ouverture, Hervé Guibert. Ce qui n’est pas un hasard… En résulte une Inconduite aussi fiévreuse que cérébrale. L’Espagnole Eva Baltasar, elle, raconte dans Boulder le coup de foudre entre deux femmes, dont l’une souhaite devenir mère. L’autre, une narratrice misanthrope et viscéralement autonome, ne partage pas le même besoin… On est porté par une prose âpre, proche de la scansion, parfois mordante. Un style aux antipodes de la plume souvent tendre de l’Irlandaise Sally Rooney, autrice du best-seller Normal People, qui avait donné lieu à une série télévisée tout aussi populaire. Dans Où es-tu, monde admirable ? (Éditions de l’Olivier), on assiste à l’apprentissage parallèle de deux amies, qui, dans un contexte sociétal hautement angoissant, voient faiblir leur lien, et peinent dans leurs relations amoureuses.
C’est une narration triangulaire que propose, chez P.O.L., Emmanuelle Bayamack-Tam – également éditée sous le nom de Rebecca Lighieri. La Treizième Heure donne à entendre la voix d’un personnage, Farah, déjà au centre de l’un de ses précédents romans, le très réussi Arcadie. Ici, elle n’est plus tout à fait la même, ni tout à fait une autre, mais, comme son double antérieur, elle est ado, intersexuée, très maline, et a grandi au sein d’une secte fondée par son père, Lenny – une drôle d’église féministe, queer et écologiste. On s’y abreuve de poésie et de vérité, sauf lorsqu’il s’agit de la mère de Farah… Dans l’air du temps sans être opportuniste, drôle et très vif, La Treizième Heure est ce qu’on appelle un page-turner.
Avec le bouleversant Secret de la force -surhumaine, publié chez Denoël, l’autrice de BD américaine Alison Bechdel livre aussi une œuvre hors norme. Après deux romans graphiques consacrés à son père et à sa mère, elle choisit l’angle singulier (et abyssal !) de l’exercice physique pour rapporter son évolution personnelle, artistique et sexuelle. Cette figure incontournable des cartoons queer, notamment grâce à Gouines à suivre, est à l’origine du fameux test de Bechdel selon lequel un film devrait répondre aux trois critères suivants : comporter au moins deux personnages féminins, lesquels doivent parler ensemble, et d’autre chose que d’un homme ! Également inscrit dans une quête existentielle, Une terrible délicatesse, premier roman de la presque sexagénaire Jo Browning Wroe, a récemment ému nos voisins outre-Manche avant d’être traduit chez Les Escales. Alors que le jeune William vient de rejoindre l’entreprise de pompes funèbres familiale, il doit intervenir sur la catastrophe qui s’abattit sur la ville minière d’Aberfan, en 1966. De quoi réveiller ce qu’il avait refoulé, notamment un passé de chanteur surdoué au sein d’une chorale…
Dans la catégorie OVNI, L’homme qui danse (Flammarion) de Victor Jestin met en scène un médiocre anti-héros qui n’apprend les règles élémentaires de sociabilité qu’en enflammant les dance-floors d’une boîte de province jusqu’à l’aube. Original et bien senti, comme l’avait été son premier roman, La Chaleur. Un auteur à suivre, décidément. À l’instar de l’écrivaine néerlandaise non-binaire Marieke Lucas Rijneveld. Édité par Buchet-Chastel, Mon bel animal propose sa version, d’une poétique lancinante, du Lolita de Nabokov. Avec, dans le rôle d’Humbert Humbert, un vétérinaire obsédé par une jeune fille de 14 ans.
Tant réel que métaphorique, l’exil est largement traité en cette rentrée littéraire, dans ce qu’il peut avoir de plus sclérosant ou de salvateur.
Tant réel que métaphorique, l’exil est largement traité en cette rentrée littéraire, dans ce qu’il peut avoir de plus sclérosant ou de salvateur. Révélée avec Tous tes enfants dispersés, la désormais française d’adoption Beata Umubyeyi Mairesse, Tutsie rescapée du génocide rwandais, signe Consolée (Autrement). Via la voix de deux femmes de générations et origines distinctes, elle révèle les agissements de pensionnats coloniaux qui, durant les années 1950, retiraient les enfants métis à leurs parents. Ainsi, son héroïne Consolée, rebaptisée Astrid, a été adoptée en Belgique. Devenue vieille, atteinte d’Alzheimer, elle n’a plus le même rapport au langage… Ce que va vite comprendre Ramata, quinqua d’origine maghrébine qui travaille dans son Ehpad.
Issue d’une famille roumaine dont les membres ont été monnayés, tels des marchandises, à la France, la journaliste de France Inter Sonia Devillers signe chez Flammarion un premier ouvrage où elle raconte Les Exportés, et « la vérité sur leur liberté ». Valentine Goby, elle, livre un magnifique paysage en guise de livre, celui des Alpes où, pendant la guerre, des enfants juifs se sont cachés. Au fil des pages de L’Île haute (Actes Sud), Vadim devient Vincent, et l’on découvre à travers ses yeux émerveillés l’horizon changeant de la montagne. On croise d’autres horizons dans Oh ! Canada, nouveau cru d’un des fleurons du grand roman américain social, Russell Banks. Il relate les confessions désordonnées d’un réalisateur documentariste à l’agonie, des États-Unis des années 1950 au Montréal actuel, où il a jadis trouvé refuge – ou fui la laideur de ses actes ?
Nathan Harris, lui, remonte, dans un premier roman notamment célébré par Oprah Winfrey, La Douceur de l’eau (Philippe Rey), jusqu’à la fin de la guerre de Sécession. Fraîchement émancipés mais sans revenus, deux frères se retrouvent à travailler pour un propriétaire sudiste qui a récemment perdu son fils… Fluide et précis. Avec Stardust (Grasset), Léonora Miano se livre, pour la première fois, sur son expérience de jeune mère, pas encore régularisée et sans domicile fixe, accueillie dans un centre d’hébergement parisien d’urgence. Si la romancière camerounaise l’a écrit il y a vingt ans, elle ne le publie qu’aujourd’hui, car elle n’a « plus rien à prouver » : « C’est aussi le moment de permettre à ceux qui me suivent depuis toutes ces années de me connaître mieux, peut-être de me comprendre. »
Enfin, c’est son rapport au livre qu’explore Alice Zeniter avec l’empirique Toute une moitié du monde (Flammarion), écrit durant le confinement et après le succès de L’Art de perdre. « Je veux à la fois que la fiction m’arrache au monde et qu’elle m’éduque sur lui, annonce-t-elle dès les premières pages. Est-ce que les deux sont irréconciliables ? » Vaste question à laquelle Zeniter s’efforce de répondre, citant Jack London ou Toni Morrison – dont, ô joie, une nouvelle inédite paraît chez Christian Bourgois –, et qui, à la lecture de cette rentrée en librairies, ne cesse de se poser.