Taiwan ©Chiara Dattola
Taiwan ©Chiara Dattola

JOURS TRANQUILLES À TAïWAN

Éric Faye

Kinmen, avant-poste d’un conflit entre les deux Chines ?
Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, les regards du monde entier se tournent vers Taïwan. Et si la Chine voulait, elle aussi, y lancer une « opération militaire spéciale » ? À Kinmen, petite île proche des côtes chinoises, personne ne semble y croire.
Celui qui arrive en avion à Kinmen, île taïwanaise à quelques kilomètres seulement de la Chine populaire, les aperçoit peu avant l’atterrissage : des navires chinois draguent les fonds marins en quête de sable, dont l’industrie du bâtiment est friande. Quatre dragues, ce jour de juin 2022, sont à pied d’œuvre à proximité des côtes taïwanaises. À voir le trouble des eaux autour des bateaux, on comprend que ce type d’exploitation détruit lentement et sûrement l’écosystème marin, allant jusqu’à accélérer l’érosion du littoral de Kinmen. Des plages grignotées : ce pourrait être une métaphore de la méthode chinoise appliquée à Taïwan, que Pékin considère comme une province renégate : saper patiemment, obstinément, jusqu’à ce que l’ancienne Formose, où se sont réfugiés les nationalistes de Tchang Kaï-chek en 1949, après leur défaite, s’effondre sans qu’aucun coup de feu n’ait à être tiré.
À quelques encablures de la Chine populaire, Kinmen pourrait bien être, à en croire certains diplomates, le tout premier champ de bataille d’un futur conflit. Sur place, pourtant, difficile de relever des signes annonciateurs d’une attaque. Pas de renforcement militaire particulier côté taïwanais, pas de constructions de dispositifs de défense. Les rumeurs de guerre qui circulent dans les médias occidentaux, depuis que la Russie tente de soumettre l’Ukraine, font plutôt naître des sourires, ici.
Il peut paraître surprenant que Kinmen et les îles alentour appartiennent à Taïwan et non à la Chine populaire ; tout se joua en octobre 1949, lorsque les troupes communistes voulurent s’en emparer. À Guningtou, sur l’île de Kinmen, les combats firent rage pendant cinquante-six heures et se soldèrent par une déroute des Rouges, qui laissèrent des milliers d’hommes sur le champ de bataille. Ce fut un tournant : dès lors, la Chine communiste ne tenta plus jamais de débarquer.
Sammy Jou, directeur du département de la culture au comté de Kinmen, ne sent aucune tension particulière, aujourd’hui, à quelques kilomètres de la Chine rouge. Ce quinquagénaire, natif de l’archipel, juge « les échanges avec le Fujian [la province chinoise face à l’île, ndlr] très cordiaux ». Depuis vingt ans qu’il travaille au sein de l’administration du comté, il a assisté à une intensification des échanges avec la rive chinoise, notamment pour mettre en avant la culture et le dialecte minnan, qui dominent au Fujian comme à Kinmen. Si la pandémie a provoqué l’interruption des liaisons maritimes régulières avec la Chine, elle n’empêche pas certains types de coopération, et Sammy Jou de citer l’organisation d’une exposition de calligraphie envoyée par la Chine voici quelques mois.
Huang Wenlin, patron d’un petit hôtel à Jincheng, le chef-lieu du comté, dit avoir vu passer la présence militaire sur l’île de Kinmen de près de cent mille hommes au temps fort des confrontations avec la Chine à seulement trois mille aujourd’hui, et, ajoute-t-il, l’armée commence à restituer des terres aux insulaires. Ce qui le frappe, c’est l’habileté politique de la Chine envers la population de Kinmen, bastion du Kuomintang (KMT), parti aujourd’hui favorable à un rapprochement entre les deux rives du détroit de Formose. Pékin, explique ce quadragénaire, s’emploie à séduire. « La Chine en fait même davantage, pour séduire Kinmen, depuis que le DPP est au pouvoir à Taïwan », note Huang Wenlin, en faisant référence au Parti démocrate progressiste, pro-indépendance, de l’actuelle présidente, Tsai Ing-wen. « Ici, les personnes âgées ont un a priori favorable à l’égard de la Chine. Cela vient des échanges dans le domaine religieux ; les Chinois leur paient des pèlerinages sur leur territoire », dit-il en soulignant que les jeunes de Kinmen ont une vision plus nuancée des relations à avoir avec Pékin.

Tout se passe ici comme si la Chine cherchait à gagner la confiance des insulaires, à les « annexer » pacifiquement...

Tout se passe ici comme si la Chine cherchait à gagner la confiance des insulaires, à les « annexer » pacifiquement, plutôt que d’avoir à s’engager dans une invasion, coûteuse économiquement et politiquement, sans parler des pertes humaines car Taïwan peut aujourd’hui dissuader l’armée chinoise d’attaquer : ses missiles de croisière supersoniques Yun Feng, d’une portée de 2 000 kilomètres, sont en mesure d’atteindre Pékin, comme l’a souligné en juin le président du parlement taïwanais, You Si-kun, lors d’un discours. Et face à une flotte d’invasion chinoise, Taïwan aligne des missiles sol-mer Hsiung-Feng III d’une portée de 150 kilomètres.
Dans la localité de Sihu, sur la côte sud de Kinmen, les habitants regardent d’un œil plutôt bienveillant la Chine d’en face. M. Hsieh, membre de l’association du village, travaille depuis quarante-cinq ans à la grande distillerie de Kinmen, où l’on produit un alcool de sorgho, le kaoliang, qui peut titrer jusqu’à 58° et fait la fortune de l’île. Il se dit « plutôt favorable au maintien du statu quo actuel. Il n’est pas nécessaire de parler d’indépendance, d’autant plus que les gens d’ici ont souvent de la famille sur la rive chinoise du détroit. » Ce qui peut bien se passer dans la tête des membres du Bureau politique, à Pékin, ne le préoccupe guère. Après quelques verres de thé, la confiance venant, il confie même : « Je ne dirais pas non à une réunification, mais je ne souhaite pas qu’elle se fasse par les armes. » Et d’ajouter que les origines de sa famille sont en Chine.
Les armes, lui et les autres membres de l’association du village les ont bien connues. Jusque dans les années 1970, l’artillerie chinoise bombardait les jours impairs. Les jours pairs, l’artillerie taïwanaise ripostait, en vertu d’un étrange accord tacite. Les tirs avaient lieu le soir, entre 19 heures et 21 heures. Il a fallu l’établissement de relations diplomatiques entre Pékin et Washington, début 1979, pour que l’armée chinoise arrête de bombarder. L’acier des milliers d’obus tombés sur Kinmen sert aujourd’hui de matière première à la fabrication de couteaux et, dans les rues du vieux Jincheng, on peut voir des meules, des ateliers donnant sur le trottoir où sont affûtés ces instruments dont la matière première fut offerte par voie de canon, gratuitement, les jours impairs… Un autre membre de l’association de Sihu, le professeur Zhang, se souvient de sa petite enfance au village et du déluge de bombes de 1958, qui dura un mois. Il avait quatre ans. Et de montrer l’énorme rocher sous lequel il courait se réfugier, près de l’épicerie de son père, lorsque les obus commençaient à pleuvoir. Un jour où les tirs venaient de commencer, sa mère se leva de sa chaise pour se mettre à l’abri. Un éclat d’obus fracassa la chaise sitôt après. « Quelques secondes de plus et ma mère serait morte », raconte M. Zhang, qui écrit aujourd’hui un livre sur l’histoire locale. Étrange enfance, où l’on apprenait dès l’école primaire à enfiler les masques à gaz, et où il était interdit de s’aventurer sur les plages minées ; étrange enfance, où il fallait demander une autorisation spéciale pour quitter l’île et se rendre à Taïwan. La loi martiale perdura jusqu’en 1992 à Kinmen, cinq ans après sa levée dans le reste du pays. Pour M. Zhang, la guerre, c’est donc du passé. « Aujourd’hui, les gens veulent la paix. » Lui non plus ne croit pas à une attaque chinoise, estimant qu’en cas de conflit, l’objectif de l’armée communiste serait Taipei et non ces îles.

Ironie de l’histoire, les Chinois peuvent s’adonner désormais à Kinmen à un « tourisme militaire ».

L’extrême proximité avec la Chine, on ne la constate jamais mieux que sur la petite île taïwanaise de Lieyu, à un quart d’heure de ferry de Kinmen. Voilà l’avant-poste des premières lignes taïwanaises : nous ne sommes là qu’à six kilomètres de la mégapole chinoise de Xiamen, dont les gratte-ciel sont nettement visibles de la plage où les pieux anti-débarquement n’ont toujours pas été retirés ; ils restent dressés pour empêcher un déferlement de chars ennemis, mais avec les années ils se sont couverts de coquillages ; quant aux petits bunkers côtiers, les voilà coiffés maintenant de plantes grasses, et aucun militaire à l’horizon. Les plages ont été déminées. De Xiamen, avant la pandémie, affluaient des milliers de visiteurs chinois, par bateau. Habile, la Chine proposa même, vers 2009, de construire un pont qui relierait Kinmen au territoire chinois… Pour des raisons d’équilibre écologique, la population de Kinmen se mobilisa pour barrer la route au projet. L’idée finit par être écartée par la partie taïwanaise, qui sentit sans doute que si les îles étaient reliées au continent, elles seraient « annexées » subrepticement, via l’achat de biens immobiliers ou d’entreprises… Malgré cet échec, la Chine étend lentement ses tentacules. Elle poldérise une partie de l’espace entre le continent et Kinmen, pour construire un nouvel aéroport (chantier qui nécessite le sable dragué dans les fonds marins alentour). La distance entre Kinmen et la terre ferme devrait ainsi se réduire… Et depuis 2013, la Chine approvisionne l’île taïwanaise en eau potable. Elle fournit même à Kinmen une part de son électricité.

Une proclamation d’indépendance par Taïwan, et la tension remonterait brutalement.

Ironie de l’histoire, les Chinois peuvent s’adonner désormais à Kinmen à un « tourisme militaire » : découvrir nombre de sites que leur propre armée bombarda de 1949 à 1979. À Kinmen comme à Lieyu, on visite, comme s’il s’agissait de banals monuments, les tunnels creusés en bord de mer, qui servaient d’abris aux barges de débarquement taïwanaises, prêtes à intervenir. Tunnels toujours envahis d’eau, mais aujourd’hui, plus de péniches de débarquement, juste une musique d’ambiance. À la pointe nord-est de Kinmen, on déambule dans les galeries du poste avancé de Mashan, avec ses bunkers et ses salles souterraines où des speakerines lançaient des slogans de propagande vers la rive ennemie. Au-dessus de l’entrée est toujours peint un slogan militaire appelant à récupérer les terres de Chine sous la botte communiste. L’ancien hôpital militaire souterrain, lui, n’est pas ouvert au public mais il est possible de s’y introduire en douce. Inauguré en 1980, il a fermé ses portes en 2005, lorsque les tensions avec la Chine commençaient à relever du passé. Armé d’une lampe de poche, on suit les voies d’accès par lesquelles des ambulances pouvaient entrer dans l’intérieur de la petite montagne ; les affiches sont toujours en place, en chinois mandarin et en anglais, signalant les différents services ou salles de soin. La large galerie qui s’enfonce dans la montagne croise trois rangées de couloirs d’une bonne centaine de mètres de long, bordés de salles de part et d’autre. Des fils électriques pendent, le carrelage mériterait d’être nettoyé. L’idée d’avoir à réutiliser ces galeries, dont le creusement dut coûter une coquette somme, n’est manifestement pas d’actualité. Laisser les visiteurs chinois découvrir de tels sites montre bien qu’à Taipei, on ne perçoit pas de menace imminente. Sur l’île de Lieyu, on compta naguère jusqu’à 17 000 soldats ; aujourd’hui, ils ne sont que 400. Est-ce à dire qu’on croit la guerre froide révolue et qu’il ne peut y avoir de conflit ? Une proclamation d’indépendance par Taïwan, et la tension remonterait brutalement. Et puis, qui sait, Pékin aura peut-être un jour besoin de ressouder sa population derrière une politique nationaliste belliciste. Mais pour l’heure, les avant-postes taïwanais sont calmes ; on y aspire au retour des ferries venant de Xiamen, bondés de touristes. On croit à l’amitié avec les habitants du Fujian. Et la vie continue sans signe de tension. Sans renforcement militaire. Rien de nouveau sous le soleil rouge, en somme. Pour ce qui est de l’avenir, les insulaires ne semblent pas inquiets. Selon Zhang Guoying, professeur d’art et peintre retourné à Kinmen après de longues années sur l’île de Taïwan, « l’idéal serait d’aboutir à une solution pacifique et d’éviter tout conflit armé ». Et surtout, estime ce natif de l’île, « il ne faut pas se mettre la Chine à dos, comme le fait le DPP », qu’il juge trop pro-américain. Zhang Guoying non plus ne croit pas à une guerre. Il n’est pas le seul à le penser : la Chine a bien d’autres moyens, pour parvenir à ses fins, qu’une intervention militaire certainement très risquée. ...

Kinmen, avant-poste d’un conflit entre les deux Chines ? Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, les regards du monde entier se tournent vers Taïwan. Et si la Chine voulait, elle aussi, y lancer une « opération militaire spéciale » ? À Kinmen, petite île proche des côtes chinoises, personne ne semble y croire. Celui qui arrive en avion à Kinmen, île taïwanaise à quelques kilomètres seulement de la Chine populaire, les aperçoit peu avant l’atterrissage : des navires chinois draguent les fonds marins en quête de sable, dont l’industrie du bâtiment est friande. Quatre dragues, ce jour de juin 2022, sont à pied d’œuvre à proximité des côtes taïwanaises. À voir le trouble des eaux autour des bateaux, on comprend que ce type d’exploitation détruit lentement et sûrement l’écosystème marin, allant jusqu’à accélérer l’érosion du littoral de Kinmen. Des plages grignotées : ce pourrait être une métaphore de la méthode chinoise appliquée à Taïwan, que Pékin considère comme une province renégate : saper patiemment, obstinément, jusqu’à ce que l’ancienne Formose, où se sont réfugiés les nationalistes de Tchang Kaï-chek en 1949, après leur défaite, s’effondre sans qu’aucun coup de feu n’ait à être tiré. À quelques encablures de la Chine populaire, Kinmen pourrait bien être, à en croire certains diplomates, le tout premier champ de bataille d’un futur conflit. Sur place, pourtant, difficile de relever des signes annonciateurs d’une attaque. Pas de renforcement militaire particulier côté taïwanais, pas de constructions de dispositifs de défense. Les rumeurs de guerre qui circulent dans les médias occidentaux, depuis que…

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