La part du feu

Karine Tuil

Le rangement estival a des vertus insoupçonnées. Dans un vieux numéro de Sciences Humaines, je lis une interview que Paul Ricœur a donnée à l’occasion de la parution de Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle. Au constat suivant – « on a souvent l’impression que vous construisez votre œuvre en réponse aux œuvres des autres » –, Paul Ricœur répond : « C’est exact, c’est une sorte de grande conversation avec ceux qui pensent autrement que moi. » Lisant cela, il me semble, précisément, que notre époque propose l’inverse : une incitation à l’entre-soi, un repli identitaire, un refus de la différence, du pluralisme et de la confrontation intellectuelle – qui ne mèneront à terme qu’à une rupture du lien social et, on l’a vu, on le reverra, à la violence. Nos institutions sont devenues le théâtre de la simplification et de l’imprécation et, endormis par deux ans de crise sanitaire dont nous sommes tous sortis exsangues, nous ne le remarquerions même plus si elles n’étaient confortées par les réseaux sociaux toujours enclins à la réactivité et aux excès quand la démocratie exige de la réflexion, du temps long, du recul : espérer faire évoluer les codes culturels et sociétaux, c’est accepter de penser contre soi-même.

Espérer faire évoluer les codes culturels et sociétaux, c’est accepter de penser contre soi-même.

Parallèlement à cette forme de sidération qui nous a saisis s’est dessinée une fracture au cœur même de notre démocratie (je pourrais dire, de nos démocraties, si l’on évoque la régression sociale des États-Unis, où le droit à l’avortement est ouvertement menacé, où des années de lutte féministe sont réduites à néant), des failles au départ qui, par leur accumulation et leur récurrence, ont entraîné cette cassure nette et brutale qui semble avoir trouvé sa manifestation la plus notable lors de la campagne et, dans les semaines qui ont suivi, à l’occasion des élections législatives avec l’avènement d’un paysage politique éclaté, instable, mâtiné de populisme : penser contre ne devrait jamais signifier penser mal. La libération d’une parole raciste, décomplexée, les démonstrations de violence idéologique et verbale au cours de la campagne (et même après), n’ont été que quelques signes de cet affaiblissement, de cet affadissement démocratique. Ce qui est troublant aujourd’hui – et révoltant si on veut être tout à fait honnête – c’est cette sorte d’accommodation au pire comme si nous continuions à rouler à tombeau ouvert sans jamais lâcher la pédale de l’accélérateur alors que le mur se dresse devant nous tel une montagne d’acier. Comment créer un espace de dialogue et d’échanges, seuls garants de notre vitalité démocratique ? De la guerre en Ukraine menée comme l’expression d’un virilisme agressif, une démonstration de force et de puissance destinée à casser, soumettre, détruire un pays et une population, aux dérives brutales de notre propre pays, tout annonce un mouvement contraire…

Karine Tuil - photo 2021 Francesca Mantovani©Editions Gallimard
Peut-on encore débattre dans le respect de nos valeurs communes ? Qu’il semble loin ce temps où le rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le grand juriste René Cassin, appelait dans son discours de réception au Prix Nobel de la paix, en 1968, à « convaincre ses auditeurs et tous les autres hommes, de la nécessité, mais aussi de la possibilité de pousser plus avant l’action vers l’instauration d’un monde plus humain » !  Car le risque, nous le pressentons, ce serait de se retrouver enfermés dans un carcan mou, lisse, une société froide, indifférente, veule, docile, encline à la compromission, sans conviction, sans autre valeur que l’argent, une société où l’individu l’emporterait sur la collectivité, où le politique ne servirait plus l’intérêt de l’État mais le sien ou celui de quelques privilégiés. La politique peut-elle encore offrir cet espace de changement ? Certains y croient. D’autres, dans la solitude que leur impose leur nature, dans leur errance utopique, pensent encore que la littérature peut être cet espace du changement. En ce sens, ce que Blanchot a nommé avec justesse « l’espace littéraire » offre une alternative à la résignation et à l’immobilisme, il est « la part du feu », pour reprendre le titre de son livre dans lequel il admet que « la littérature commence au moment où la littérature devient une question ». Écrire, c’est questionner, c’est brûler, se brûler. De tout temps, les écrivains et les intellectuels, de Zola à Sartre en passant par Malraux et Camus, se sont demandé ce que pouvait la littérature comme s’il était nécessaire non pas de lui attribuer un but ou une fonction mais de tester ses limites – et nos résistances : que sont la lecture et l’écriture sinon des façons de nous confronter à nos terreurs et à nos hontes, d’appréhender la complexité humaine, de refuser les conformismes, cette grille binaire du monde que l’on voudrait nous imposer ? Dans ce contexte, la mort d’un écrivain ne signe pas seulement la disparition d’un être mais l’arrêt d’une œuvre, d’une pensée – d’une force d’opposition.

Il faut continuer d’alimenter ce feu et de raviver nos ressources pour résister au déclinisme et à la conflictualité, dire non à l’imprécation haineuse.

Que faisaient Philip Roth, Aharon Appelfeld ou Joan Didion sinon affronter les vérités dérangeantes de l’âme humaine et les contradictions de leurs contemporains ? Au cours d’un entretien donné en 1970, Michel Foucault s’interroge : « Si les intellectuels français d’aujourd’hui se trouvent dans une situation tout à fait difficile et s’ils sont contraints d’éprouver une sorte de vertige, sinon de désespoir, c’est (…) qu’ils ont été amenés à se poser cette série de questions : la fonction subversive de l’écriture subsiste-t-elle encore ? L’époque où le seul acte d’écrire (…) suffisait pour exprimer une contestation à l’égard de la société moderne n’est-elle pas déjà révolue ? » Plus de cinquante ans après, on peine à répondre autrement que par un aveu d’échec. Et pourtant, il faut continuer d’alimenter ce feu et de raviver nos ressources pour résister au déclinisme et à la conflictualité, dire non – non absolument, vigoureusement – à l’imprécation haineuse, au sectarisme et leur préférer la controverse argumentée, le débat apaisé : la puissance du mot qui élève et rend libre. Car seul ce discours – qu’il se déploie au cœur de cet espace littéraire ou sociétal  – nous permettra de faire évoluer nos représentations du monde.

Karine Tuil
est l’auteure de douze romans, traduits en plusieurs langues.
Le dernier, La Décision (Gallimard), est paru en janvier 2022.
Nous sommes libres – mais que fait-on de cette liberté de penser ? Est-elle seulement réelle ? N’est-elle pas façonnée par cette « pensée anonyme et contraignante qui est celle d’une époque et d’un langage », comme le constatait déjà Foucault dans les années 1960 ? Et que fait-on de cette liberté de nous exprimer à l’heure où chacun d’entre nous peut, par le biais des réseaux sociaux, tout dire – y compris le pire, parfois même sous le masque de l’anonymat ? Dans cette société sans repères où l’indignation a remplacé l’action, il reste la capacité à questionner le réel – pour mieux le transformer. Aux écrivains, « la part du feu »....

Le rangement estival a des vertus insoupçonnées. Dans un vieux numéro de Sciences Humaines, je lis une interview que Paul Ricœur a donnée à l’occasion de la parution de Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle. Au constat suivant – « on a souvent l’impression que vous construisez votre œuvre en réponse aux œuvres des autres » –, Paul Ricœur répond : « C’est exact, c’est une sorte de grande conversation avec ceux qui pensent autrement que moi. » Lisant cela, il me semble, précisément, que notre époque propose l’inverse : une incitation à l’entre-soi, un repli identitaire, un refus de la différence, du pluralisme et de la confrontation intellectuelle – qui ne mèneront à terme qu’à une rupture du lien social et, on l’a vu, on le reverra, à la violence. Nos institutions sont devenues le théâtre de la simplification et de l’imprécation et, endormis par deux ans de crise sanitaire dont nous sommes tous sortis exsangues, nous ne le remarquerions même plus si elles n’étaient confortées par les réseaux sociaux toujours enclins à la réactivité et aux excès quand la démocratie exige de la réflexion, du temps long, du recul : espérer faire évoluer les codes culturels et sociétaux, c’est accepter de penser contre soi-même. Espérer faire évoluer les codes culturels et sociétaux, c’est accepter de penser contre soi-même. Parallèlement à cette forme de sidération qui nous a saisis s’est dessinée une fracture au cœur même de notre démocratie (je pourrais dire, de nos démocraties, si l’on évoque la régression sociale des États-Unis, où le droit à l’avortement est ouvertement menacé,…

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