La tarte à la crème du changement

Tania Sollogoub

Mal maîtrisée, la transition climatique pourrait devenir source de nouveaux conflits sociaux. Changer, oui, mais comment ?
Le maître mot politique de la rentrée, c’est la « nécessité de changer » – entendez par là une idée-valise qui mélange les équilibres économiques, géopolitiques et sociaux, mais aussi la façon de vous habiller, de vous chauffer ou de manger. Précisons un peu car ce n’est pas la première fois que le mot d’ordre est le changement. Cela fait même cinquante ans que c’est le cas, depuis que le ralentissement de la croissance dans les années 1970 a commencé à comprimer la société. Mais l’actuelle exhortation au changement est différente. Ce qui devient un « nouveau consensus », eh bien c’est l’idée que si tous les piliers de notre monde sont en train de plier – euphémisme pour craquer – c’est pour une raison principale qui tient au capitalisme libéral, ainsi qu’à son avatar, la globalisation financière. Par conséquent, ce qui était il y a peu un discours de gauchiste est tranquillement énoncé par le FMI ou des banquiers d’affaires : il faut réformer le capitalisme. À croire que tout le monde est devenu néo-marxiste ! Il est à présent admis que le « problème » n’est pas exogène, mais endogène : c’est notre système économique lui-même qui épuise les sociétés, les hommes et l’environnement. Voilà un point qui semble acquis. Pourtant, là s’arrête le consensus. Et là commencent aussi les bombes à retardement politiques, car la façon dont il faut changer – c’est le plus important ! – est quant à elle source d’immenses tensions. Or, ce sont bel et bien ces tensions qui grippent la transition climatique. Soyons plus clairs : s’il y a, pour l’instant, échec de la transition, c’est d’abord un échec politique, avant d’être un problème technologique.
Commençons par le point de tension le plus évident et le plus profond : faudra-t-il, ou non, décroître ? Ce qui paraît clair pour les climatologues et collapsologues (dont la méthode est surtout de prolonger les courbes de notre consommation de la nature), ne l’est pas dans le monde du business. Pour l’instant, l’idée d’une croissance verte portée par une réorientation de l’investissement s’oppose frontalement au mot décroissance, inaudible pour les chefs d’entreprise. Le second point de tension fait écho au premier : faut-il rompre de façon radicale avec le système, ou le faire évoluer progressivement ? La plupart des jeunes, parce qu’il s’agit de leur avenir, exigent la solution radicale qu’appelle le constat d’urgence du GIEC. Mais nombre de leurs aînés répondent par le risque d’effondrement économique et financier si l’on va trop vite. Le débat effondrement climatique à long terme versus effondrement économique à court terme dessine donc les lignes des nouvelles fractures politiques générationnelles. Enfin, dernière évidence – merci aux gilets jaunes ainsi qu’aux « soldats de première ligne » que le Covid a fait applaudir –, la transition climatique ne peut plus se décliner politiquement sans prendre en compte les inégalités. Nous sommes entrés dans le temps des compensations financières et des boucliers tarifaires. Voilà même un Bruno Le Maire qui vilipende aux rencontres d’Aix « le Français qui va en 4X4 à Deauville et qui n’a pas besoin de bénéficier d’une indemnité carburant ». Qu’il est loin le temps du mépris d’un Benjamin Griveaux pour « ceux qui roulent au diesel et fument des clopes » ! Mais quand le ministre de l’économie pose ainsi l’idée de prix différenciés des biens selon la richesse de ceux qui les achètent, il ouvre la boîte de Pandore de débats qui vont remonter loin, jusqu’au XVIIe siècle – moment où le capitalisme moderne a avalé les biens communs qui auparavant n’étaient pas tous commercialisables et appropriables (l’eau et les terres, notamment, grevées de servitudes et obligations).
Tous ces débats sont loin d’être réglés et vont être sources de conflits. Mais, au moins, ils sont identifiés. Reste le plus dangereux : les tensions politiques mal perçues. Revenons à l’énoncé « il faut changer » pour souligner que cet impératif n’est pas seulement collectif mais aussi individuel. En fait, il faut SE changer soi-même, et ce qui n’était que le pan de mur boboïsé de nos librairies consacré au développement personnel (ouvrages que j’affectionne d’ailleurs !), deviendrait non pas une aide personnelle à vivre, mais un impératif collectif. Or, ce qui est une évidence pour les uns ne l’est pas du tout pour les autres, notamment les populations défavorisées de nos villes, banlieues et villages, qui ne voient pas d’un bon œil l’idée de se priver de voiture ou de viande avant d’en avoir eu à suffisance. On parle là de volonté de changer, et aucune subvention au monde ne pourra rien y faire. On ne soigne pas la colère avec des subventions, mais avec du respect.
Enfin, dernière source de tensions politiques, et pas des moindres, il faut insister sur l’aptitude psychologique au changement. Il serait très sain de se souvenir que nous sommes inégaux dans ce domaine. Pour des raisons personnelles et culturelles, mais pas seulement. La précarité, en particulier, « est tellement anxiogène qu’elle peut dissuader l’exploration. On cherche à se rassurer dans les habitudes », explique Serge Tisseron. Le risque est aussi, poursuit le psychiatre, « de cacher les enjeux sociaux de certains problèmes en prétendant responsabiliser les individus sur leurs comportements privés. Il est essentiel de rendre à la sphère privée ce qui lui appartient en propre et au domaine public ce qui relève de ses attributions. Par exemple, la méditation de pleine conscience, la relaxation, le yoga, c’est très bien. En revanche, je râle quand c’est organisé par un employeur sous prétexte d’aider les employés à faire face à leur charge de travail ». L’écart psychologique de la capacité au changement se creuse d’autant plus vite dans la population que ce thème est devenu l’un des piliers du capital culturel popularisé par Pierre Bourdieu, qui fonde les inégalités sur plusieurs générations. Ainsi, tous les cursus sélectifs font désormais du « savoir-être » de leurs étudiants une des bases de leurs enseignements, fondés sur l’entrepreneuriat, l’innovation, l’adaptation, la résilience, etc. Arrêtons donc d’être naïfs. Sauf pour quelques individus heureusement dotés, le goût du changement s’apprend mais surtout, s’hérite. Et la morale détestable de cette histoire, c’est que les plus fortunés seront les plus aptes à se protéger face au risque climatique, et que les mieux formés seront les plus à même de s’adapter. À cela, ajoutons tout de même le constat qu’en Inde, et dans beaucoup de pays où l’État n’est plus d’aucune aide pour les malheureux, l’entrepreneuriat est dans l’ADN des plus pauvres. Lire Le Tigre blanc, le best-seller mondial d’Aravind Adiga, pour ceux qui en doutent !
Alors que faire ? Boucliers tarifaires, bien sûr. Sensibilisation climatique, évidemment. Et puis, aide au changement. Aide au savoir-être. Mais surtout, compréhension des réticences à changer. Empathie (la fameuse bienveillance !). Se souvenir que sortir de sa zone de confort n’est pas accessible à tous – et encore faut-il avoir une zone de confort ! Se souvenir que la thérapie par la marche ne concerne pas les gens qui marchent déjà trop dans le métro.
Tania Sollogoub
s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière.
Garder en mémoire, enfin, que si le mot d’ordre du changement devient un marqueur social de l’élitisme, ce sera un ressort de haine, de mépris de classe, et quoi qu’il en soit de jugements moraux contradictoires. D’un côté, une partie de la population marquée par trente années d’insécurité économique supportera mal la naissance d’un luxe second-hand chic, croisé à l’objurgation personnelle de transition. La transition sera apparentée à un marché de dupes où les pauvres paieraient, comme toujours, plus cher que les riches ! De l’autre côté, ceux qui savent changer supporteront tout aussi mal les passagers clandestins braillards du refus de la transition qui mettront en danger l’avenir collectif. Finalement, tout cela formerait un énorme piège politique : si le pilotage plus ou moins consensuel de la transition se révèle impossible, on ira tout droit à la dictature verte ou à la révolution (carbonée) par l’incendie social....

Mal maîtrisée, la transition climatique pourrait devenir source de nouveaux conflits sociaux. Changer, oui, mais comment ? Le maître mot politique de la rentrée, c’est la « nécessité de changer » – entendez par là une idée-valise qui mélange les équilibres économiques, géopolitiques et sociaux, mais aussi la façon de vous habiller, de vous chauffer ou de manger. Précisons un peu car ce n’est pas la première fois que le mot d’ordre est le changement. Cela fait même cinquante ans que c’est le cas, depuis que le ralentissement de la croissance dans les années 1970 a commencé à comprimer la société. Mais l’actuelle exhortation au changement est différente. Ce qui devient un « nouveau consensus », eh bien c’est l’idée que si tous les piliers de notre monde sont en train de plier – euphémisme pour craquer – c’est pour une raison principale qui tient au capitalisme libéral, ainsi qu’à son avatar, la globalisation financière. Par conséquent, ce qui était il y a peu un discours de gauchiste est tranquillement énoncé par le FMI ou des banquiers d’affaires : il faut réformer le capitalisme. À croire que tout le monde est devenu néo-marxiste ! Il est à présent admis que le « problème » n’est pas exogène, mais endogène : c’est notre système économique lui-même qui épuise les sociétés, les hommes et l’environnement. Voilà un point qui semble acquis. Pourtant, là s’arrête le consensus. Et là commencent aussi les bombes à retardement politiques, car la façon dont il faut changer – c’est le plus important ! – est quant à elle source d’immenses tensions. Or, ce…

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