LITTÉRATURE
Qu’il est difficile d’attendre son heure. Adolescent frémissant, qui sent venir l’aube d’on-ne-sait quelle gloire sexuelle, on est un peu, quoiqu’à l’opposé, comme le condamné à mort qui, dans le couloir glacé, s’excite d’avance du contact de la potence ; ou comme le sprinter, tendu sur sa ligne, ou comme le joueur de la roulette alors que la bille tourne sur le cylindre. On attend. On attend qu’advienne quelque chose, et cet advenu aspire l’existence. Car pour que cela advienne, on est prêt à tout. Y compris, comme dans l’excellent livre de Joy Majdalani, Le Goût des garçons (Grasset, 2022), à espérer le viol – sans trop savoir, d’ailleurs, enfant naïf, ce qu’il est véritablement, ni ce qu’il implique, ce que ça peut bien faire d’être violé. Que le sexe soit, point final.
L’ouvrage de Majdalani, récit météorique, ciselé, à l’écriture acide et à la langue sèche, vous attrape et vous piège dans ce que l’existence d’une jeune adolescente peut avoir de nauséeux : « Les jeunes filles n’ont pas leur mot à dire dans ces grandes batailles. Elles en sont le butin. Plus il est inaccessible, plus il est précieux. »
La sexualité, c’est le moyen de cette transmutation, plus qu’une fin en soi. Impératif, douloureux, obsédant.
L’auteure réussit, là où Sofia Coppola et son Virgin Suicides échouaient. C’est que Majdalani s’attaque au désir comme le boucher désosse la bête : avec minutie et violence. Ne vous y trompez pas : dans Le Goût des garçons, on ne parlera pas de sexe pour vous émoustiller. On parlera davantage du corps des gamines, auxquelles on a dit de plaire, qui sont prises dans des jeux de regards – celui du mâle, qui fantasme la jupe raccourcie de l’écolière – et prêtes à prendre toutes les poses pour faire naître quelque érection, quelque orgasme, pour satisfaire un homme. Car tel semble être, en ce monde, la finalité du sexe : faire bander. On parlera de ce corps qui vit, saigne, frémit, trempe, et qui, découvrant sa propre matérialité, déchiffrant son mystère, se libère peu à peu de l’ombre dans laquelle on eût souhaité le maintenir.
L’âge du sexe, ce peut être, paradoxalement, la libération de soi par soi. Voilà ce que nous dit, en quelques mots, l’auteure. C’est en tout cas l’occasion de s’arracher à l’enfance au travers du corps désirant. Le dépucelage marque l’entrée dans la vie d’adulte. Dès lors, l’espérant, on s’entraîne comme un athlète. On est prêt à tout pour faire advenir la chose, pour s’arracher à l’enfance. Sortir du cocon. La sexualité, c’est le moyen de cette transmutation, plus qu’une fin en soi. Impératif, douloureux, obsédant. Je me souviens moi-même de ces faux baisers, fantasmés, contre le miroir, de la bave laissée comme empreinte, témoignage de ma solitude. La sexualité est un mur à briser.
Quand le pucelage résiste au désir, ce qui est souvent le cas, de nombreux palliatifs existent. D’une part le langage : l’adolescent, maîtrisant la sexualité en tant qu’objet de discours, par pouvoir de nomination, se sent dans l’existence comme au sommet – ou au bord – de quelque chose ; sans les goûter, il caresse les plaisirs de la chair. Pour autant, ce discours est réversible : d’outil, il devient une arme de médisance et d’humiliation. Qui a oublié la réputation de fille facile que l’on taillait allègrement, après un baiser, dans les cours de collèges ?
Le Goût des garçons, de Joy Majdalani (Grasset), 176 pages, 16 €.
D’autre part, Internet, où l’espace des liens artificiels offre accès au domaine de la facilité sexuelle – tout se produit, online, c’est une sexualité de papier, mais ouverte à tous les possibles. Par webcams interposées se produit une sorte de pré-dépucelage rétinien. On s’y dévoile, on se caresse, maintenu dans une distance qui protège et trompe. Elle trompe assurément. Car elle nous maintient loin de l’adulte, observateur puéril d’une nudité de spectacle, loin de la chair.
Voilà donc Le Goût des garçons, récit d’apprentissage autant que de déboulonnage – celui du mythe de la Lolita, celui du corps lisse, corps-objet, celui de la « salope » du collège. Un récit ciselé, qui s’intéresse au désir comme moyen, comme unique moyen, de devenir autre chose. D’être libre.