L’éternel moment libertarien

Jean-Baptiste Soufron

Persuadés que le progrès technologique sauvera le monde, les libertariens, tel Elon Musk, imposent leur loi.
Le sort potentiel de Twitter agite tous les analystes. Plutôt classée au centre gauche, cette plateforme se mettra-t-elle au service de la vision libertarienne de son futur acquéreur – qu’il soit volontaire ou qu’il y soit finalement contraint ? Mais, même si l’opération devait échouer, elle représente déjà une victoire de plus pour la cause libertarienne, tout à fait semblable aux précédentes – le New York Times annonçait déjà le « moment libertarien » en 2014. Il s’agit de victoires de principe, au service de personnalités qui n’aiment rien tant que démontrer qu’elles ont raison, sans se soucier de l’application concrète de leurs décisions, sans qu’un quelconque accroc du réel puisse remettre en question leurs certitudes. Paradigme éternellement contre-culturel et minoritaire, au croisement du politique, du culturel et de l’économique, la doctrine libertarienne représente depuis plus de soixante-dix ans le chaudron privilégié d’une certaine élite des milieux d’affaires et technologiques, se revendiquant rationnelle, voire objectiviste. Son socle idéologique est pourtant souvent flou et bien peu universitaire. Il n’est pas anodin que les deux principaux textes de la culture libertarienne américaine soient des œuvres de fiction, et non pas Harmonies économiques de Frédéric Bastiat, ou La Route de la Servitude de Friedrich von Hayek.

©Micael
Elon Musk, par exemple, cite volontiers ses romans de science-fiction préférés comme fondement de sa pensée, au premier rang desquels The Moon is a Harsh Mistress, un livre écrit en 1966 par Robert A. Heinlein, traduit en France en 1971 sous le titre Révolte sur la Lune. Second grand classique de la fiction libertarienne – juste après La Grève, le pensum dystopique écrit par Aynd Rand en 1957 –, le roman de Heinlein dépeint une colonie lunaire peuplée de citoyens rendus industrieux et polymathes par la difficulté de leur environnement, mais forcés par l’Autorité lunaire centralisée d’expédier de la nourriture sur Terre aux fins de nourrir ses habitants affamés. Poussés à bout, les citoyens lunaires finissent par se révolter contre ce monopole pour établir une société conforme à l’idéal libertarien : des marchés libres et un gouvernement minimal. Privée d’assistance nutritionnelle, la population terrestre s’effondre pour le plus grand bonheur d’Heinlein et de ses adeptes, convaincus que la catastrophe malthusienne sera bénéfique pour l’humanité : naguère dépendants de l’aide sociale, les individus deviennent efficaces et, in fine, aptes à subvenir à leurs besoins.
Pour comprendre en quoi ces récits se révèlent inspirants pour les tenants de l’idéologie de la Silicon Valley, il faut réaliser que, au-delà du libertarianisme de base, ils promeuvent également ce qu’Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme technologique », la conviction que chaque problème social ou politique peut être résolu par la technique. Il s’agit d’affirmer que l’innovation privée a plus de chance de sauver le monde que l’intervention de l’État ou la politique militante. Dès lors qu’il est sincère, le libéralisme est une doctrine optimiste. Au fond, il part du principe que les hommes sont susceptibles de renoncer à se spolier les uns les autres, spontanément, du fait d’une rationalité bien comprise, ou par la contrainte, ou grâce aux effets d’un nudge (incitation douce) bien pensé, etc. Malheureusement, les faits sont coriaces, et le rappel au réel impose de constater que la liberté du commerce s’accommode difficilement d’un partage volontaire des ressources et des gains.
Il faut lire le regretté anthropologue David Graeber, dont on vient de publier L’Aube de l’humanité, un important ouvrage posthume où il s’efforce de démontrer que la société libérale n’a rien de naturel, et que les groupements humains ont été capables de s’organiser sous des formes bien différentes, lesquelles sont souvent plus susceptibles de développer des rapports de solidarité et d’équité. Mais si la mise en avant de cette grille de lecture anarchiste et historique se révèle particulièrement féconde et imaginative, elle n’offre que peu de pistes pour appréhender les paradoxes du monde actuel et la manière de les affronter. Alors que ce qui fait la force des analyses libérales et notamment libertariennes, c’est d’abord la puissance de leur rigueur théorique. Au point que, au moins depuis la Libération, chacune des avancées du libéralisme s’est ainsi vue précédée de sa légitimation par les forces politiques de la gauche au prétexte de son apparente rationalité, et ce malgré la confrontation difficile avec le réel.
Face à ce paradoxe, nombreux sont ceux qui manifestent le besoin fondamental de sortir de cet environnement intellectuel mensonger pour retrouver les racines positives et humanistes de la révolution libérale. C’est ainsi qu’apparaît depuis plusieurs années une forme de conservatisme critique, dans les pas croisés de George Orwell et de Friedrich von Hayek, avec comme credo assumé la volonté répétée de poser les bases économiques et sociales de l’extinction de l’État. Pour ce faire, l’outil numérique a rapidement été identifié – à tort ou à raison – comme le véhicule idéal, permettant enfin de réconcilier simultanément la globalisation ultralibérale et les revendications libertariennes. Dopés par le succès matériel de leurs entreprises qui les ont rendus milliardaires en surfant sur la révolution du net, les prophètes de cette nouvelle croisade promettent un univers d’abondance, où régneront désormais des biens « non-rivaux » qui rendront inutile toute spoliation entre les individus, qui n’auront plus à subir d’autre contrainte que celles auxquelles ils auront eux-mêmes consenti.

Dopés par le succès matériel de leurs entreprises qui les ont rendus milliardaires, les prophètes de cette nouvelle croisade promettent un univers d’abondance.

Adoptée par l’univers des start-up en raison notamment d’une proximité culturelle et académique, cette eschatologie libertarienne ne laisse naturellement aucune place à l’idée de justice sociale. Au contraire, comme le faisait remarquer le juriste français Alain Supiot, elle n’est pas pour les faibles. Aucun rôle n’y est pensé pour ceux qui échouent à s’imposer dans la compétition généralisée. À défaut de pouvoir accomplir la promesse d’abondance réelle et absolue, qui n’existe que dans les romans qui leur servent d’inspiration, seuls restent comme principes psychologiques directeurs de la société la cupidité célébrée par Milton Friedman – « Greed is good » –, ou pire, l’égoïsme rationnel prôné par Ayn Rand.
Si Heinlein paraît trop daté, on peut mieux comprendre l’impact et l’état d’esprit de cette philosophie en allant revoir The Martian ou Hunger Games. Le premier est l’histoire d’un astronaute abandonné sur Mars par son équipage et qui réussit à survivre en rafistolant tout ce qu’il trouve, en désossant son équipement pour le réexploiter autrement. Le second nous montre une jeune fille plongée dans une société cauchemardesque où son talent et son opiniâtreté lui permettent de survivre seule à la guerre de tous contre tous. Débarrassé des prétentions philosophiques de Ayn Rand, ou de la violence des récits de Heinlein, voilà l’imaginaire des générations X ou Y. Elles ne rêvent plus ni à Kennedy, ni à Pierre Mendès France, mais prennent pour modèles les mêmes entrepreneurs libertariens qui ont aussi inspiré les fondateurs de Uber ou de Facebook. Et refusant finalement tout contact avec le réel, à l’image d’Elon Musk qui renonce au dernier moment à racheter Twitter, elles instituent une atmosphère, une culture, un sentiment diffus qui restent dans l’air du temps.

Jean-Baptiste Soufron
Avocat au Barreau de Paris, il est ancien Chief Legal Officer de la Wikimedia Foundation et ancien Secrétaire Général du Conseil National du Numérique.
À moins que les sociologues, les critiques, les analystes commencent à s’en emparer en tant que pratique politique et communautaire, ce qui amène à des constatations très dures comme celles de Camille Dupuy et François Sarfati dans Gouverner par l’emploi, où ils font un sort à 42, l’école libertarienne inspirée, voulue et imposée par Xavier Niel qui se révèle être un simple centre de formation pour entreprises, et certainement pas une académie de philosophie....

Persuadés que le progrès technologique sauvera le monde, les libertariens, tel Elon Musk, imposent leur loi. Le sort potentiel de Twitter agite tous les analystes. Plutôt classée au centre gauche, cette plateforme se mettra-t-elle au service de la vision libertarienne de son futur acquéreur – qu’il soit volontaire ou qu’il y soit finalement contraint ? Mais, même si l’opération devait échouer, elle représente déjà une victoire de plus pour la cause libertarienne, tout à fait semblable aux précédentes – le New York Times annonçait déjà le « moment libertarien » en 2014. Il s’agit de victoires de principe, au service de personnalités qui n’aiment rien tant que démontrer qu’elles ont raison, sans se soucier de l’application concrète de leurs décisions, sans qu’un quelconque accroc du réel puisse remettre en question leurs certitudes. Paradigme éternellement contre-culturel et minoritaire, au croisement du politique, du culturel et de l’économique, la doctrine libertarienne représente depuis plus de soixante-dix ans le chaudron privilégié d’une certaine élite des milieux d’affaires et technologiques, se revendiquant rationnelle, voire objectiviste. Son socle idéologique est pourtant souvent flou et bien peu universitaire. Il n’est pas anodin que les deux principaux textes de la culture libertarienne américaine soient des œuvres de fiction, et non pas Harmonies économiques de Frédéric Bastiat, ou La Route de la Servitude de Friedrich von Hayek. ©Micael Elon Musk, par exemple, cite volontiers ses romans de science-fiction préférés comme fondement de sa pensée, au premier rang desquels The Moon is a Harsh Mistress, un livre écrit en 1966…

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