Mues ©Simon Bailly
Mues ©Simon Bailly

MUES

Jean-Baptiste Del Amo

De l’avis général (celui de nos amis), Rebecca et moi formions un couple enviable. Nous nous étions rencontrés à l’âge de dix-sept ans et nous entrions gaiement l’un et l’autre, à quelques mois près, dans la quarantaine. Nous nous aimions encore d’un amour sincère qui, le temps filant son ouvrage, s’était mué en une tendresse fraternelle, quotidienne et confortable. Rebecca disait de moi que j’étais à la fois son amant et son meilleur ami, ce qui me semblait être une représentation aigre-douce et pourtant objective de nous-mêmes : que peut-on exiger de mieux après plus de vingt ans de vie commune ?  
Nous étions les parents de deux petites filles âgées de trois et cinq ans, Rebecca ayant souhaité terminer sa thèse en sociologie avant de devenir mère. Quant à moi, si je n’avais jamais éprouvé de désir de paternité, l’expérience, une fois advenue, m’avait paru appréciable. Suzie et Clara sont deux enfants adorables, auxquelles il serait injuste de reprocher quoi que ce soit. Les seuls défauts de nos filles sont imputables à leur jeune âge et à leur condition d’êtres humains en devenir, se heurtant sans cesse à la récalcitrance du monde et à l’insatisfaction de leurs désirs. 
Nous aimions Suzie et Clara d’un amour égal, disponible, adéquat, et avions l’un et l’autre le sentiment qu’à travers elles nous nous étions réalisés. En tant que parents, certes, mais aussi en tant qu’êtres humains, animés de cette nécessité atavique de tromper la mort en donnant la vie. Nous ne pouvions d’ailleurs songer sans frémir d’effroi que Suzie et Clara puissent être, elles aussi, d’une quelconque façon, mortelles. Seuls de sordides faits divers nous le rappelaient de temps à autre, mais nous étions peu friands du bruit du monde et ne suivions l’actualité que de loin en loin. 
Oui, ensemble, dans la compagnie rassurante des petites, Rebecca et moi nous sentions forts et avions le sentiment de toucher à une idée d’éternité. L’été, en particulier, lorsque, en vacances en Bretagne, nous nous prélassions sur une plage sous un soleil éclatant qui semblait figer toute chose : le miroitement de la mer, le ressac incessant des vagues, le dos de nos filles enduit de crème solaire, leurs cris de joie, le délicat parfum d’huile au monoï de Rebecca.  
Ce jour-là, donc, sur la presqu’île de Crozon, nous apparaissions certainement, au regard des autres touristes, comme l’image communément répandue de la famille idéale dont chacun des membres existerait dans une individualité satisfaite, épanouie, tout en formant avec les autres une communauté aux liens indéfectibles. 
Suzie et Clara avaient manifesté le souhait de chercher des crabes et de fouiller les trous d’eau le long d’une jetée de pierres. Rebecca lisait un roman et m’avait lancé un regard m’enjoignant d’accompagner les petites et de veiller sur elles. Nous avancions donc prudemment sur les blocs rocheux. Suzie et Clara s’accroupissaient devant chaque flaque pour en scruter le fond, et je me tenais près d’elles, bien droit dans mes espadrilles et mon short de bain, attentif à leur babillage et prompt à le commenter lorsque, glissant sur un tas d’algues, j’ai trébuché. 
Les filles ont levé le regard vers moi et je les ai rassurées par un bref éclat de rire tout en rétablissant mon équilibre d’une main posée contre le rocher sur lequel je m’étais effondré. Un bref élancement m’a fait baisser les yeux vers ma cheville gauche : sous le péroné, une entaille nette courait sur deux ou trois centimètres de peau. Un mince filet rouge vif s’écoula vers mon talon, mais une vague y lança une gerbe d’écume et rinça la plaie, si bien que je m’en désintéressai presque aussitôt et, suivant Suzie et Clara vers un autre trou d’eau, n’y pensai bientôt plus. L’après-midi fut donc tel que nous l’avions espéré : paisible et enchanteur.
De retour à la maison de location, je m’enfermai dans la salle de bains avec l’intention de m’ausculter. L’entaille, plus profonde que je l’avais d’abord cru, ouvrait sur une épaisseur de tissus rosâtres. Je supposai que quelques points de suture puissent être requis, mais l’absence de douleur me laissa aussi penser qu’un simple pansement tiré de notre trousse à pharmacie ferait l’affaire. Posant un pouce sur chacune des lèvres de la plaie, je pressai afin de m’assurer qu’aucun corps étranger ne s’y était introduit. Je vis dans le fond quelque chose de blême qui me fit grimacer. Ma première pensée fut qu’un tendon avait été mis à nu, mais, avant même que j’aie prémédité le geste, j’enfonçai la première phalange de mon index dans la plaie et y fouillai jusqu’à toucher de la pulpe du doigt l’organe mis à jour. 
J’eus l’étrange sensation d’appuyer non pas sur une chose interne, étrangère et impropre au contact, mais celle d’effleurer la surface de ma propre peau à l’endroit où, pourtant, celle-ci avait été tranchée. Je retirai vivement mon doigt de la plaie, fermai les yeux et respirai profondément. Pour une obscure raison, il ne me sembla pas judicieux d’alerter Rebecca. 
Qu’avais-je à y gagner, sinon une nuit passée aux urgences pour ce qui n’était certainement qu’un simple bobo ? Je décidai d’attendre le lendemain matin pour réévaluer le sérieux de la blessure, me douchai et filai rejoindre « mes petites femmes », comme j’aimais à les surnommer, non sans avoir pris soin de bander mon pied. 
Rebecca s’endormit tôt ce soir-là. Je peinais quant à moi à trouver le sommeil. Sitôt que je fermais les yeux, la blessure à ma cheville m’apparaissait. Les rouvrant, je ressentais la présence de la plaie sous le bandage, non comme une démangeaison, mais comme une impatience. Je finis par me lever et m’enfermai à nouveau dans la salle de bains. À la lumière du néon fixé au-dessus du lavabo, je défis le bandage. 
L’entaille s’était étendue. Elle progressait maintenant vers le tendon d’Achille avant de descendre sur le talon. Au bord de la nausée, je touchai le bout de peau que la douche prise plus tôt semblait avoir amolli et constatai avec effroi qu’il se décollait pour pendre lamentablement sur le bord de mon pied, mettant au jour ce que je compris être le profil d’un autre pied. Ce que j’avais aperçu plus tôt était un morceau de peau saine, pâle de n’avoir jamais été exposé à la lumière du jour : il y avait quelqu’un d’autre à l’intérieur de moi, ou bien je me trouvais à l’intérieur de quelqu’un que je croyais être moi. 
Je fus pris de l’envie irrépressible de me doucher et, tandis que je me frottais vigoureusement sous le jet d’eau brûlante, des morceaux se détachèrent de moi, tombant dans le bac avec un bruit spongieux. Cela commença par la jambe gauche et, un lambeau en entraînant un autre, finit par mon propre visage qui resta entre mes mains comme une outre vide. Lorsque je sortis de la douche et me contemplai dans le miroir, tremblant et abasourdi, je vis le reflet que j’y trouvais d’ordinaire. Il me sembla seulement être plus fluet et plus pâle. 
Désemparé, je tirai Rebecca du sommeil et l’entraînai dans la salle de bains afin qu’elle constatât de ses propres yeux l’impensable situation. Elle posa le regard sur le tas de peau détrempé, abandonné dans le bac de douche, puis tourna vers moi son visage exprimant un dégoût profond et le plus grand désarroi. Mais Rebecca est une femme pragmatique que même les événements les plus inattendus ne déstabilisent pas facilement. 
Aussi me dit-elle d’une voix blanche : 
— Il faut nettoyer tout ça avant que les filles se réveillent. 
Lorsque nous retournâmes nous coucher après que j’eusse déposé – non sans un sentiment d’humiliation – les sacs-poubelles lourds de ma peau dans l’un des containers de la résidence de vacances, nous restâmes silencieux, étendus l’un près de l’autre, le regard rivé au plafond. Je tendis une main pour toucher celle de Rebecca, mais elle la retira doucement. 
— Je n’y suis pour rien, lui dis-je dans la pénombre. 
— Bien sûr, répondit-elle après un long silence, mais je pense qu’il est de ta responsabilité de préserver Suzie et Clara. Demain, tu consulteras un médecin pendant que j’irai avec elles au supermarché ; ainsi, elles ne se douteront de rien. Tu sais avec quelle impatience elles attendaient ces vacances. On ne peut décemment pas les leur gâcher, ni les écourter. Et que diraient nos amis, à qui nous avons vanté la beauté du Finistère, le charme de la maison de location et la qualité du repos bien mérité que nous prenons après une année de travail ? 
J’acquiesçai au bon sens de ces paroles. Ce qui importait, c’est que nous préservions l’harmonie de notre couple, de notre famille, de nos vacances, contribuant ainsi, à notre humble mesure, à l’équilibre déjà fragile de ce monde. La fatigue aidant, j’en vins même à douter d’avoir vécu l’horrible scène de la salle de bains. 
— Oublions cet incident, veux-tu ? dis-je d’une voix somnolente. N’en parlons plus. 
Mais, le lendemain, lorsque Rebecca et les filles furent parties au supermarché, je ressentis le même agacement à la cheville. La plaie s’était rouverte et je devinais en dessous une nouvelle peau. Je me précipitai sous la douche pour m’en débarrasser, partagé entre une honte terrible et le soulagement de me défaire de cette mue dont j’arrachai les lambeaux par poignées. 
Je nettoyai la salle de bains à toute vitesse avant le retour de Rebecca puis m’installai à la cuisine, faisant mine de lire nonchalamment le journal. Sitôt la porte passée et tout le temps qu’elle rangea les provisions, elle me regarda avec suspicion. Même Suzie, lorsqu’elle vint m’embrasser, passa une petite main curieuse sur la peau très blanche de mon bras. Quand Rebecca et moi fûmes seuls, je lui assurai que je n’avais aucune raison de consulter un médecin. Elle se tenait près de la porte, une main levée sur sa poitrine en une expression de méfiance. 
— Pour la première fois depuis notre rencontre, j’ai le sentiment, dit-elle, que tu me caches quelque chose.
Je ris pour lui faire entendre qu’elle me semblait dramatiser la situation, mais mon rire sonna sans doute faux, car elle fit le constat suivant : 
— Tu as changé. Physiquement, je veux dire. Tu es légèrement différent. 
— Allons, Becca, chérie, ne te tracasse pas pour si peu. 
Je voulus la prendre dans mes bras, et elle se laissa faire, mais son corps raide ne me rendit qu’une étreinte timide. 
La nuit suivante, je muai à nouveau. L’envie était irrépressible. Cette fois, Rebecca m’entendit me glisser hors de la chambre et elle surgit dans la salle de bains pour me surprendre à l’instant où je retirais mon visage. Elle dut s’adosser au lavabo et, tandis que je me drapais honteusement d’une serviette de bain, je vis sous son air d’épouvante une consternation totale. 
— Ne me regarde pas, implorai-je d’une voix geignarde. 
Elle quitta précipitamment la pièce, avec un hoquet révulsé. 
— Je ne te reconnais plus, me dit Rebecca. 
Elle pleurait, assise au bord du lit, me tournant à demi le dos et reniflant de temps à autre.
— Physiquement, tu n’es plus tout à fait le même. Bien sûr, nous changeons tous, nous vieillissons, et il nous faut nous accommoder de notre propre déchéance, mais aussi (comme si cela n’était déjà pas assez pénible), de celle de la personne dont nous partageons la vie. Je te sais gré de n’avoir jamais relevé l’affaissement de mes bras et celui de ma gorge, le duvet blond presque imperceptible, qui recouvre désormais mes joues, alors que d’autres hommes, dont certains sont les époux de mes amies, prennent un plaisir pervers à commenter les ravages du temps sur le corps de leur compagne. De même, je n’ai jamais eu que de l’affection pour ces signes avant-coureurs qui sont, dit-on, chez un homme, la marque de la maturité, et j’avais même acquis la certitude qu’ils étaient la preuve, le gage, de notre amour, si bien que je mettais un point d’honneur à les contempler, à les répertorier, et enfin à les considérer avec tendresse. Mais ce qu’il est en train de se passer, ici et maintenant, c’est autre chose. Il me semble que tu t’amoindris, que tu deviens une version falote de toi-même. Regarde-toi, tu es si pâle, tu parais brusquement si fragile. Or, tu le sais, la fragilité, comme la sensiblerie, m’ont toujours paru être des défauts rédhibitoires chez un homme. 
— Je n’y suis pour rien, répétai-je, déstabilisé par la dureté de Rebecca. 
— Je ne sais pas, dit-elle d’un ton acerbe, maintenant que ses larmes avaient fini de couler. Je ne sais plus que croire. N’es-tu vraiment pas responsable de ce que cela, quoi que ce fût, t’arrive ici, durant nos vacances dans le Finistère, si chèrement payées et si durement acquises ? 
Les mots cinglants de Rebecca n’eurent d’autre effet que d’accroître la fréquence de ces mues intempestives, comme si, faisant peser sur moi une responsabilité nouvelle – ou mettant en mots, désignant et donc matérialisant la somme de responsabilités qui m’échoyaient déjà – ils m’acculaient à m’en délester, à mon corps défendant. 
Rebecca ne me suivait plus à la salle de bains chaque nuit lorsqu’elle m’entendait me lever. Elle se contentait désormais de me tourner ostensiblement le dos, refusant de m’adresser la parole, comme si j’allais m’adonner à quelque activité infamante, pornographique. 
Lorsque, au bout d’une semaine, comme nous étions à la plage, je retirai le T-shirt et le short dans lesquels je flottais à présent et me mis en maillot de bain, je vis pour la première fois la honte se peindre sur le visage de mes propres filles. Je baissai le regard sur mon torse étroit, à la cage thoracique saillante, mon ventre creux, mes jambes filiformes. À contre-jour, la lumière filtrait à travers mes membres. De mue en mue, je semblais fondre, m’amenuiser, comme ce personnage d’un roman de Stephen King, condamné par le sort d’une vieille gitane à perdre un kilo par jour jusqu’à ce que mort s’ensuive. 
Quelle image de père donnais-je à Suzie et Clara, sinon celle d’un être incapable, débile, indigne d’elles ? Je ne leur en voulus pas lorsqu’elles se détournèrent de moi comme je leur proposais de construire un château de sable. 
— Je crois, dis-je à Rebecca au retour de la plage, qu’il serait préférable que je sois hospitalisé. 
— Ah ! s’exclama-t-elle, prise au dépourvu. Nous sommes à la première semaine de vacances qui doivent en compter trois. Si seulement tu avais pris plus tôt conscience du sérieux de la situation et si tu avais consenti à consulter un médecin, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui. Les filles ont noué des amitiés avec d’autres enfants sur la plage. Moi-même, en ton absence, j’ai rencontré ce touriste anglais, Philip, qui nous a invitées, Suzie, Clara et moi, à une partie de golf. Imagine leur déception si nous devions leur annoncer maintenant que nous rentrons à Paris. Imagine aussi la sidération de nos amis en te retrouvant au retour de ces vacances, non pas bien portant, allègre, le teint hâlé, comme il est attendu qu’on le soit après un séjour en bord de mer, mais réduit à n’être plus que l’ombre de toi-même. Ils songeraient peut-être que tu t’es négligé, ou, pire encore, que je t’ai négligé, ce qui me serait insupportable. Ne pourrais-tu donc pas nous épargner à tous une telle affliction ? 
Rebecca, femme empirique, a toujours eu le sens des priorités, ne reculant devant aucun sacrifice pour maintenir l’ordre et l’harmonie de notre existence, de celle de nos filles en particulier. Comme aurais-je pu lui en vouloir ? Je renonçai à les accompagner à la plage et aux diverses activités auxquelles les conviait désormais Philip. J’entendais, à travers la porte de la salle de bains que je ne quittais plus, sa voix grave et son accent traînant résonner joyeusement dans la maison de location, de concert avec celles de ma femme et de mes enfants. Je passais mon temps sous le jet de la douche, ne cessant de me défaire de mes couches de peau successives que je repoussais hors de la cabine comme un serpent abandonne sa mue hors de son terrier, et la petite salle d’eau ne tarda pas à être jonchée de ces enveloppes nacrées et gluantes, semblables à des placentas. Lorsqu’il m’arrivait par hasard de croiser à nouveau mon reflet dans le miroir du petit meuble mural au-dessus du lavabo, je ne voyais plus qu’une forme indéfinie, protoplasmique, un magma cellulaire se traînant à grand-peine sur le carrelage bleu clair à l’aide de ce qu’il restait de ses membres. 
Combien de jours s’écoulèrent, je l’ignore. Je vivotais dans le bac de douche, à la lumière du néon. Je n’attendais plus rien, ne désirais plus rien, laissant les dernières couches de mon être s’écouler désormais dans le siphon. Ce n’était pas désagréable. Je réalisais combien j’avais, sans le savoir, envié durant toute mon existence l’ataraxie des pierres ou des méduses. Je compris que les trois semaines de vacances touchaient à leur fin lorsque quelqu’un glissa une enveloppe sous la porte. J’entendis la voix de Suzie ou celle de Clara – j’avais de la peine à la reconnaître et, sans doute, je n’aurais plus été capable de distinguer leur visage – murmurer un « Au revoir, papa », puis j’entendis de petits bruits de pas précipités dans le couloir, une porte claquée et le crissement des pneus de la voiture que nous garions sur l’allée gravillonnée, devant la maison de location.  
Au prix de terribles efforts, je parvins à m’extraire du bac de douche, à ramper jusqu’à l’enveloppe et à la décacheter. De son écriture méthodique, Rebecca m’annonçait qu’elle regagnait Paris en compagnie des filles et de Philip. Elle comptait le suivre prochainement à Londres, où elles s’installeraient avec lui dans une maison d’un quartier de banlieue cossue. Rebecca affirmait ne pas me tenir grief de m’être montré si peu fiable, d’avoir renoncé aux responsabilités qui étaient les miennes en tant qu’époux, en tant que père, et, plus que tout, en tant qu’être humain. Simplement, ajoutait-elle, elle ne pouvait me suivre dans cette débâcle, ce renoncement, ce naufrage, et elle se refusait à y entraîner nos filles. Non, écrivait Rebecca, sentencieuse, elle préférait choisir la vie. Néanmoins, promettait-elle, elle garderait de moi un souvenir ému. 
Je ne me donnai pas la peine de refermer la lettre et regagnai le bac de douche où, sous le jet d’eau tiède, avec un immense soulagement, j’achevai de disparaître. ...

De l’avis général (celui de nos amis), Rebecca et moi formions un couple enviable. Nous nous étions rencontrés à l’âge de dix-sept ans et nous entrions gaiement l’un et l’autre, à quelques mois près, dans la quarantaine. Nous nous aimions encore d’un amour sincère qui, le temps filant son ouvrage, s’était mué en une tendresse fraternelle, quotidienne et confortable. Rebecca disait de moi que j’étais à la fois son amant et son meilleur ami, ce qui me semblait être une représentation aigre-douce et pourtant objective de nous-mêmes : que peut-on exiger de mieux après plus de vingt ans de vie commune ?   Nous étions les parents de deux petites filles âgées de trois et cinq ans, Rebecca ayant souhaité terminer sa thèse en sociologie avant de devenir mère. Quant à moi, si je n’avais jamais éprouvé de désir de paternité, l’expérience, une fois advenue, m’avait paru appréciable. Suzie et Clara sont deux enfants adorables, auxquelles il serait injuste de reprocher quoi que ce soit. Les seuls défauts de nos filles sont imputables à leur jeune âge et à leur condition d’êtres humains en devenir, se heurtant sans cesse à la récalcitrance du monde et à l’insatisfaction de leurs désirs.  Nous aimions Suzie et Clara d’un amour égal, disponible, adéquat, et avions l’un et l’autre le sentiment qu’à travers elles nous nous étions réalisés. En tant que parents, certes, mais aussi en tant qu’êtres humains, animés de cette nécessité atavique de tromper la mort en donnant la vie. Nous ne pouvions d’ailleurs…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews