Nuit debout

Sophie Rosemont

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE

Il fait très chaud en ce début de soirée, la canicule annoncée a tenu ses promesses. Mais, après une journée d’interviews dans les bureaux de sa maison d’édition française, Albin Michel, Leila Mottley a voulu « jouer les touristes ». Se poser à la terrasse du Select, boulevard du Montparnasse, commander un cocktail, regarder les gens passer et, sans contraintes horaires, se laisser porter par notre conversation.

Leila Mottley a 19 ans, et c’est la nouvelle sensation de la littérature américaine. Il y a deux ans, elle a été couronnée du Youth Poet Laureat de la ville d’Oakland, où elle a grandi, comme l’héroïne de son premier roman, Arpenter la nuit. À la première personne, elle y raconte les déboires de Kiara, adolescente noire américaine, dont le grand frère est dépassé par les événements. Elle va devoir trouver des moyens de survivre, quoi qu’il lui en coûte. Son histoire est inspirée de faits réels : en 2016, une jeune fille d’Oakland déclarait avoir été abusée par des policiers durant plusieurs mois. « La nouvelle a fait le tour des médias locaux mais pas nationaux, et leur lecture m’a choquée autant que l’abus en lui-même. On ne parlait jamais de ce qu’elle pouvait ressentir en tant que jeune fille noire que la société américaine n’a pas l’habitude d’écouter. Il m’a fallu quelques mois pour réaliser que j’avais envie, à ma manière, de lui donner la parole. »

« Beaucoup d’entre nous hésitent à parler de la misogynie des hommes noirs car on ne veut pas davantage les fragiliser face à une société souvent injusteet raciste. »

Leila passe des heures dans des archives, se documente auprès d’autorités judiciaires. Elle débute l’écriture un mois avant la remise des diplômes de son lycée, sous le regard bienveillant de son père, également auteur à ses heures, et de sa compagne, qui nous rejoint à la fin de notre échange. « Me plonger dans la peau du personnage de Kiara, c’est un engagement ! explique-t-elle. Je voulais également que son frère, Marcus, raconte comment les hommes noirs sont en quête de reconnaissance, quitte à oublier leurs responsabilités et même à blesser les autres, volontairement ou non. Kiara, elle, prend soin de l’autre. » En cela, peut-on dire qu’elle adhère à la pensée d’Angela Davis, selon laquelle l’homme noir ne sera entièrement libre uniquement lorsqu’il aura libéré la femme de son joug ? « Absolument. Beaucoup d’entre nous hésitent à parler de la misogynie des hommes noirs car on ne veut pas davantage les fragiliser face à une société souvent injuste et raciste. Or, se taire ne les rendra pas plus heureux ! » Paradoxalement, et bien qu’elle ait été le fief des Black Panthers, Oakland est une « ville calme », d’après Leila : « Tout est fermé à 22 heures mais les gens se lèvent tard. » Cette atmosphère en apesanteur, jusqu’à en devenir poisseuse, transpire tout au long d’Arpenter la nuit. En V.O., Nightcrawling : « Je voulais un verbe d’action, qui désigne aussi bien le fait de se balader la nuit que la vie souterraine des travailleuses et travailleurs du sexe… » S’attendait-elle à une réception aussi chaleureuse aux États-Unis, où le roman est célébré jusque dans les pages du New York Times ? « C’est à la fois étouffant et excitant. Après trois années à écrire et à préparer la publication de ce livre, tout le monde peut le lire… C’est un rêve devenu réalité, même si j’ai conscience que l’édition est un milieu qui peut être difficile. »

Arpenter la nuit, de Leila Mottley
Arpenter la nuit, de Leila Mottley (Albin Michel), traduction Pauline Loquin, 416 pages, 21,90 €.

On discute alors de ses premières lectures, Sassafrass, Cypress & Indigo de Ntozake Shange, « un merveilleux récit d’apprentissage de la jeunesse noire », et les plus récentes : Saidiya Hartman, qui offre différentes facettes de la réalité noire à travers le temps, les genres et les continents. On lui doit notamment le superbe essai Wayward Lives, Beautiful experiments. On en arrive à parler d’Audre Lorde et de Toni Morrison : « Elles ont réinventé la fiction. Sans elles, aurais-je pu écrire ? » Au vu de la rythmique de son style littéraire, il n’est guère surprenant d’apprendre que Leila écoute le jazz de Charles Mingus, le blues de Muddy Waters, et, en ce moment, pratique la zumba, la danse traditionnelle indienne ou encore la pole dance ! Toujours en mouvement, donc, elle envisage déjà la suite : « Un recueil de poèmes ne devrait pas tarder. Et un autre roman… qui se déroulera ailleurs. J’aime Oakland, c’est mon foyer pour la vie, mais j’ai envie d’autres espaces… » On la suivra, quel que soit l’endroit !

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