Tout brûler

Victor Dumiot

En découvrant le synopsis du dernier roman de Yannick Haenel, Le Trésorier-Payeur, un tigre se mit à feuler dans mon ciel littéraire. « L’histoire d’un banquier qui veut tout dépenser. » Pas n’importe quelle banque ! La Banque de France, fondée en 1800 par Napoléon, démiurge de notre modernité. Pas n’importe quel banquier ! Un banquier nommé Georges Bataille (GB), et dont le récit de vie, au cœur du système, n’est autre que celui d’une grande extraction. 

Si le texte d’Haenel clignote gros « J’aime Bataille », au point qu’on critiquera peut-être un ton par trop démonstratif, mais l’intérêt du roman est ailleurs, niché dans cette déchirure, qui est autant perte que recherche. 

De quelle recherche Le Trésorier-Payeur est-il le roman ? Elle est double.  

C’est d’abord la traque d’une vérité coupable, ensevelie, ou plutôt corsetée dans un sarcophage d’années, d’idées, de décrets et surveillée par d’imposantes institutions humaines – en premier lieu, l’État. Bref, la vérité de notre monde économique, hanté par le calcul et le projet, dont l’ambition ultime, voire unique, est l’utilité. Mais Bataille est un déchiffreur, prêt à se noircir les mains pour ne pas « enfermer l’univers dans des propositions satisfaisantes ». 

Prenant fonctions, le jeune homme a une intuition fondamentale. D’une part, la banque n’est pas cet univers froid, technico-mécanique, désert pour la vie et tombe pour l’esprit. Au contraire, en observant ses collègues, « Bataille voyait s’écrire en filigrane leur affiliation à cette secte qu’est finalement la société, dont l’or n’est jamais que le dieu profane. » Dans ce trou, la Souterraine, « immense salle peuplée de colonnes qui rappelaient l’architecture des cathédrales », où l’on cache l’or de la Banque, surgit une vérité déchirante : l’hypothèse d’un monde sans dieu est fausse. Il y a du sacré ici. Voilà le dieu, tapis dans sa grotte, qui scintille de sa puissance : l’or – ou l’argent. Religion, avec ses cérémonies, ses rituels. Grand dieu, dont le pouvoir alchimique réside sans doute en « l’équivalence ». Équivalence des hommes, des marchandises et du monde. Transformation de leur essence. Réduction de l’un à l’autre. Aliénation des forces de travail. Capital. Et dont les thuriféraires sont innombrables (songez à l’avidité, quasi naturelle, déformant le visage à la vue de quelques billets, pensez aux banquiers, aux petits-bourgeois et à tous ceux qui comptent !).

D’autre part, cet argent, religion acéphale, possède une dimension sacrificielle : l’endettement. C’est que tout notre bon système monétaire fonctionne grâce au crédit. Depuis son poste, Bataille en contemple la victime : le surendetté – sorte d’homme en scaphandre, auquel on aurait coupé l’oxygène tout en lui demandant de remonter à la surface. Pour ce dieu, on met à mort : « Les insolvables ne peuvent être sauvés. Notre vie matérielle, obligée de se soumettre à la loi du profit dont nous étions pour la plupart les victimes, se trouve prise au piège d’un système que nous ne pouvons mettre en cause sans nous contredire nous-mêmes. » 

Mais s’il constate, Bataille n’accepte pas. 

Alors s’ouvre une autre recherche : comment sortir de ce monde ? Le banquier est obsédé par une contre-intuition, fondamentale : « seul existe ce qui brûle naturellement ». C’est la vérité de Bataille. L’antique GB. La vérité ontologique de cet or, ce n’est pas seulement la production, la croissance ou le profit. C’est aussi la dépense. Et la folie de notre monde, c’est d’avoir tout subordonné à l’accumulation, au prix d’une dépense catastrophique, la guerre ou le krach. Grand craquement des places boursières. Effondrement des systèmes monétaires. Faillite. 

Alors que faire ? Comme l’enfant pyromane, on serait tenté de répondre : tout brûler ! Oui, mais c’est impossible. Donc, comme Bataille, tout subvertir. Au gain, la charité. Non pas une charité chrétienne, ou morale, mais un acte gratuit. Une dépense véritable. Au projet de long terme, la volupté de l’instant, le déchaînement. Car « ce que produisent les étreintes, elles le dilapident en même temps : voilà l’économie glorieuse. » Là encore, pas une volupté de pisse-froid. Non, une volupté besogneuse, excessive, désespérée. Qui éclate le monde, plutôt qu’elle ne l’étend. 

Sourd du puissant roman de Haenel cette conviction dangereuse, déjà affirmée par l’autre Georges Bataille en 1949 dans son grand livre, La Part Maudite : il nous faut tenter l’impossible, mettre à mort notre monde et sa philosophie. 

Le Trésorier-payeur, de Yannick Haenel (Gallimard), 432 pages, 21 €.



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