Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation Performance, 1979-1980
Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation Performance, 1979-1980

Waste Monde

Philippe Trétiack

Tendance

Chaque jour dans le monde 4 millions de tonnes d’ordures ménagères sont produites, soit l’équivalent de 400 tours Eiffel. On sait que des îles poubelles parsèment désormais nos océans et que ces agglomérés de plastiques et de résidus divers flottent et étouffent autour d’eux tout ce qui palpite encore. Face à ce désordre généralisé et devant la réalité d’un recyclage infinitésimal, la prise de conscience de la catastrophe en marche est aigüe… et pourtant, loin de n’être que repoussoir, l’univers des déchets fascine. Une attirance-répulsion pousse les artistes à plonger leurs mains dans la fange, à en tirer un matériau qui, par ses aspects composites, aléatoires, peu coûteux et dévorants s’apparente à une manne inépuisable.

Les pneus qui occupent une bonne partie de l’univers, au point que notre globe prend des allures de monde à la gomme, renaissent dans quantité d’œuvres d’art.

Le trash est tendance. Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Art brut et Pop art s’y étaient intéressés dès les années 50, où des artistes conscients de la dérive environnementale s’étaient emparés de la question. Ils sont à l’affiche de l’exposition du Musée Tinguely, à Bâle en Suisse, qui s’est ouverte le 13 septembre. Sous le titre Territories of waste, traduit par Le retour du rejeté, une trentaine d’artistes d’hier et d’aujourd’hui y jouent les éboueurs. En 1981, l’Argentin Nicolas Garcia Uriburu avait teint en vert l’eau du Rhin à Düsseldorf. Le fleuve était alors l’un des plus pollués d’Europe et, pour le démontrer, l’artiste en avait rajouté, salissant la salissure. Joseph Beuys avait alors embouteillé cette même eau et l’avait mise en vente, muant le trash en cash. Aujourd’hui, des cargos éventrés sur les côtes du Pakistan à la mise en bocal des poisons les plus divers, du sable des plages de débarquement toujours chargées en métaux lourds, aux résidus de particules fines colmatant les bronches des citadins, il y a de quoi faire quand, artiste, on veut dénoncer par la mise en scène la domination des dépotoirs.

Ainsi, en République démocratique du Congo, et ce dans la lignée des Sapeurs du Congo Kinshasa voisin (fans de mode adeptes de la SAPE, la société des ambianceurs et personnes élégantes), un collectif d’artistes issus des bidonvilles et menés par Eddy Ekete Monbesa, s’adonne au travestissement ordurier. Retrouvant le sens des masques traditionnels de cette partie de l’Afrique, ses membres se vêtissent de téléphones portables usagés, de paquets de lessive, de bouchons en plastique, de câbles électriques, d’emballages de médicaments ou encore de bidons d’huile. Les photographies de Stephan Gladieu en rendent compte dans son ouvrage Homo Detritus (Actes Sud, 2022). Il est vrai que ce pays est le déversoir des produits électroniques obsolètes. Bien qu’une convention, signée en 1992, à Bâle justement, interdise d’exporter des ordures vers un pays sans son accord préalable, nombre de compagnies et de nations contournent la loi en baptisant leurs déchets « dons charitables ». Une guerre se livre ainsi entre ceux qui jettent après avoir consommé et ceux qui fouillent les décharges pour en tirer de quoi consommer à leur tour. Dans ce déballage infernal, l’art contemporain, tout comme les arts premiers revisités, mutent en déchetteries. Les pneus qui occupent une bonne partie de l’univers, au point que notre globe prend des allures de monde à la gomme, renaissent dans quantité d’œuvres d’art. La grande écrivaine du Mexique Elena Poniatowsa m’avait dit un jour que le Nord de son pays ressemblerait bientôt « à un gigantesque désert de pneus et de femmes assassinées ». L’image brute a l’avantage de signifier que jouer avec l’ordure c’est aussi jouer avec la mort, la triturer pour lui donner un semblant de vie qui est encore de l’ordre de la possession. L’ordure est bien la version moderne de « la part maudite » chère à George Bataille, celle où « l’exubérance se faisant beauté » (William Blake), elle revêt les oripeaux du sublime, compost proliférant de splendeur et d’atrocité.

Territories of Waste. Le retour du rejeté. Musée Tinguely. Bâle. Jusqu’au 8 janvier 2023.



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