Bien-aimée ©PALM
Bien-aimée ©PALM

BIEN-AIMÉE

Benjamin Hoffmann

J’avais dix ans quand j’ai compris que les hommes violent les enfants.
Dans un pays voisin nommé Belgique, il y avait cet individu qui séquestrait des petites filles. Il rêvait de créer une ville souterraine dont les galeries seraient remplies de centaines d’enfants enlevés, une société occulte où, disait-il, règneraient le bien, l’harmonie, la sécurité. Il purge une peine de prison à vie pour le viol de six enfants et le meurtre de quatre.
Ma mère voulait me mettre en garde mais ne savait pas comment s’y prendre : « il y a des hommes qui font du mal aux enfants », m’a-t-elle dit. Je crois que j’ai perdu mon innocence ce jour-là ; je crois que, collectivement, nous avons toutes perdu notre innocence quand cette affaire a éclaté. Quelque chose a changé pour toujours après l’arrestation de l’homme de Belgique. Nous avons pris conscience que les enfants étaient des proies, et pas seulement dans l’univers des contes, comme dans l’histoire du Petit Chaperon rouge qui se penche sur un loup déguisé en grand-mère. Les loups sont parmi nous et personne ne saurait dire où ils se cachent : peut-être se trouvent-ils sous l’habit d’un oncle, d’un entraîneur, d’un voisin ? Chaque homme est un coupable en puissance.
Pendant des semaines, l’homme de Belgique était partout. Il vous regardait droit dans les yeux chaque fois que vous allumiez la télévision ; il était là, dans la cuisine, le soir, quand vos parents discutaient à voix basse puis vous disaient que vous n’aviez plus la permission de revenir à pied de l’école. Il avait beau se trouver en prison, il était omnipotent comme Dieu lui-même et son bras pouvait se glisser entre les barreaux pour vous attraper si vous tentiez de fuir. Aujourd’hui encore, il reste quelque chose de lui dans chaque homme de ma vie, même dans ceux que je connais depuis toujours. Une partie de moi se demande : sous le sourire, le costume, la politesse et cet étalage désarmant de normalité, peut-être qu’il est là. Caché. Au repos. Patient, le monstre de Belgique somnole en chaque homme, rêvant de royaumes souterrains qu’il remplira de la chair des petites filles.
Il était incarcéré depuis trois mois quand l’enfant s’est évaporée. C’était la preuve de ce que nous commencions tout juste à comprendre : il n’était pas le seul ; d’autres attendaient dans l’ombre. Ce qui s’est passé le 14 novembre 1996 a ancré en moi, et en des dizaines de milliers d’enfants, une peur qui ne s’est jamais dissipée, une peur que nous avons portée à l’âge adulte et transmise à nos proches :
D’un moment à l’autre, vous pouvez disparaître à jamais.
Aujourd’hui encore, les gens l’appellent la petite fille des briques de lait.
Chaque matin, tandis que vous preniez votre petit déjeuner, elle vous regardait sur la table de la cuisine, avec son sourire doux, son visage incliné, le foulard nouant ses cheveux courts, vêtue de sa robe à carreaux. Elle vous attendait devant la boulangerie ou la poste, à l’école et au supermarché. Vous saviez qu’elle aurait pu être votre sœur, votre fille, votre nièce. Je savais que j’aurais pu être à sa place : entre nous, il y avait trois mois d’écart et cent cinquante kilomètres de distance.
Comme chaque jour, la petite Agenaise a quitté l’école à midi. Sur le chemin, elle a traversé la rue pour dire bonjour à son ancienne institutrice et jouer au toboggan. A 12h10, une mère qui passait dans la rue l’a entendu dire : « Je dois me dépêcher ! Je suis en retard ! ». La petite fille s’exprimait exactement comme le Lapin Blanc d’Alice au pays des merveilles. Peut-être qu’en cherchant à la retrouver, tout le monde est tombé à sa suite dans un monde pervers et malfaisant : sa famille et les policiers chargés de l’enquête, les juges et le procureur, les experts comme le public. Tous, nous avons chuté dans un univers sinistre et rempli de figures menaçantes, peuplé de reines meurtrières et de chapeliers fous, où des choses indicibles arrivent aux enfants.
La petite était très ponctuelle. À 12h30, comme elle n’était pas rentrée, ses parents ont envoyé son frère pour voir ce qu’elle faisait. L’îlotier était catégorique : il ne l’avait pas vue. A 12h45, ses parents ont téléphoné au commissariat. Leur cauchemar venait de commencer ; il continue toujours.
Une équipe canine s’est rendue sur les lieux de la disparition. Près de deux cents policiers ont été déployés, assistés par de milliers de bénévoles. Les autorités ont déclaré qu’il se pouvait que la petite ait fait une fugue et, durant les premières quarante-huit heures, elles ont limité leurs recherches à Agen et ses environs. Pourtant, entre la rue où elle s’est évaporée et l’autoroute la plus proche, il n’y avait que sept minutes de route.
Des centaines d’interrogatoires, des milliers de témoignages et de dénonciations ont suivi. Les parents de la victime sont passés à la télévision ; un numéro spécial a été submergé d’appels qui n’ont mené à rien. Le président Chirac les a reçus en promettant un nouveau départ à l’enquête. Quarante agents ont été affectés à une unité dont le seul but consistait à retrouver leur fille. Enfin, une avancée majeure s’est produite : l’oncle d’une amie de la victime est passé aux aveux. Employé non loin de son école, il avait des antécédents d’agressions sexuelles sur mineurs. Durant l’interrogatoire, il a déclaré avoir jeté le corps dans le canal du Midi. Vidées sur quatorze kilomètres, les eaux n’ont révélé aucune trace du crime. L’homme a été interné.
Les années ont passé et, peu à peu, les enquêteurs ont été réaffectés à d’autres unités. Ceux qui restaient recevaient parfois des témoignages : on avait vu l’enfant en Martinique et en Espagne, en Pologne et en Nouvelle-Calédonie… Dépêchés sur place, ils cherchaient en vain des indices ; à croire qu’à peine sortie de son monde souterrain, la petite y replongeait aussitôt. Chaque année, le 14 novembre revenait. Pas elle. Un jour, pourtant, quelqu’un se souviendrait de quelque chose ; ou bien le coupable se confesserait sur son lit de mort ; à moins que l’enfant, devenue adulte, ne surgisse d’un sombre pays des merveilles, apportant la vérité sans laquelle il n’est point de guérison possible.
Plus de vingt ans après son enlèvement, un autre criminel s’est invité dans son histoire.
L’Ogre des Ardennes.
Quand les médias ont commencé à parler de l’Ogre en relation avec la petite fille des briques de lait, deux monstres étaient sur le point de surgir dans ma vie. L’un d’eux a fait irruption du jour au lendemain ; l’autre venait des profondeurs de mon passé.
J’avais seize ans lorsqu’un programme d’échange m’a permis d’étudier en Nouvelle-Zélande. Je n’étais jamais montée dans un avion et tout d’un coup, je me suis retrouvée à l’autre bout du monde. Cette expérience m’a changée pour toujours. Au lieu d’aller à l’université en France, j’ai envoyé des dossiers au Royaume-Uni avant d’intégrer l’University College de Londres. Puis j’ai passé deux semestres en Chine et obtenu un MBA à Boston : à vingt-cinq ans, je parlais cinq langues et j’avais déjà vécu dans autant de pays, ce qui a fait de moi une candidate désirable lorsque j’ai cherché un emploi dans l’industrie de la mode. Ma sœur, en revanche, a pris la direction opposée : plus je voulais élargir mes horizons, plus elle rechignait à s’éloigner de chez nous. Elle a poursuivi ses études de médecine à Bordeaux et a ouvert son cabinet d’ophtalmologie à vingt minutes de la maison où nous avons grandi. Lentement, nous nous sommes éloignées. La faute m’en incombait, sans partage, je le savais : j’étais l’aînée, j’aurais dû jouer un rôle plus déterminant dans sa vie, mais j’étais absente, toujours à courir après un contrat, sans cesse entre deux vols. J’avais raison de penser qu’elle m’en voulait ; il se trouve juste que ce n’était pas pour la raison que je supposais.
Quand notre mère a montré les premiers signes d’Alzheimer, l’amertume de ma sœur est devenue plus agressive. C’est elle qui s’occupait de maman tandis que, installée à Berlin avec mon compagnon et notre fille de huit ans, je ne rentrais à Bordeaux que deux ou trois fois par an. C’est après l’enterrement de maman, quand le dernier invité a pris congé, quand nous avons embrassé notre père qui voulait rester seul dans le salon, que nous avons enfin entamé la conversation que nous aurions dû avoir des années plus tôt. Avec plus de violence que de coutume, ma sœur m’a adressé ses reproches attendus : j’avais toujours été égoïste, faisant passer mes rêves et mes désirs avant notre famille. Maintenant que notre mère était morte, c’est elle qui allait devoir soutenir notre père. Seule car, une fois de plus, je ne ferais strictement rien pour aider. La journée avait été éprouvante, j’en avais assez de ses accusations. J’ai répondu sèchement que je n’allais pas m’excuser de vivre ma vie, que je…
Elle m’a interrompue.
Elle a explosé :
– J’ai été violée à cause de toi !
J’ai senti mon corps tomber en morceaux, comme un miroir qu’elle aurait brisé avec son poing.
– Qui ?
– Daniel.
Juste après mon retour de Nouvelle-Zélande, notre oncle Daniel a commencé à vivre chez nous. Il traversait une période difficile, sa femme l’avait quitté. Pour l’aider à rebondir, mes parents lui ont ouvert la porte et Daniel a passé près d’un an dans notre chambre d’amis. Ce soir-là, je devais rester à la maison pour m’occuper de ma sœur mais à la place, j’ai fait promettre à Daniel qu’il ne dirait rien si j’allais en secret à une fête. Il jouait le rôle de l’oncle bienveillant ; j’étais l’adolescente rebelle qui s’était déjà débrouillée seule à vingt-mille kilomètres. Ma sœur ? Âgée de cinq ans de moins que moi, elle n’était qu’une enfant. Souvent, nous allions dans la chambre de Daniel pour voir un film quand nous étions censées dormir. Après mon départ, ma sœur était mécontente que je sois sortie sans elle. Elle a demandé à Daniel si elle pouvait regarder la télévision avec lui. Il avait bu et lui a dit de la rejoindre sur le lit. Il a commencé par lui caresser les cheveux, il l’a embrassée sur le front et sur les lèvres et quand elle a voulu partir, il s’est levé et a verrouillé la porte. Puis il a mis un préservatif et l’a violée. Il lui a fait promettre de ne rien dire ; nos parents seraient très en colère s’ils apprenaient ce qu’elle avait fait. À mon retour, j’ai bien vu qu’elle se comportait d’une manière étrange et j’ai supposé qu’elle m’en voulait d’avoir filé en douce. Avant ce soir-là, elle se rendait souvent dans ma chambre pour parler de ses copines ou de musique ou de ce qu’on ressent quand on embrasse un garçon mais quand elle a cessé ses visites, j’étais trop préoccupée par mes projets pour y prêter réellement attention. Peu de temps après, je suis partie au Royaume-Uni, je répétais à ma sœur de venir me voir ; elle ne l’a jamais fait. Je me moquais d’elle, disant qu’elle était la fille la moins aventureuse que j’aie jamais connue ; lentement, nous sommes devenues des étrangères.
Quand elle a fini son histoire, je n’ai rien dit pendant un long moment. Puis j’ai essayé de lui prendre la main, en disant que j’étais tellement désolée, qu’il n’était pas trop tard pour faire payer Daniel. Elle a quitté la pièce. Je devais repartir le lendemain pour m’occuper de ma fille. De retour à Berlin, j’ai appelé ma sœur. Elle m’a demandé de ne plus la contacter.
J’ai passé les semaines suivantes dans une sorte de flou. Je vérifiais constamment mon portable, espérant que ma sœur m’enverrait un texto, qu’elle laisserait un message. J’étais furieuse de ce que Daniel lui avait fait et si je n’avais pas été certaine qu’elle ne me pardonnerait jamais, j’aurais révélé la vérité à tous : le vieux salaud s’était remarié et avait une fille de quatorze ans. J’étais sans cesse en retard au travail, j’oubliais de répondre à des courriels importants et, d’une manière générale, je n’étais plus la citoyenne du monde et la femme entreprenante que je me vantais d’être : j’accumulais les erreurs et mon partenaire comme mes collègues commençaient à sérieusement s’inquiéter. Puis c’est arrivé.
Une fois de plus, j’étais en retard, mais ce jour-là, c’était pour chercher ma fille Emma à l’école. Je les ai vus de loin : elle, dans son manteau noir, debout dans la cour. Et lui, penché vers elle, qui lui parlait à travers la clôture. Il était grand et mince, portait une veste marron, des lunettes qui semblaient trop grandes pour son visage. Ses cheveux châtain clair étaient presque de la couleur de sa veste. Quand je l’ai vu, à cause de ce que je venais d’apprendre au sujet de ma sœur, parce qu’il était question de la petite d’Agen et de l’Ogre dans les médias, j’ai aussitôt pensé au pire et j’ai hurlé en allemand : « Qu’est-ce que vous faites ? »
L’homme s’est redressé, il a reculé de quelques pas – c’est alors que j’ai remarqué qu’il avait à peine vingt-cinq ans – puis il s’est enfui aussi vite qu’il l’a pu. Je me suis ruée dans la cour et j’ai serré Emma dans mes bras ; elle était perdue. L’homme ne lui avait rien fait : il l’avait juste complimentée sur son manteau et lui avait demandé si elle voulait le rejoindre dehors. Immédiatement, j’ai exigé de parler à la directrice de l’école et lui ai demandé pourquoi le garde habituel n’était pas à l’extérieur. Elle a répondu qu’il était malade, puis elle a essayé de faire retomber la responsabilité de l’incident sur moi : après tout, j’étais en retard pour chercher ma propre fille. C’est alors que je me suis levée et que je lui ai dit, dans mon allemand le plus solennel, que ma mission personnelle dans la vie consisterait à la traîner en justice, elle ainsi que chacun des membres du conseil d’administration, si quelqu’un faisait du mal à ma fille. Puis j’ai attrapé Emma par la main, je l’ai emmenée au commissariat où j’ai fait une déposition ; la semaine suivante, l’école avait embauché deux gardes supplémentaires
L’homme aux cheveux châtains n’a jamais été revu.
Mais dans ma mémoire, il est toujours là. Il est debout, tourné dans ma direction : je n’ai qu’à fermer les yeux pour le voir. Ses traits sont flous, je ne les distingue pas vraiment ; c’est ce qui le rend si effrayant : il peut s’agir de n’importe qui. À tout moment, le brouillard peut se dissiper et révéler le visage d’une personne familière : un ami, un parent d’élèves, un voisin. Oui, à tout moment ce brouillard peut s’écarter et dévoiler un proche, quelqu’un comme mon oncle Daniel.
Le visage de l’Ogre des Ardennes est demeuré flou lui aussi durant des années ; jusqu’à ce jour de juin 2003 où, enfin, la police a mis fin à ses crimes. Condamné à la perpétuité incompressible pour le meurtre de sept femmes, il est mort l’an dernier en prison.
Longtemps, personne n’a cru qu’il pouvait exister un rapport entre lui et l’enfant des briques de lait. Près de mille kilomètres, après tout, séparent Agen des Ardennes… Mais en août 2020, parmi dix autres empreintes génétiques, l’ADN d’une jeune fille disparue en 2003 a été retrouvé dans la camionnette de l’Ogre. Peut-être que la petite d’Agen faisait partie des victimes ? Peut-être que sa famille allait, enfin, pouvoir commencer son travail de deuil ? Les autorités ont ordonné la comparaison de l’ADN de l’enfant avec les traces retrouvées dans le véhicule. C’est alors qu’un scandale a éclaté : la police scientifique avait bâclé son travail en 1996, les échantillons collectés à l’époque étaient inutilisables. L’Ogre est mort avant que l’on établisse sa responsabilité dans cette affaire – mais il a laissé derrière lui une compagne, associée et confidente de ses crimes, terrifiante et sans pitié comme la Reine de Cœur.
Les enquêteurs lui ont rendu visite en prison – elle purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté de vingt-huit ans. Elle n’avait rien à perdre, mais au bout du compte, rien à révéler non plus. « Ça ne me dit rien », a-t-elle déclaré au sujet d’Agen, ajoutant que cela faisait quand même loin du terrain de chasse habituel de l’Ogre… Les enquêteurs ont insisté : avant sa mort, son ex-mari avait avoué les meurtres de deux jeunes filles enlevées en Seine-et-Marne et en Loire-Atlantique, loin de son repaire de Sautou. Il aurait pu aller jusqu’à Agen, non ? Elle n’a pas répondu.
Les parents de la petite fille des briques de lait attendent toujours. Ils vivent dans une région différente, près de leurs autres enfants devenus parents à leur tour. Parfois, il leur arrive de parler de ces femmes qui refont surface des décennies après leur enlèvement ; un jour peut-être, leur fille rentrera à la maison en leur apportant une joie proportionnée à l’intensité de leur douleur. Un jour peut-être, ils recevront quelque chose qui ressemblera à la paix et la justice. Paix et justice : c’est ce que ma sœur a décidé de trouver pour elle-même. Après des semaines de silence, elle m’a rappelé en demandant ce que je dirais si elle portait plainte contre Daniel ; j’ai répondu que je la conduirais moi-même au commissariat. C’est ce que j’ai fait, essayant, enfin, d’être là pour elle.
Longtemps, j’ai pensé que je n’avais pas le droit d’écrire au sujet de la petite des briques de lait : c’était probablement irrespectueux de ma part, quelque chose comme donner à ma fille la peluche d’un enfant mort… Mais j’ai lu une anecdote qui m’a fait réfléchir, l’histoire d’une commerçante d’Agen qui n’a jamais retiré l’appel à témoins de sa porte. Depuis un quart de siècle, l’enfant regarde les visiteurs avec son doux sourire et son visage incliné, avec le même foulard dans ses cheveux courts et la même robe à carreaux. La pluie est venue et elle est passée, les étés ont disparu et les hivers se sont prolongés, les gens ont vieilli et beaucoup sont morts, mais pas elle : elle est toujours là ; elle a toujours dix ans. L’affiche a jauni mais ses yeux sont clairs, l’horreur n’a pas étendu son ombre sur ses traits : elle demeure une petite fille, celle-là même qui aimait jouer au toboggan et qui aimait ses proches et son ancienne institutrice et tant d’autres personnes et de choses dont je ne saurai jamais rien. J’écris à propos de la commerçante qui refuse d’enlever son portrait car c’est la même chose pour moi et des milliers de personnes qui n’ont jamais rencontré l’enfant et n’auront jamais l’occasion de dire ce que nous éprouvons à ses proches : nous ne pourrons jamais leur dire qu’au fond de notre cœur, son image n’a pas bougé.

Benjamin Hoffmann est l’auteur de romans et d’essais parus en France et aux États-Unis, notamment Les Paradoxes de la postérité (Minuit, 2019) et L’île de la Sentinelle (Gallimard, 2022). Docteur de l’Université Yale, il est professeur de littérature française et de création littéraire à l’Université Ohio State.
Quand j’ai commencé à écrire son histoire, j’ai appris deux choses qui m’ont frappé. La première est ce que j’appellerai son héritage. Son enlèvement a été un tournant pour les autorités françaises qui ont mis en place un dispositif d’alerte afin de signaler les victimes d’enlèvement ; son taux de réussite est de quatre-vingt-seize pour cent. Il a été complété par un numéro d’urgence qui fonctionne dans trente-deux pays d’Europe. Cette ligne a reçu deux millions d’appels et pris en charge plus de soixante-dix mille dossiers. La petite fille d’Agen reste introuvable mais sa disparition a entraîné des progrès considérables ; grâce à elle, des enfants ont été sauvés, des familles réunies : voilà l’impact qu’elle continue à avoir dans le monde.
Et la deuxième chose ? J’ai découvert l’étymologie de son nom et j’ai tout de suite pensé : « C’est parfait pour elle. Elle l’est vraiment, et aujourd’hui encore ».
Elle s’appelait Marion et son nom signifie bien-aimée....

J’avais dix ans quand j’ai compris que les hommes violent les enfants. Dans un pays voisin nommé Belgique, il y avait cet individu qui séquestrait des petites filles. Il rêvait de créer une ville souterraine dont les galeries seraient remplies de centaines d’enfants enlevés, une société occulte où, disait-il, règneraient le bien, l’harmonie, la sécurité. Il purge une peine de prison à vie pour le viol de six enfants et le meurtre de quatre. Ma mère voulait me mettre en garde mais ne savait pas comment s’y prendre : « il y a des hommes qui font du mal aux enfants », m’a-t-elle dit. Je crois que j’ai perdu mon innocence ce jour-là ; je crois que, collectivement, nous avons toutes perdu notre innocence quand cette affaire a éclaté. Quelque chose a changé pour toujours après l’arrestation de l’homme de Belgique. Nous avons pris conscience que les enfants étaient des proies, et pas seulement dans l’univers des contes, comme dans l’histoire du Petit Chaperon rouge qui se penche sur un loup déguisé en grand-mère. Les loups sont parmi nous et personne ne saurait dire où ils se cachent : peut-être se trouvent-ils sous l’habit d’un oncle, d’un entraîneur, d’un voisin ? Chaque homme est un coupable en puissance. Pendant des semaines, l’homme de Belgique était partout. Il vous regardait droit dans les yeux chaque fois que vous allumiez la télévision ; il était là, dans la cuisine, le soir, quand vos parents discutaient à voix basse puis vous disaient que…

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