Et moi, et moi, et moi…

Jean-Dominique Séval

Les aspirations de la jeunesse chinoise déplaisent au pouvoir, qui accentue la répression et la censure.
Je rencontre Bao autour d’un verre. Le jeune homme, que j’avais perdu de vue, m’apprend dans le même mouvement qu’il vient de prendre un emploi dans le public après avoir travaillé pour une entreprise française, de se marier avec une jeune femme choisie par ses parents, et qu’il va bientôt être papa… Que de changements en seulement quelques mois ! Mais, j’ai beau être attentif, je n’arrive pas à me convaincre que son sourire tendu est la manifestation d’une joie sincère.
Impossible pour moi de ne pas faire le rapprochement avec le témoignage d’un ami avec lequel je déjeune cette même semaine. Encore ému, il me raconte la discussion qu’il vient d’avoir avec la brillante jeune femme qu’il pensait avoir recrutée. Ne la voyant pas arriver pour son premier jour de travail, il lui téléphone. Gênée, elle lui explique qu’elle ne viendra finalement pas à Pékin, puis, en larmes, lui confirme qu’elle a dû accepter un poste dans l’administration sous la pression de ses parents qui voient d’un mauvais œil ce travail dans une entreprise occidentale.
Il y a encore peu de temps, les jeunes diplômés aspiraient à entrer en priorité dans un groupe étranger, puis dans une entreprise chinoise et enfin dans le public. Une hiérarchie aujourd’hui inversée : les plus diplômés choisissent de se mettre à disposition des grandes administrations. Les entreprises étrangères n’ont plus vraiment la cote. À tel point que la dernière tendance chez les jeunes Chinois, pour paraître branchés, est de s'habiller comme un fonctionnaire ou un cadre du Parti communiste.
Ces jeunes Chinois sont très nombreux, environ 260 millions, soit 15 % de la population totale… ou plus de la moitié de la population de l’Union Européenne. Ils sont plutôt aisés en moyenne, avec un niveau de dépenses qui représente 13 % du revenu de leur ménage, contre 4 % en France et en Allemagne. Surtout, cette génération est souvent considérée comme hédoniste, ouverte au monde, tour à tour qualifiée de capricieuse ou marquée par des névroses propres aux enfants uniques. Un gouffre avec leurs grands-parents qui ont vécu l’extrême violence et la pauvreté de la Révolution culturelle de l’ère Mao Zedong, et leurs parents qui ont travaillé très dur pour faire advenir les trente glorieuses chinoises de Deng Xiaoping.
Une génération qui est le condensé de son époque. Les jeunes ont pris l’habitude de changer rapidement de travail pour gagner plus, et plus vite. Ils craquent pour des achats impulsifs de produits « cools », en mettant au sommet de leurs priorités la mode, les jeux vidéo et l’alimentation.
On sait où les joindre car ils passent le plus clair de leur temps disponible sur les puissants réseaux sociaux (Wechat, Weibo, Douyin…), sur les plateformes de commerce électronique (Taobao, JD.com, Meituan, RED…), et sur les live de leurs influenceurs et célébrités préférés.
Pris par cette euphorie consumériste, ils plébiscitent les nouvelles expériences d’achat en ligne et hors ligne, à travers les nouvelles technologies comme l’essayage en réalité virtuelle ou le paiement par reconnaissance faciale, comme le proposent les plus de deux cents magasins hyper-connectés Hema Fresh d’Alibaba.
Alors qu’arrive-t-il donc à la Génération Z chinoise (ceux nés entre 1995 et 2010), qui semble se réfugier dans les mondes virtuels pour échapper à un quotidien oppressant ?
Les enfants nés au début du XXIe siècle, qui entrent aujourd’hui sur le marché du travail, sont pris en étau entre les injonctions contradictoires de l'État, de leurs parents et leurs propres aspirations.   
Cela n’est pas nouveau. En Chine, aujourd’hui comme hier, les jeunes, comme le reste de la population, n’ont le droit de s’intéresser à la politique qu’en soutenant le parti communiste au pouvoir depuis plus de soixante-dix ans. Pour le reste, il leur est demandé de travailler, de consommer et de s’occuper de leur famille. Ce qui est déjà beaucoup.
Cependant, cette génération, qui a pris l’habitude de voyager et de se divertir, adopte largement les codes, les marques, la culture et les modes de vie occidentaux. Ultime symbole, la consommation de café qui, malgré son goût amer et son prix élevé, est la plus dynamique au monde. Shanghaï, capitale économique chinoise, est devenue la ville du café, avec ses sept mille échoppes, plus que n'importe quelle ville au monde.
Mais à l’heure du découplage idéologique et économique du monde, ces aspirations ne sont plus du goût du pouvoir en place. Il est désormais bien vu de se détourner des marques occidentales pour préférer les « Guochao » (vague nationale), ces produits chinois qui mêlent design contemporain et références à la culture et à la tradition, proposés par Bosideng et Peacebird (vêtements), Ubras (sous-vêtements), ANTA (sportswear), Floasis et Perfect diary (cosmétiques).
Mais, c’est sans doute du côté de l’offre culturelle que la pression s’exerce de manière la plus flagrante. En vivant à Pékin, pourtant capitale de la seconde puissance mondiale, forte de plus de 24 millions d’habitants, on est frappé par la faiblesse de la programmation bien moins variée que dans n’importe quelle ville moyenne française. Bien sûr, la fermeture des frontières, toujours à l’ordre du jour depuis le début de la pandémie de Covid 19, limite les entrées de artistes étrangers.
L’isolement de la population concerne également les contenus dématérialisés. Le dernier réseau social étranger encore autorisé, LinkedIn, a été interdit fin 2021. Le nombre de films non chinois proposés, habituellement faible, a atteint l’étiage de 68 films en salles en 2021, soit 13% des sorties totales, contre 129 en 2019, avant la pandémie. Une offre très faible pour un marché qui se targue d’avoir, avec plus de 80 000 écrans, le parc de cinéma le plus grand au monde, sachant qu’il faut aussi souligner un faible taux de fréquentation de 15%.
Une panoplie de restrictions qui ne cesse de s’élargir au fil des mois, sous la férule d’une censure de plus en plus tatillonne à laquelle aucune production n’échappe. Ainsi, entre juillet 2021 et avril 2022, les autorités chinoises ont bloqué toutes les autorisations de mise sur le marché de nouveaux jeux vidéo. Un étau qui se resserre du fait de la multiplication de nouvelles règles : les « niang pao », jeunes chanteurs et acteurs « efféminés », sont désormais interdits de télévision, les footballeurs doivent effacer leurs tatouages jugés vulgaires, et les moins de dix-huit ans n’ont plus le droit de jouer que trois heures par semaine en ligne…
Autant de mesures néo-confucéennes et puritaines qui visent à recadrer la jeunesse sur la ligne du Parti communiste, jusqu’aux plus petits qui doivent désormais étudier « la pensée de Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère ».
Alors, quand la pression sociale est trop forte, que leurs loisirs se trouvent menacés, que le temps de travail est trop élevé et les salaires sont jugés trop bas, certains jeunes chinois « touchent les poissons » (mōyú), expression qui traduit une forme de résistance passive consistant à bâcler son travail, à prendre des pauses à rallonge, à s’attarder aux toilettes pour regarder des vidéos ou jouer sur son smartphone…
D’autres se révoltent silencieusement en « s’allongeant » (tang píng), une manière de ne plus faire que le strict minimum, par refus d’être brisé par une compétition qui les épuise au travail et qui les oppresse depuis leur plus jeune âge, pour être parmi les 20% de leur classe d’âge à réussir l’examen d’entrée à l’université, le « Gaokao », équivalent de notre baccalauréat.

Jean-Dominique Séval
est directeur fondateur du cabinet Soon Consulting. Il a été directeur général adjoint du think tank IDATE DigiWorld et président La French Tech Beijing (2021).
Plus récemment, sont apparus les adeptes de la « science de la course » (Runxue), épuisés par la perspective de confinements à répétition et sans fin prévisible. Des jeunes qui préfèrent s’expatrier, à condition d’en avoir les moyens, de présenter une bonne raison de sortir du pays et de disposer d’un passeport ayant échappé à la réquisition, tout en laissant derrière eux une famille susceptible, à tout moment, de subir toute la gamme des pressions possibles.
à ce régime, 80% des étudiants chinois souffriraient de symptômes légers de « phobie sociale », ou « trouble de l’anxiété sociale », selon une étude mentionnée par le China Youth Daily. Comme un signal muet que les jeunes adressent à des dirigeants qui semblent désormais vouloir les embrigader dans une lutte contre l’Occident qui les dépasse et les inquiète.

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Les aspirations de la jeunesse chinoise déplaisent au pouvoir, qui accentue la répression et la censure. Je rencontre Bao autour d’un verre. Le jeune homme, que j’avais perdu de vue, m’apprend dans le même mouvement qu’il vient de prendre un emploi dans le public après avoir travaillé pour une entreprise française, de se marier avec une jeune femme choisie par ses parents, et qu’il va bientôt être papa… Que de changements en seulement quelques mois ! Mais, j’ai beau être attentif, je n’arrive pas à me convaincre que son sourire tendu est la manifestation d’une joie sincère. Impossible pour moi de ne pas faire le rapprochement avec le témoignage d’un ami avec lequel je déjeune cette même semaine. Encore ému, il me raconte la discussion qu’il vient d’avoir avec la brillante jeune femme qu’il pensait avoir recrutée. Ne la voyant pas arriver pour son premier jour de travail, il lui téléphone. Gênée, elle lui explique qu’elle ne viendra finalement pas à Pékin, puis, en larmes, lui confirme qu’elle a dû accepter un poste dans l’administration sous la pression de ses parents qui voient d’un mauvais œil ce travail dans une entreprise occidentale. Il y a encore peu de temps, les jeunes diplômés aspiraient à entrer en priorité dans un groupe étranger, puis dans une entreprise chinoise et enfin dans le public. Une hiérarchie aujourd’hui inversée : les plus diplômés choisissent de se mettre à disposition des grandes administrations. Les entreprises étrangères n’ont plus vraiment la cote. À tel point que…

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