La puissance, les femmes, et le monde d’après

Giulia Foïs

Le type est plutôt sympa. Et surprenant : il a la panoplie intégrale du vieux macho un peu bidon, sauf qu’il est plus ouvert, et plus cortiqué sur les questions féministes que la majorité de mes camarades journalistes. C’est pas hyper difficile, je sais. Mais ça se salue. Je saute donc à pieds joints dans la discussion qu’il ouvre, sur un bout de trottoir, autour de l’homme, de l’artiste, de ses crimes actes, de son œuvre, et… Merde. Il l’a dit, lui aussi : «puissante ». Comme dans « oui, mais vous, vous êtes des femmes puissantes ». Et vraiment, il est sympa. Et vraiment, il croit me faire plaisir. Mais l’enfer est pavé de puissance - et de mecs qui croient faire plaisir. Le mot est à la mode : il est aujourd’hui sur toutes les lèvres d’un sexisme qu’on pourrait qualifier de bienveillant, si ça n’était pas du sexisme quand même. Parce que la puissance, c’est d’abord la force et la performance, deux qualités généralement associées à une certaine idée la virilité – qui elle aussi vient paver l’enfer : celle qui conquiert, domine, écrase, celle qui assujettit. Celle qui, personnellement, me fatigue. Celle qui, collectivement, a montré ses limites. Celle qui roule en SUV, qui siffle les filles dans la rue, et celle qui se colle au barbecue(1) –à défaut de chasser le mammouth. Celle qu’on mesure en masse musculaire, depuis qu’on joue à celui qui pisse le plus loin – depuis la cour de récré, depuis la nuit des temps. Tant pis pour ceux qui réclameraient un droit aux neurones, à l’empathie, et à l’impuissance, même passagère : depuis la nuit des temps, dans les cours de récré, on les traite de pédés. Ou, pire : de gonzesses. Tous les spécialistes des questions de genre vous le diront : du bac à sable à l’abri-bus, ce masculin à la papa reste la norme suprême à laquelle se référer. Il est cis-genre, hétérosexuel, blanc, et c’est lui qu’on voit, là-haut, au sommet de la pyramide de nos envies : le pouvoir, politique, social, économique, est à lui.

Ce que je veux, moi, c’est être libre. De faire les études que je veux, de toucher mon salaire sans demander l’autorisation de personne, de me mouvoir dans l’espace public sans avoir à essuyer de remarques - ou plus, si pas d’affinités.

Et la puissance, c’est ça aussi. Mais le pouvoir, moi, ça ne m’intéresse pas. Posséder me fait une belle jambe, et me faire obéir ne m’a jamais fait jouir – pouf pouf, c’est une image. Ce que je veux, moi, c’est être libre. De faire les études que je veux, de toucher mon salaire sans demander l’autorisation de personne, de me mouvoir dans l’espace public sans avoir à essuyer de remarques - ou plus, si pas d’affinités. Que tous ceux qui s’y accrochent comme des brutes se rassurent : l’objet des luttes féministes n’est pas, et n’a jamais été, en soi, le pouvoir. Si conquête il y a, c’est celle du choix. Être aux commandes ou passer le volant, qu’importe, pour peu qu’on l’ait, ce choix. La vérité, c’est qu’on ne l’a pas. Toujours pas. Pas quand l’écrasante majorité des tâches domestiques nous incombe. Pas quand, à diplôme égal et poste équivalent, on reste nettement moins payées que les hommes. Pas quand on a une « chance » sur deux d’être agressée sexuellement au moins une fois au cours de sa vie(2). Et pourtant on encaisse, et pourtant on endure, et pourtant on sourit. On est debout, on se bagarre et on avance. Génération après génération, on gagne un peu de place – sans oublier de changer les couches du petit. Alors oui, si puissance il y a, ce serait sans doute celle-là : celle de chacune, depuis la nuit des temps, et dès la cour d’école. Celle qui brille moins, celle qu’on ne connaît que trop bien. Celle qui nous a valu d’être mises sous cloche : cette prodigieuse capacité à la porter, cette pyramide. A la mettre au monde, souvent, cette humanité. Et, quoiqu’il arrive, la nourrir, l’écouter, la soigner. Malgré tout. Personnellement, j’appelle ça du courage. Un foutu courage, un sacré courage - et un jour, on arrêtera peut-être de nous dire qu’on a des couilles… 

Journaliste engagée – et féministe avec joie –
Giulia Foïs s’est spécialisée sur les questions de genre, en presse écrite, et à la radio. Productrice et animatrice de l’émission « En marge », sur France Inter, elle est également l’autrice de Je suis une sur deux (Éditions Flammarion), livre consacré à la question des violences faites aux femmes.

(1) Oui, ceci est bien un clin d’œil à la polémique soulevée en ce début d’année par Sandrine Rousseau, à laquelle je vais me permettre d’ajouter mon grain de sel : les hommes mangent-ils plus de viande que les femmes ? La réponse est oui. Notre sur-consommation de viande a-t-elle nui à la planète ? Oui, encore. Sandrine Rousseau, une fois chef des armées du monde entier, punira-t-elle de la peine capitale les adorateurs de barbecue ? Evidemment non.

(2) Etude Odoxa / France Info / Le Figaro, 2017

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Le type est plutôt sympa. Et surprenant : il a la panoplie intégrale du vieux macho un peu bidon, sauf qu’il est plus ouvert, et plus cortiqué sur les questions féministes que la majorité de mes camarades journalistes. C’est pas hyper difficile, je sais. Mais ça se salue. Je saute donc à pieds joints dans la discussion qu’il ouvre, sur un bout de trottoir, autour de l’homme, de l’artiste, de ses crimes actes, de son œuvre, et… Merde. Il l’a dit, lui aussi : «puissante ». Comme dans « oui, mais vous, vous êtes des femmes puissantes ». Et vraiment, il est sympa. Et vraiment, il croit me faire plaisir. Mais l’enfer est pavé de puissance - et de mecs qui croient faire plaisir. Le mot est à la mode : il est aujourd’hui sur toutes les lèvres d’un sexisme qu’on pourrait qualifier de bienveillant, si ça n’était pas du sexisme quand même. Parce que la puissance, c’est d’abord la force et la performance, deux qualités généralement associées à une certaine idée la virilité – qui elle aussi vient paver l’enfer : celle qui conquiert, domine, écrase, celle qui assujettit. Celle qui, personnellement, me fatigue. Celle qui, collectivement, a montré ses limites. Celle qui roule en SUV, qui siffle les filles dans la rue, et celle qui se colle au barbecue(1) –à défaut de chasser le mammouth. Celle qu’on mesure en masse musculaire, depuis qu’on joue à celui qui pisse le plus loin – depuis la cour de récré, depuis…

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