Que signifie ce « j’assume ! » prononcé maintes fois par certains dirigeants politiques, et avec une intonation qui fait écho au « j’accuse ! » d’Émile Zola au triste moment de l’affaire Dreyfus, avec toute sa charge historique ? Est-ce reconnaître ses responsabilités, admettre un rôle, une faute ? Ou est-ce plutôt une usurpation autoritaire du choix des autres, une imposition, une prétention à parler pour les autres, à incarner la volonté générale, de représenter le peuple ?
La différence est fine, mais fondamentale – entre la posture qui se veut héroïque, revendiquant une virile grandeur, et celle toute autre, stoïcienne, d’acceptation rationnelle des limites de la pensée et de l’action. Différents points de départs entre un lieu de certitude et « un lieu de non-repos » – dirait Emmanuel Levinas. Vivre de façon éthique ne peut pas se résumer à se conformer à des directives externes, mais implique d’assumer les conditions réelles de notre existence afin de se poser la question de ce que nous pouvons faire ici et maintenant. Un travail à la fois intime et collectif. C’est donc un tout autre type de questionnement que celui qui se cache derrière un « j’assume » bien commode, mais qui ne sert qu’à mettre fin à toute discussion, et préserver une image autoritaire et impénétrable.
Assumer de manière habituelle reviendrait presque à proclamer un droit de préemption – agir avant que d’autres personnes puissent agir, surtout pour les empêcher de faire autre chose. On se souvient que, dans les années 1990, on entendait une ministre proclamer « responsable mais pas coupable », aujourd’hui, on « assume ». Ce que ces deux phrases ont en commun, c’est que toutes deux entendent briser toute discussion, offrir un abri sûr, altier, à qui les prononce. « J’assume ! » devient alors une proclamation défensive, l’expression lapidaire d’un refus de se remettre en question, de s’interroger. Peu importe que l’on ait tort ou raison, on assume, à fond, totalement… ou même « comme d’habitude ».
Selon l’Académie française, assumer signifie prendre sur soi, prendre à son compte. On assume une charge, des frais, un risque. Assumer son erreur, ses actes, c’est en revendiquer la responsabilité, c’est-à-dire en accepter les conséquences. On peut aussi assumer ses limites, les reconnaître pour ce qu’elles sont. Apprendre à les analyser, à les soumettre à un travail éthique, et ainsi affronter le face-à-face avec l’incertitude, ou renoncer à se comprendre soi-même et déléguer aux machines le soin des âmes, de son angoisse, de ses émotions vertigineuses ? Peut-on ignorer que l’inconfort et la frustration occasionnels peuvent être de puissants leviers de changement et d’acceptation ? Être ou devenir soi-même, c’est aussi accepter d’être bousculé par les autres et le monde qui nous entoure. Accepter les conséquences de ce que l’on est, c’est admettre que la responsabilité de chacun de nos choix, de toutes nos décisions, nous incombe.
Aujourd’hui assumer est devenu le défi existentiel par excellence. Omniprésent dans la littérature sur le développement personnel, ce verbe est devenu une impossible injonction individualiste, qui consiste à se tenir au seuil d’une infinité de possibilités tout en restant convaincu de son choix. On s’éloigne ainsi, presque paradoxalement, du sens étymologique où l’on se considère solidaire d’un état, ou d’une situation, et qu’on en accepte les conséquences. N’oublions pas que sa signification porte à la fois une forte dimension morale, et certes aussi le choix de la cohérence. Néanmoins, s’assumer est une chose, se figer en est une autre.
Nous devons dès lors repenser la responsabilité proclamée derrière ce fameux « j’assume ! », la nuancer, distinguer celle de l’entrepreneur autocentré et isolé, de celle du religieux pour lequel « assumer les péchés du monde revient à s’engager à les expier ». Sur le plan de la dynamique psychique individuelle et collective, ce travail de nuancement nous sera sûrement salutaire. Car c’est de ce lieu que s’assume progressivement une vraie posture éthique.