Leïla, elle l’a

Leïla Bouherrafa

Je déteste entendre parler de la Seine-Saint-Denis dans la bouche des autres.
Dans ma bouche, les autres, ce sont ces hommes qui n’y ont jamais vécu, travaillé, aimé, mais qui se sentent la légitimité de pouvoir en parler comme s’ils y avaient déjà vécu, travaillé, aimé. Les hommes osent tout, c’est à ça qu’on les reconnaît.
Dans la bouche de ces hommes – politiques, journalistes et autres intellectuels français dont on ne sait plus très bien ce qu’ils font dans la vie hormis donner leurs opinions – la Seine-Saint-Denis ne serait plus la France. La Seine-Saint-Denis serait une enclave étrangère. La Seine-Saint-Denis serait à la France ce que qu’est la cave au Ritz. La Seine-Saint-Denis serait hors de contrôle, prête à exploser. La Seine-Saint-Denis serait un territoire ensauvagé.
Voilà ce que ces hommes disent, et ce que le reste de la France entend.

© Kate Fichard
Parfois, je surprends un débat à la télévision – enfin, par débat j’entends une cacophonie télévisuelle où des hommes monopolisent la parole et se contentent de donner leurs opinions – et je me dis, très sincèrement, que ça doit être vraiment terrible de vivre dans cet endroit qu’ils décrivent. J’imagine qu’il doit être question d’une contrée lointaine et effrayante, qu’ils sont probablement en train de parler de Guantánamo, de l’Enfer ou d’un camp de réfugiés en Syrie, mais lorsque je tends l’oreille, je découvre que non, pas du tout, il s’agit bel et bien de la Seine-Saint-Denis. Ce département français situé au nord-est de Paris.
À les entendre, la Seine-Saint-Denis regorgerait de tous les maux de ce monde, de la pauvreté à la criminalité, en passant par le vol de pains au chocolat en bande organisée. Dans leurs bouches, la Seine-Saint-Denis me fait penser à une sorte de boîte de Pandore, gigantesque, béante, que tous les politiques cherchent à refermer sans jamais prendre la responsabilité de l’avoir, préalablement, ouverte.
Cela fait trente ans que je vis, que je travaille et que j’aime à l’intérieur de ce département. Je suis arrivée à l’âge de trois ans et je ne l’ai presque plus jamais quitté. J’ai habité à Villemomble et à Montreuil. J’ai étudié pendant trois ans à l’université de Saint-Denis. J’ai eu des rendez-vous amoureux à Pantin, Aulnay-sous-Bois et Sevran-Beaudottes avec des hommes qui, je me sens obligée de le préciser, n’étaient pas trafiquants de stupéfiants. J’ai été hospitalisée à la clinique des Lilas. J’ai patienté aux Urgences de Montfermeil. J’ai été témoin du plus beau mariage de ma vie au Raincy. J’ai travaillé à Aubervilliers, Bagnolet, Drancy, Clichy-sous-Bois, La Courneuve, Livry-Gargan, Dugny, le Blanc-Mesnil, Bondy, Bobigny et d’autres villes encore qui ont toutes pour point commun de s’être retrouvées un jour sur le bandeau d’une émission de Cnews.
Toutes ces villes, je les connais. Je les connais très bien, de l’intérieur, intimement. Je ne me suis pas contentée de naître dans l’une de ces villes – ce qui semble suffisant pour certains pour parler de la Seine-Saint-Denis comme s’ils l’avaient mise au monde – d’aller voir un match au Stade de France – qu’il faudrait d’ailleurs aux dires de certains penser à rebaptiser Stade de pas la France – ou d’entrapercevoir l’une de ces villes dans un numéro d’Enquête exclusive consacré aux les cités de la drogue.
Moi, j’y ai vécu.
Moi, j’y ai travaillé.
Moi, j’y vis.
Moi, j’y ai aimé.
De ce département, j’ai emprunté les transports, j’ai fréquenté les écoles, les restaurants, les cinémas, j’ai parcouru les rues, de jour comme de nuit, en jean-baskets comme en jupe-talons et je dois dire qu’en terme de harcèlement sexuel, si je m’y sens parfois moins en sécurité qu’à une réunion non-mixte organisée par l’UNEF, je m’y sens toujours plus en sécurité que si j’étais amenée à déambuler dans les couloirs de l’Assemblée Nationale parmi ces hommes qui forment notre gouvernement.
En trente ans de vie en Seine-Saint-Denis, jamais ce département ne s’est présenté à moi de la manière dont le dépeignent et le présentent les politiques, les journalistes et intellectuels français qui n’y ont jamais mis les pieds, à savoir un département laid, sordide, dangereux, misérable.
Parfois, je suis tentée d’écrire un livre qui s’intitulerait Tout ce qui ne m’est jamais arrivé en Seine-Saint-Denis – comme être emmenée de force dans une cave, me faire tirer dessus à coup de mortiers ou être empêchée de m’asseoir dans un café tenu par des hommes « musulmans d’apparence » – ou bien La Seine-Saint-Denis, 93 raisons de l’aimer où je parlerai d’à peu près tout sauf du RER E – la ligne qui traverse la Seine-Saint-Denis d’est en ouest et l’une des pires choses arrivées à ce département après la naissance de Zemmour. Je n’ai pas l’espace de citer les 93 raisons qui font que j’aime la Seine-Saint-Denis alors je ne vais en partager qu’une : Zemmour et Jordan Bardella n’y habitent pas.
La seule chose qui me retient d’écrire l’un de ces bouquins c’est que j’aurais trop peur que ça donne envie à certains de la gentrifier et, très égoïstement, je veux pouvoir continuer à acheter mes croissants à un prix décent, c’est-à-dire pas à un prix fixé par Cédric Grolet.
Loin de moi l’idée de dresser le portrait d’un département parfait, sans faille, sans problème mais près de moi l’idée d’affirmer que toutes les failles et problèmes de ce département – à l’instar du RER E, de l’urbanisme, de la pauvreté ou de son taux de chômage – sont bien plus la conséquence des politiques publiques menées que de la nature de ses habitants, ces ensauvagés qu’on voudrait pouvoir nettoyer d’un bon coup de Kärcher.
Les Séquano-Dyonisien.ne.s – comme on appelle les habitants de la Seine-Saint-Denis – sont l’une des plus belles choses de ce département. Paris a sa Tour Eiffel et la Seine-Saint-Denis a ses habitants. Bien sûr, je ne parle pas du stéréotype du Séquano-Dionysien tel qu’il est dépeint dans les médias ou dans la bouche des politiques, à savoir un délinquant dont les principales occupations seraient de falsifier de faux billets de Liverpool entre une arnaque à la CAF et un vol à main armée.
Moi, je parle des vrais Séquano-Dionysiens, ceux qui contribuent au dynamisme du département et qui participe à cette petite chose qu’on appelle la vie et qui, n’en déplaise à certains, passe aussi en Seine-Saint-Denis. Je pense à ces boulangers qui résistent et vendent encore des pâtisseries à des prix qui ne nécessitent pas un endettement, à ces fleuristes qui savent qu’en Seine-Saint-Denis, on aime aussi, à ces professeurs dont on gonfle si éhontément les salaires à la télévision qu’on ne sait plus très bien s’ils sont professeurs en Seine-Saint-Denis ou dans la Silicon Valley, à ces libraires et bibliothécaires qui transmettent leur passion du livre à cette jeunesse qu’on pense incapable de tout, surtout de devenir écrivain, à ces médecins qui font tellement, tellement, tellement, avec rien si ce n’est leurs convictions, à ces restaurateurs qui acceptent toutes les réservations, peu importe la tête ou le nom du client, à ces parents qui continuent de mettre leurs enfants dans le public alors qu’ils ont les moyens du privé, à ces travailleurs sociaux qui portent sur leurs épaules toute la misère sociale du département, et à tous les autres qui, par leur travail, leur passion, leurs initiatives ou leur présence, contribuent à rendre ce département si beau, si vivant, si merveilleux et flamboyant.
À force d’entendre tout et n’importe quoi au sujet de la Seine-Saint-Denis, à force d’assister, impuissante, à ces cacophonies télévisuelles où le premier venu peut définir comme bon lui semble ce qu’est ou n’est pas ce département, ce que sont ou ne sont pas ses habitants, je me dis que le seul espoir qu’il va bientôt nous rester – à nous, Séquano-Dyonisiens – c’est que Frédéric Lopes vienne tourner un Rendez-vous en terre inconnue dans le 93 afin de prouver que nous avons bien, nous aussi, un cœur, des yeux, une âme. Je ne peux m’empêcher d’imaginer la séquence finale de l’émission : un Frédéric Lopes ému aux larmes face à la bonté et la délicatesse des habitants, qu’il imaginait jusqu’alors tous cannibales, et un invité – prenons par exemple, un Parisien – la main sur le cœur, parlant de son immersion en Seine-Saint-Denis où, à sa grande surprise, il peut se déplacer sans gilet pare-balles, avec la même emphase que s’il rapportait une expérience de mort imminente.
La Seine-Saint-Denis n’est pas un département comme les autres. Une étude de l’Insee datant de 2020 la qualifie de « département de tous les superlatifs » et pointe des données « hors norme » en terme de natalité, de chômage, de pauvreté, de logement, mais aussi de dynamisme économique, d’emplois et de jeunesse. C’est en raison de tous ces superlatifs, de ces extrêmes et de ces paradoxes, que la Seine-Saint-Denis fait verser tant d’encre, mobilise tant d’heures d’antenne et attire tant Bernard de la Villardière.
La Seine-Saint-Denis n’est pas un département comme les autres, non parce que l’humanité qui y règne serait différente de celle du reste du pays, mais parce qu’elle est devenue un fantasme. Et le problème avec les fantasmes, c’est que tout le monde en a. C’est la raison pour laquelle chacun peut projeter sur ce département tous ses préjugés – racistes, sexistes, classistes – et se sentir, en plus, la légitimité d’en parler.

Leïla Bouherrafa
est née en 1989 à Paris. Elle a enseigné le français dans une association pour jeunes réfugiés. Elle est l’autrice de La Dédicace (Allary Éditions, 2019), prix du premier roman du salon du livre du Touquet Paris-Plage. Son deuxième roman, Tu mérites un pays est en librairie depuis le 18 août 2022.
Mais comment faire confiance à des gens qui ne le connaissent pas ?
Tout le monde parle, mal, de la Seine-Saint-Denis, alors j’écris.
La Seine-Saint-Denis n’est pas un département comme les autres.
Elle n’est ni laide, ni dangereuse, ni misérable.
Elle est belle, vivante, merveilleuse, flamboyante.
Elle a ce je j’n’sais quoi que d’autres n’ont pas.
Ce tout petit supplément d’âme.
Cet indéfinissable charme.
Cette petite flamme.
Elle l’a....

Je déteste entendre parler de la Seine-Saint-Denis dans la bouche des autres. Dans ma bouche, les autres, ce sont ces hommes qui n’y ont jamais vécu, travaillé, aimé, mais qui se sentent la légitimité de pouvoir en parler comme s’ils y avaient déjà vécu, travaillé, aimé. Les hommes osent tout, c’est à ça qu’on les reconnaît. Dans la bouche de ces hommes – politiques, journalistes et autres intellectuels français dont on ne sait plus très bien ce qu’ils font dans la vie hormis donner leurs opinions – la Seine-Saint-Denis ne serait plus la France. La Seine-Saint-Denis serait une enclave étrangère. La Seine-Saint-Denis serait à la France ce que qu’est la cave au Ritz. La Seine-Saint-Denis serait hors de contrôle, prête à exploser. La Seine-Saint-Denis serait un territoire ensauvagé. Voilà ce que ces hommes disent, et ce que le reste de la France entend. © Kate Fichard Parfois, je surprends un débat à la télévision – enfin, par débat j’entends une cacophonie télévisuelle où des hommes monopolisent la parole et se contentent de donner leurs opinions – et je me dis, très sincèrement, que ça doit être vraiment terrible de vivre dans cet endroit qu’ils décrivent. J’imagine qu’il doit être question d’une contrée lointaine et effrayante, qu’ils sont probablement en train de parler de Guantánamo, de l’Enfer ou d’un camp de réfugiés en Syrie, mais lorsque je tends l’oreille, je découvre que non, pas du tout, il s’agit bel et bien de la Seine-Saint-Denis. Ce département français situé…

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