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Tania Sollogoub et Thierry Pasquet
Les pirates, transgressant les règles et les normes - parfois même pour le meilleur ! - sont loin de n’être que des pilleurs de butin.
On ne se débarrasse jamais des pirates. On a beau les pendre par centaines, toujours, ils ressurgissent et hantent les espaces que nous ne maîtrisons pas. Hier, dans la Méditerranée ou les Caraïbes, aujourd’hui, dans le cyberespace. Toujours, ce sont des brigands, parfois des assassins, en tout cas ennemis communs de tous selon le mot de Cicéron. Pourtant, si l’individu fait peur, sa légende est puissante. Car la figure du pirate est tout sauf anecdotique, qui nous raconte bien plus que l’histoire de ses rapines.
Le pirate est l’un de ces personnages-type de l’humanité qui déplacent les normes de leur époque, bousculent violemment l’ordre établi, mais inventent de nouvelles façons d’être ensemble, tout en parlant de liberté à nos imaginaires corsetés. Le pirate est l’un de nos héros essentiels, comme Don Quichotte, dont le rôle, en luttant contre les déterminismes, est d’ouvrir, d’explorer et de redistribuer de nouveaux espaces, en nous autorisant de nouveaux destins. D’ailleurs, son histoire a nourri les premiers romans, avec celle de tous les vagabonds, les laissés-pour-compte du monde stable des bonnes familles, ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas, ou plus, s’adapter. D’Ulysse, roitelet pirate en Mer Egée aux hackers, il y a des constantes dans le profil de ces pionniers. Par leur esprit de contestation mais aussi d’invention, les pirates se jouent de tous les intervalles flous de l’ordre mondialisé. L’utopie pirate hors-cadre travaille la grande Histoire sur ses marges, et la rend fondamentalement imprévisible.
Alors, qui sont ces hommes ? Le pirate des Caraïbes pouvait être un nobliau anglais, un flibustier hollandais, malouin, basque ou rochelais, un nègre marron évadé, ou un marin sans emploi. Le pirate est sans attaches, sans terre, sans famille. Modernité ultime, il est parfois elle : les amours d’Anne Bonny avec Rackham le Rouge inspirèrent Moll Flanders à Daniel Defoe, progéniture de la débauche et du vice, dit l’auteur, figure d’une féminité libre clamaient les militantes du Women’s lib. Pourquoi devient-on pirate ? Pour s’enrichir bien sûr ! Mon Trésor, à qui saura le prendre ! s’écria Olivier Levasseur, dit La Buse, avant d’être pendu. Beaucoup le cherchent encore aujourd’hui, ce trésor. Est-ce la seule promesse de richesse qui explique l’importance du pirate dans nos imaginaires ? Si c’était le cas, nos gosses joueraient avec des cravates de banquiers et pas des sabres de bois ! Bien sûr, les frères de la côte voulaient s’enrichir, mais cette aspiration était loin des codes bourgeois, car la richesse était aimée pour ce qu’elle accorde de liberté. Le pirate des Antilles avait tôt fait de dépenser sa part de la chance. Quant à sa vie, elle était trop brève pour capitaliser. Donc, non. Le trésor n’explique pas la légende. Il n’en est que l’accessoire.
Par leur esprit de contestation mais aussi d’invention, les pirates se jouent de tous les intervalles flous de l’ordre mondialisé.
En fait, les pirates sont surtout des individus en rupture de ban, issus de toutes les catégories sociales, qui ont en commun de choisir l’aventure. Des personnages qui préfèrent la rébellion au confort. Ce qui explique la puissance du mythe, c’est le souvenir de ces hommes libres dans des espaces libres, sans lois autres que celles qu’ils se sont données. Certains étaient connus, comme Francis Drake, Walter Raleigh, William Kidd et Henry Morgan, d’autres moins, comme l’Olonnais, Bras-de-fer, Beau-Regard ou Michel le Basque.
Individu libre, le pirate échappe à l’ordre établi, mais les États savent les utiliser. à Rome, les pirates de Crète fournissaient des esclaves, et jusqu’au Moyen Âge, les termes de pirates et corsaires sont synonymes, ces derniers étant des civils utilisés par les États, sans être soumis à un état-major. La plupart des premiers pirates au XVIe siècle étaient huguenots, et entendaient venger les persécutions espagnoles contre les réformés : en 1626, le Hollandais Piet Heyn captura la flota espagnole tout entière, ruinant le crédit de l’Espagne en Europe. Ainsi, les flibustiers – vrijbuiter – ont-ils participé à l’indépendance des Provinces-Unies, futurs Pays-Bas. Aujourd’hui, l’Etat ukrainien ne s’attendait pas à une mobilisation de toute la cyber communauté, les Russes non plus… Néanmoins, la collaboration des pirates et des États est toujours brève. Elisabeth 1ère d’Angleterre, contestée par tous les catholiques d’Europe, s’est entourée d’aventuriers pour attaquer les possessions espagnoles. Mais son successeur, Jacques 1er, cherchera vite à s’en défaire afin d’établir des relations régulières dans l’Atlantique.
Les États utilisent toujours la même méthode : déshumaniser son ennemi est le plus sûr moyen de légitimer son éradication. Le pirate devient alors pervers, amoral et serviteur du Diable. Officiellement transformé en « vermine », il est voué à être exterminé et les corps exposés sur les gibets deviendront un spectacle à vocation pédagogique courant. Créer l’ennemi absolu est aussi la meilleure façon de convaincre les populations de ne pas explorer des formes d’émancipations nouvelles : circulez, il n’y a rien à voir ! Julian Assange n’est pas un pirate mais il en a l’esprit disruptif. Inventeur de Wikileaks, symbole d’une liberté absolue d’information, il fait l’objet d’un acharnement digne des pires criminels.
Les États ont raison de se sentir menacés car l’histoire pirate est un laboratoire de rébellion. À bord des navires, dit-on, on inventa l’égalité des individus, sans considération de genre ou de race, le contrat de libre-association, et le partage égal des bénéfices – le capitaine recevait au maximum deux fois plus que les autres – quel contraste avec les résistances que soulève la limitation des écarts de rémunérations dans les entreprises ! Les pirates élisaient leurs dirigeants, pour leur audace et leur autorité, mais ils étaient révocables. Les pirates blessés ou malades recevaient parfois une prime, ancêtre des systèmes d’assurance sociale.
En fait, la vie à bord d’un bateau pirate était plus facile que sur un navire régulier, où le marin, prolétaire parmi les prolétaires, n’était qu’un individu sans droits. Malgré la violence de leur quotidien, les équipages pirates respectaient un code d’honneur et valorisaient le traitement digne des hommes. En 1719, quand le navire marchand de William Snelgrave fut capturé, ses marins s’interposèrent : « Ne tuez pas notre capitaine ! Nous n’avons jamais connu meilleur homme ! ». Les assaillants le laissèrent rentrer à Londres, vaisseau et cargaison intacts, avec le message suivant : « voilà ce qui arrive à un capitaine qui traite bien ses hommes ! ». Au même moment régnaient en Europe des monarques absolus, sur des pays où la naissance, bien plus que les mérites, déterminait l’avenir de l’individu.
Mauvais exemple, menaçant l’ordre social dominant, le pirate était dangereux pour les États. Il l’est encore. Car il invente ses propres institutions, se riant des cadres et des limites. Mais ces individus hors-normes ont empêché l’Europe de devenir un empire soumis à une autorité politique absolue, et ils ont participé de la construction d’une société civile vigoureuse. À l’ombre noire du Jolly Rogers, dans un creuset anarchique et violent, la démocratie s’est construite.
Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie.
Thierry Pasquet, philosophe et historien, travaille sur les rapports entre grande stratégie, cycles de la mondialisation et philosophies de l'histoire.
Et aujourd’hui ? Les pirates sont-ils devenus un élément de folklore comme les chevaliers qui, après tout, furent des chefs de gang ! Etonnamment, cette utopie de l’irrégulier s’est prolongée dans des entreprises animées d’un même esprit d’insoumission et d’exploration de nouveaux espaces, économiques, sociaux ou culturels : chercheurs d’or chers à Jack London, forgerons d’utopies socialistes ou écologistes – développeurs de monnaies alternatives et d’espaces de partage, magasins ou jardins autogérés, échanges de services, d’informations libres de droits, squats d’espaces, etc. – jusqu’à la figure du bricoleur de génie et de l’entrepreneur ! Ces sortes d’individus sont farouchement rétifs aux limites et aux mécanismes institués de leur temps. Individualistes féroces ou portés par un idéal d’auto-organisation collective, peu importe leurs motivations, qu’elles visent l’enrichissement individuel ou l’organisation de Communs : Bill Gates, Elon Musk, Uber ou Notre-Dame des Landes sont tous des forceurs/accoucheurs d’Histoire. Et toujours, après un viol initial de l’ordre établi, une entrée par effraction dans le récit commun à partir de ses marges, une nouvelle manière d’être, de produire, de sentir même – qu’on songe aux révolutions artistiques, littéraires, musicales – finira par s’institutionnaliser....
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