Journal
2011. Eté 2011. Après avoir publié mon premier roman, je m’offre quatre jours à Rome. C’est mon premier voyage en Europe depuis que je me suis installée en France, fin 2008. Début août, je rejoins donc la capitale italienne. Je loge dans un petit hôtel à côté de la gare Termini. Au milieu de la nuit, je quitte ma chambre et marche jusqu’à la fontaine de Trevi. Je passe mes journées à errer dans la ville et à visiter monuments et églises. Le dernier matin, je traverse la place d’Espagne, monte les marches et me retrouve face à la Villa Médicis. Je n’ose pas prendre un billet, passer la porte. Je reste comme en embuscade, à faire les cent pas, l’air de rien tout en jetant des coups d’œil à la grande porte qui mène à ce lieu si mystérieux. Je prends en photo les abords, presque en cachette, et si rapidement que la photo est floue. Longtemps pourtant, je la garderai et la regarderai, sans imaginer un instant que je puisse un jour revenir « à la Villa » pour y habiter.
Le déclenchement.
Dix ans sont passés depuis ce premier voyage à Rome. J’y suis beaucoup retournée depuis, notamment grâce à mes éditeurs italiens, mais jamais plus je ne me suis approchée de la Villa Médicis. Pendant le confinement, l’idée de postuler à cette résidence qui nourrit tant de fantasmes, a fait son chemin. Il y a un roman que je veux écrire depuis longtemps. Une histoire comme une légende, qu’on se chuchote et qu’on se transmet dans la famille. Qui se déroule en Algérie, en France et en Italie. Rome serait un temps suspendu pour l’un des personnages du roman et peut-être aussi pour moi à vrai dire. Onze ans déjà que je suis à Paris. Jamais je n’aurais vécu aussi longtemps dans une même ville. Et peut-être est-il temps de s’éloigner, d’aller écrire ailleurs.
Les chiffres.
Nous sommes environ 600 à avoir postulé, à avoir transmis des dossiers de 5 à 10 pages. Nous sommes 30 à passer la première étape et à nous retrouver devant un jury. 16 à être retenus à l’issue de 2 jours d’entretiens. 8 hommes, 8 femmes, 8 nationalités différentes, 7 domaines.
Incipit.
J’arrive à la Villa anxieuse à l’idée de cohabiter avec quinze autres pensionnaires et tout ce que j’imagine qu’ils trimbalent avec eux : conjoints, enfants, tracas. Je crains d’être engloutie par le groupe, de ne pas avoir d’endroit où me réfugier. Un ami écrivain, ancien pensionnaire, m’a prévenu : « Il est impossible de ne pas croiser les autres. » Cela sonnait comme une menace.
En plus de l’anxiété, il y a l’impatience, car entre la candidature en janvier 2021 et l’arrivée en septembre, le roman a commencé à prendre forme, les carnets se sont remplis, les trajectoires des personnages se dessinent de plus en plus nettement. Il ne me manque que du temps et de pouvoir être déchargée pendant quelques mois de tous les problèmes matériels, ceux du quotidien.
Kinder.
Mariangela qui travaille au bureau des pensionnaires m’accueille avec toute la gentillesse du monde et me fait faire le tour de mon logement, merveilleux appartement donnant sur une statue antique en marbre représentant la déesse Roma, tenant entre ses doigts un bâton, ce qui poussera mon fils de deux ans à la rebaptiser « la statue brosse à dent ». La porte à peine fermée derrière Mariangela, je branche l’aspirateur car le sol est blanc de poussière. L’engin grogne, crachote, geint, menace d’exploser avant de s’éteindre, furieux que je l’ai dérangé. Je m’empare d’un balai, grimpe l’escalier en fer qui mène à la mezzanine où je dormirai désormais, et je passe un coup sous l’armoire. Une dizaine d’emballages Kinder en est expédiée et virevolte dans la pièce. Cadeau du précédent occupant.
Après avoir déballé quelques cartons, je tente de prendre une douche mais le minuscule ballon d’eau chaude est vide. Je me demande vaguement comment nous ferons lorsque toute la famille sera là mais je décide que ce n’est pas le moment d’y penser. Pas plus qu’à la vieille machine à laver rouillée qui trône dans un coin. Je continue l’inspection des lieux : le réfrigérateur ne refroidit pas grand-chose, le four ne fonctionne pas, deux plaques ne s’allument pas, l’une crachote des flammes.
Mon téléphone ne cesse de sonner depuis que je suis arrivée. Famille et proches veulent savoir comment se passe la vie de château.
Les moches et les bandants.
On nous fait visiter les lieux. Tradition répétée chaque mois de septembre par les employés de la Villa pour les nouveaux. Sur les murs du bâtiment qui nous est réservé, des centaines d'auto-portraits peints par d'anciens pensionnaires entre 1800 et 1930. Des centaines de paires de yeux d’hommes qui nous fixent. Je me souviens de Hervé Guibert qui, dans L’Incognito, les avait classés en deux catégories : « les moches et les bandants ».
STAR AC’.
Le lendemain de notre arrivée, le directeur de la Villa nous invite à une réunion. à ses côtés, un homme. Il est réalisateur et désire nous filmer. Du premier au dernier jour. Les grands moments comme les petits. Nous filmer chez nous, pendant qu’on travaille, qu’on s’occupe de nos enfants, filmer les amitiés qui se créent et les inimitiés. C’est la Star Ac’ à la Villa. Le réalisateur et son équipe logeront sur place. Plus pratique pour nous happer. Caméra sur trépied et la perche, sournoise, qui se glisse mine de rien au-dessus de nos têtes. On nous tend les formulaires de droits à l’image. On échange des regards, certains plus mal à l’aise que d’autres. Je refuse de signer.
David Guetta dans mon salon.
Mon appartement donne sur un restaurant avec une terrasse en plein air, qui de 20h à 3h30 du matin accueille un disc-jockey sous ma fenêtre. La musique est si forte qu’il est impossible d’avoir la moindre conversation au téléphone ou d’espérer travailler. à 3h30, la musique s’arrête brusquement et pendant une vingtaine de minutes, j’entends le bruit du moteur des voitures qui remontent la rue. à peine le silence s’est-il installé, que les paons qui vivent dans les jardins de la Villa, se mettent à hurler et à sauter sur le toit, juste au-dessus de ma mezzanine. Toute l’année, ils m’empêcheront de dormir au point, que pour éviter de sombrer dans la folie et de tordre le coup à ces fichues volailles, je finis par écrire un conte sur un paon rose, un sublime paon rose (qui a tout de même l’amabilité de fuir le palais dans lequel il est enfermé). à peine quelques semaines après mon arrivée, le conte est terminé et le compositeur Hector Parra, pensionnaire à la Villa, me propose de composer une musique dessus. Ce sera notre première collaboration ensemble, et nous l’interprèterons avec sa femme, la pianiste Imma Santa Creu, lors de la nuit blanche.
La batte de baseball.
Au bout d’une semaine sans dormir, tous les pensionnaires et leurs conjoints sont épuisés, hagards et irascibles. Notre première réunion avec le secrétaire de la Villa se passe mal. Nous demandons du double-vitrage ou une quelconque solution. On nous oppose une complexité administrative, on nous parle de devis et de procédures. Le ton monte. L’un des pensionnaires propose de péter toutes les vitres avec une batte de baseball pour accélérer les choses. Une autre, épuisée, finit par louer une chambre à l’hôtel. On nous promet que les choses vont bientôt s’améliorer : dès que l’hiver sera là, la musique cessera. Les paons, en revanche, sont chez eux. Et en attendant, ce sera donc David Guetta et l’impossibilité de travailler le soir.
Ce qu’on oublie de nous dire : l’hiver, à Rome, la pluie vous noie, le chauffage n’est allumé que quelques heures dans la journée et dans la nuit, les ateliers ne sont pas chauffés et certains sont inondés, l’humidité vous transperce, il est impossible de faire sécher le moindre vêtement, des bouts de plâtre tombent des murs gorgés d’eau.
Un peu de respect.
Il faut élire des délégués, ils nous représenteront auprès du ministère de la Culture et de la direction de la Villa. On propose de changer de délégués tous les deux mois pour partager la charge mais l’idée ne plaît pas en face. Les réunions sont usantes, prenantes, interminables. Je souligne une phrase de L’Incognito dans lequel Guibert écrit que les délégués demandent : « [des] jetons gratuits de machine à laver, une réduction du coût de l’unité téléphonique, un lieu de travail pour chaque pensionnaire distinct de son lieu de vie, même pour les écrivains, et un peu de respect. »
Fuir.
On tente de fuir le réalisateur, sa caméra et sa perche. Certains pensionnaires courent pour ne pas être vus. Je fais semblant de ne pas voir ses messages et, par la fenêtre, vérifie toujours qu’il n’est pas là avant de sortir. Les amitiés commencent à se créer et si les journées sont trop remplies, étouffées par les rendez-vous, les réunions, les projets, les enfants, une bande de copains commence à se former.
Ouverts ou fermés ?
« Préférez-vous garder les rideaux ouverts ou fermés ? », me demande la dame d’un certain âge en me fixant de ses grands yeux verts. Je ne comprends pas la question. Je suis à la Villa depuis deux mois et le rideau du salon qui donne sur les jardins où se pressent des visiteurs matin et soir est coincé, le mécanisme qui permet de l’ouvrir et de le fermer grâce à un fil est cassé. Pendant plusieurs semaines, j’ai dormi et je me suis réveillée face aux visiteurs, jusqu’au jour où j’ai trouvé un vieux paravent qui trainait dans un coin de la Villa et que j’ai installé devant mon lit pour avoir un peu d’intimité. La dame est accompagnée d’un artisan venu réparer ce rideau mais, m’explique-t-elle, il y a un budget uniquement pour la partie inférieure du rideau. Il faut donc choisir : « la partie supérieure restera fermée toute l’année et vous vivrez donc dans une semi-obscurité, ou ouverte et vous serez visibles de l’extérieur ».
J’ai choisi de fermer la partie supérieure du rideau. Le nouveau fil s’est cassé au bout de trois semaines et la partie inférieure est restée ouverte toute l’année.
Paranoïa.
Au-dessus de mon lit, sous les toits, l’alarme incendie clignote en rouge toute la nuit et je me demande parfois, si une caméra n’a pas été installée là, si le réalisateur, furieux, ne me filme pas à mon insu.
Excipit.
Le réalisateur a disparu. Au bout de plusieurs mois, il nous écrit un mail hargneux, nous reprochant de ne pas l’avoir laissé « nous regarder ».
Et vous avez été heureux ?
De cette année, je préfère garder le beau, le merveilleux, ce qu’il y a de plus précieux : la petite lumière de l’atelier d’Ivan Argote au milieu de la nuit, phare dans la mer, nos discussions tardives, la Colombie et l’Algérie, le dessin échappé de sa fenêtre, mouillé par la pluie, que j’ai recueilli chez moi. Les déjeuners avec Noémie Goddard, architecte, les miettes à côté de Duras et de Djebar. Les moments avec Charlie Aubry autour de son installation gigantesque, cœur et poumon de la Villa. Le travail avec Guy Regis, le théâtre, le vrai, et Haïti en toile de fond. Le superbe court métrage d’Evangelia Kranioti sur les réfugiés de Rome. Les soirées à refaire le monde sur le pas de sa porte avec Julie Pellegrin pendant que nos enfants regardent un dessin animé ensemble. L’admiration pour le travail – acharné, authentique, sans concession – de Nidhal Chamekh. La curiosité de Hector Parra, sa générosité à mon égard et son envie de mettre en musique mes textes. Les livres qu’on s’échange, qui reviennent cornés, lus, chéris. C’est peut-être là, le vrai intérêt et la puissance d’un lieu pareil, ce qui m’inquiétait le plus en arrivant et ce qui fut finalement un enchantement : la rencontre professionnelle, personnelle, amicale, avec d’autres artistes, les chemins qui se croisent, les arts qui s’entremêlent, les projets qui fusionnent. « Et vous avez été heureux ici, au moins ? – Pas du tout, dit-il. Une terreur permanente. C’est là justement que j’ai arrêté de peindre. C’est un endroit qui rend parano », raconte encore Guibert dans L’Incognito, que décidément tout pensionnaire devrait lire. Le livre est terminé, il faut boucler les valises, dire au revoir, se promettre de se revoir et signer le livre d’or : « J’ai détesté, j’ai adoré, je reviendrai »....
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