Roman
Ils furent trente-cinq à se donner la mort dans une grande entreprise qui porte aujourd’hui le nom d’un fruit juteux. Trente-cinq suicidés, sans compter ceux qui tentèrent de mettre fin à leurs jours ou sombrèrent dans la dépression, tout cela au cours des années 2000. Le roman Dernier travail, de Thierry Beinstingel, se déroule une dizaine d’années plus tard, au moment du procès, le premier à avoir concerné une entreprise du CAC-40 pour des faits de harcèlement moral et de souffrance sur le lieu de travail. « Entendons-nous bien, fait remarquer un personnage qui a un petit air d’inspecteur Columbo, ce n’est pas un procès comme les autres. » Pas comme les autres, parce qu’il n’y fut pas question de corruption ni de fraude, mais de la manière de traiter des employés. Et ça, « c’est éminemment politique », ajoute « Columbo ».
Les lecteurs en quête de manichéisme resteront sur leur faim à la lecture de ce roman tout en nuances, sur lequel plane la figure duale du loup. Dernier travail met en scène des personnages simples et sensibles qui réagissent comme ils peuvent, s’ils le peuvent, lorsque l’homme devient un loup pour l’homme. Des personnages comme Vincent, un cadre de l’entreprise en procès, dont le travail est de redorer le blason terni et d’œuvrer à l’arrêt de certaines pratiques. Vincent est une sorte de médiateur, un « arrondisseur d’angle » car, malgré le procès, les mauvaises habitudes ont la peau dure et les angles à arrondir ne manquent pas ; certains responsables veulent encore faire comme si les suicides n’avaient été qu’un symptôme passager… Vincent va jusqu’à faire embaucher Ève, fille d’un certain Bernard, l’un des salariés à s’être suicidés une dizaine d’années plus tôt. Sensible au cas de cet homme, il cherche à comprendre ce qui a pu le pousser à se donner la mort sur son lieu de travail – un minuscule bureau où on l’avait installé en le chargeant d’une mission : accroître « l’efficience » pour pouvoir diminuer la masse salariale de son service d’un quart chaque année. On lui avait donc demandé de supprimer les effectifs dont il avait la charge. De fermer son service. De détruire, en somme, si bien qu’au bout du compte, il avait préféré se détruire. « On fait vraiment un métier de loup », dit « Columbo », qui a travaillé lui aussi dans cette entreprise où l’on aime accumuler les termes en ing pour faire « pro » : couponing, merchandising, mailing, tracking…
Car les puissants entendent faire des mots ce qu’ils veulent, quand ils le veulent, et ne se sentent pas responsables lorsque ces mots font mal.
Dix ans après les suicides, les blessures ne sont pas refermées. Francis ne se console pas de la mort de son frère Bernard et n’aime pas que sa nièce travaille au sein de l’entreprise maudite. Francis est un rebelle, un sanguin. Un « loup des steppes ». Ce forestier travaille pour le compte de l’ONF, qui a aussi procédé à des coupes claires dans ses effectifs. Francis pose des pièges photographiques pour tenter d’apercevoir le loup, le vrai loup, le symbole du monde sauvage, qui tient l’homme en échec en réapparaissant là où on le donnait pour disparu. Pour le loup, les réductions d’effectifs, c’est fini : désormais il étend son aire, se multiplie.
Dernier travail n’est pas seulement un livre sur le monde de l’entreprise ; c’est aussi une réflexion sur l’asservissement des mots. Thierry Beinstingel, auteur d’un livre intitulé Retour aux mots sauvages, sait de quoi il parle. Voici ce qu’il fait dire à Vincent : « Ce n’est pas un procès pour réparer la douleur et enterrer les morts, c’est le langage qu’on évalue, dans son intimité la plus pure, celui qui conduit aux émotions au plus profond de nous, celui capable de nous encenser, mais aussi de nous détruire. Et que des dirigeants se soient octroyés le droit de l’utiliser pour leur usage exclusif, d’en faire une arme contre nous, retournant comme un gant la langue maternelle apprise par chacun… » C’est sans doute là que Thierry Beinstingel nous touche le plus, car les mots, c’est son affaire, et tout écrivain qui se respecte refuse qu’on l’embrigade pour faire marcher l’homme à la baguette, le faire hurler avec les loups ; parce que, pour un écrivain, les mots, c’est le repaire de la poésie, de l’art, mais aussi de la liberté. Vincent, à ce stade du récit, porte la voix de l’auteur. Car les puissants entendent faire des mots ce qu’ils veulent, quand ils le veulent, et ne se sentent pas responsables lorsque ces mots font mal : « Hier, aux informations, un avocat des prévenus fanfaronnait : doit-on faire le procès du langage parce qu’un PDG a utilisé l’expression “mode des suicides” ? Ou comment disculper les mots de ceux qui s’en servent, les réquisitoires des procureurs, les plaidoiries des avocats, les livres des écrivains, la parole des actes ? »
Les mots, il en est question tout au long du roman. Les mots qu’inventent les nouveaux barbares pour alimenter la novlangue entrepreneuriale, les mots qu’utilisent les loups « à face humaine », qui « ont la ruse des renards, mais la couardise des poulets de basse-cour. » On pourrait jouer à la cueillette des « petites perles » au fil du roman : « process de recrutement », « remettre de l’humain dans les rouages », « désajustement professionnel », « travailler en transverse », « booster la confiance » : autant de formules creuses et tristes qui montrent à quel point, aujourd’hui, les managers des grandes sociétés sont à la pointe de la rénovation de la langue, non point pour la célébrer, non pour en exalter la beauté, mais pour enrégimenter. Car avec cette « logorrhée indigeste » ont disparu la plupart des qualités qui faisaient l’homme : « la simple honnêteté, la générosité, le dévouement, la sincérité, au profit de l’individualité, de la performance, de l’escroquerie. » Qui a dit que l’écriture n’avait pas été inventée pour libérer l’homme, mais bien plutôt pour l’asservir ? En voici la parfaite illustration…
Process de recrutement”, “remettre de l’humain dans les rouages”, “désajustement professionnel”, “travailler en transverse”, ”booster la confiance” : autant de formules creuses et tristes qui montrent à quel point, aujourd’hui, les managers des grandes sociétés sont à la pointe de la rénovation de la langue, non point pour la célébrer, non pour en exalter la beauté, mais pour enrégimenter.
Thierry Beinstingel nous parle d’une ère de barbarie en col blanc. La nôtre. Pour Vincent, qui doit partir à la retraite, la tentation est forte de penser qu’avant, tout était mieux, et qu’il est temps de quitter le navire. Faisant du rangement dans son bureau avant son départ, il tombe sur une boîte oubliée, qui date de la préhistoire du management. Elle contient des médailles qui n’ont jamais été remises. Des médailles du travail. Avec un ruban bleu-blanc-rouge, mention République française sur une face, Postes et Télécommunications sur l’autre. Si ces décorations avaient été décernées, peut-être auraient-elles permis à certains de trouver le courage nécessaire pour continuer. Pour échapper au suicide. « Au lieu de cela, l’oubli, la négligence, l’indifférence, le dédain, le mépris. »
Est-à-ce dire que tout est perdu, maintenant que la méritocratie a vécu et que les managers paraissent tout-puissants ? Contrairement à bon nombre de romans ou de films consacrés ces dernières années au monde du travail, Dernier travail invite à un certain optimisme. Le procès et la mauvaise publicité qu’il apporte à l’entreprise a fait évoluer ses « mœurs » managériales. Les « arrondisseurs d’angles » ne sont-ils que des cautions ? Pas si simple. Vincent est un peu le ver dans le fruit, il contribue à « remettre de l’humain » dans le monde du travail, et Francis ne s’y trompe pas ; le sanguin finit par sympathiser avec Vincent, pourtant cadre supérieur chez « l’ennemi ». Le travail de Vincent rachète-t-il son entreprise ? Ou bien s’achète-t-il lui-même une bonne conscience, au moment de boucler son « dernier travail » et de partir à la retraite ? Lui seul le sait. Et pour fêter le retour de Vincent à l’état sauvage – son départ du monde du travail –, Francis l’invite à venir passer une nuit en forêt dans l’espoir d’apercevoir le loup, le vrai, celui qui rappelle à la civilisation son arrogance, celui qui dort en nous et ne se réveille plus guère. Au cœur de la nature, ils vont chercher ce qui résiste à l’homme. Car c’est au fond cela, le sens de ce roman efficace sans être univoque : la quête de notre part sauvage, celle qui échappe à « la dictature de l’assentiment » sous laquelle certaines entreprises aiment voir ployer leurs employés.