PHILOLOGIE DE L’AVENIR
On n’a conservé aucun manuscrit autographe des anciens textes grecs, qu’on ne connaît que par des copies de copies toujours plus corrompues. Tels qu’ils nous ont été transmis, ils sont ainsi illisibles : avant d’être traduits et lus par le plus grand nombre, ils doivent être édités, c’est-à-dire restaurés. Pour leur rendre la forme la plus proche possible de leur état original, les philologues classiques ont élaboré, depuis la Renaissance, un ensemble de procédures – la critique des textes –, qui s’appuie sur une foule de sciences linguistiques, bibliologiques et historiques auxquelles la révolution numérique ouvre des perspectives inédites. Ce qu’on lit aujourd’hui, quand on a sous les yeux un texte grec antique, n’est donc pas un monument original du passé, mais un artefact moderne, dont l’authenticité dépend du savoir et du savoir-faire du philologue qui l’a établie.
L’histoire des anciens textes grecs est une longue suite de corruptions et de restaurations, qui, depuis des millénaires, ont affecté tant les textes eux-mêmes que leurs supports, c’est-à-dire les matériaux sur lesquels ils ont longtemps été écrits à la main.
Les premiers agents de corruption sont le temps, le feu et l’eau, les hommes, les insectes, les rongeurs et les moisissures. D’autres sont liés à l’histoire générale de l’écriture (translittérations), des livres (passage du rouleau au codex, du papyrus au parchemin et au papier), des librairies (falsifications), des bibliothèques (incurie des bibliothécaires), de l’enseignement et de la société (censure, expurgations, autodafés). D’autres dépendent de l’histoire particulière d’un texte (mise à l’écrit d’un poème oral, transcription des tablettes de cire de Platon) ou d’un groupe de textes (exemplaire officiel des tragiques, inhumation des cours d’Aristote, éditions alexandrines), d’un exemplaire (perte, déchirure, maculation de feuillets, palimpsestes) ou d’une bibliothèque (incendies, inondations, sacs, bombardements).
D’autres enfin résultent de l’intervention des scribes, à commencer par les copistes, qui ont pour tâche de reproduire fidèlement le texte d’un manuscrit plus ancien, mais qui, en bon lecteurs, ne peuvent généralement s’empêcher d’y mettre leur grain de sel. Quels que soient leurs scrupules et leur compétence, les copistes d’un texte correct laissent échapper au moins une faute par page copiée. Au fil des copies successives, les bévues s’accumulent et donnent naissance à des fautes secondaires (commises sur un texte déjà fautif) : leur nombre finit ainsi par augmenter de manière exponentielle, si bien qu’un texte recopié pendant 1000 ans peut présenter plus de fautes que de mots.
L’histoire des anciens textes grecs est une longue suite de corruptions et de restaurations, qui, depuis des millénaires, ont affecté tant les textes eux-mêmes que leurs supports, c’est-à-dire les matériaux sur lesquels ils ont longtemps été écrits à la main.
Si les copistes corrompent généralement les textes involontairement et passivement, les scribes-philologues le font tout aussi involontairement, mais activement. Leurs productions ne sont pas des copies, mais des éditions manuscrites : le texte peut en être établi à l’aide de plusieurs codex (contamination) et corrigé par conjecture. Ces restaurations empiriques comportent certes des corrections heureuses, mais elles sont généralement noyées dans un flot d’erreurs, d’approximations ou d’interprétations fautives : ce sont des restaurations corruptives. Quant aux scribes-faussaires, qui trahissent volontairement les textes anciens, ce sont des marchands sans scrupules, qui font passer des textes connus pour des nouveautés en complétant l’un d’eux par un autre (interpolations) ou en modifiant leur titre, leur début ou leur fin.
Tout cela fait de la corruption l’état normal des anciens textes grecs.
En général, ces textes ne sont intégralement conservés que dans des codex byzantins (IXe-XVe siècles), leurs copies occidentales (XVe-XIXe siècles) et les éditions imprimées qui en ont été tirées depuis 1480. Leur restauration suppose donc la recension complète de leurs témoins manuscrits et imprimés, l’étude et le classement généalogique de ces derniers, la reconstitution de leur archétype byzantin et la restitution conjecturale de l’original antique.
Il n’existe toujours pas de catalogue complet de tous les codex grecs : pour établir la liste de ceux qui, aux quatre coins du monde, contiennent un texte donné (souvent plusieurs dizaines), il faut aller à Aubervilliers consulter la monumentale collection de catalogues particuliers rassemblée à la section grecque de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (CNRS). On doit ensuite voyager pour examiner sur place les plus intéressants et se procurer des photographies numériques des autres pour les collationner tous (en noter les variantes).
Photo : Philologie de l’avenir (2017).
La seule méthode sûre pour reconstituer leur arbre généalogique (stemma codicum), consiste en la confrontation systématique de leurs fautes, car la loi fondamentale de la stemmatique est que si un témoin J présente toutes les fautes d’un autre témoin conservé F et, en outre, au moins une faute propre, alors J descend nécessairement de F. En suivant les règles qui découlent de cette loi, l’éditeur a cependant peu de chances de parvenir à classer tous les témoins de son texte et à reconstituer leur archétype byzantin, car il sera souvent confronté à des exemplaires contaminés de scribes-philologues. Il lui faudra alors s’engager dans de longues enquêtes codicologiques et historiques pour retracer l’histoire précise d’un codex et découvrir ainsi sur quel manuscrit son texte a été copié ; et il devra généralement faire un travail analogue pour déterminer les modèles des anciennes éditions imprimées.
Une fois reconstitué, tant bien que mal, l’archétype byzantin dont descendent en définitive tous les témoins du texte à éditer, l’éditeur constatera très probablement qu’un abysse tempétueux sépare encore cet archétype médiéval, relativement récent et finalement quelconque, de l’original antique. En croisant les informations sur l’histoire de ce texte, extraites de la littérature antique et médiévale, de ses éventuels fragments papyrologiques et de sa tradition indirecte – l’ensemble des citations, traductions (latines, arméniennes, persanes, syriaques et arabes), résumés, paraphrases, extraits et commentaires qui en ont été produits durant l’Antiquité et le Moyen-âge –, il tâchera de reconstituer l’état du texte le plus proche de l’original.
La critique des textes, qui est le seul garant de l’authenticité des textes édités, regarde surtout les éditeurs ; mais les lecteurs doivent s’y intéresser aussi, car il est de leur intérêt qu’elle soit bien faite.
Mais il n’y parviendra que s’il comprend bien ce qu’il lit et s’il est doué pour la critique conjecturale, qui porte traditionnellement le beau nom de divination.
La critique des textes, qui est le seul garant de l’authenticité des textes édités, regarde surtout les éditeurs ; mais les lecteurs doivent s’y intéresser aussi, car il est de leur intérêt qu’elle soit bien faite ; et les hellénistes (littéraires, historiens ou philosophes) doivent la pratiquer eux-mêmes pour pouvoir juger du travail des éditeurs. Comme les anciens textes grecs comptent parmi les principaux trésors de la culture universelle, il conviendrait qu’à l’instar de ce qui se fait en Italie depuis 2005, les universités françaises offrent, dès le Master, une initiation à la codicologie, à la paléographie et à la critique des textes.
Pierre Leveau
est spécialiste de l’histoire et de l’épistémologie de la conservation et restauration du patrimoine.
« Philologie de l’avenir » est une association fondée par une douzaine d’enseignants, chercheurs, artistes, restaurateurs d’art, écrivains et éditeurs, pour promouvoir la recherche scientifique et d’œuvrer à la publication de travaux savants dans le domaine de l’étude philologique (linguistique, historique, bibliologique, critique, herméneutique et poétique) de la littérature antique, médiévale et moderne.
Le problème est que, s’il y a encore, en France, des savants capables d’initier des étudiants à ces disciplines exigeantes, il n’est plus guère d’étudiants qui connaissent assez bien les langues et les littératures classiques pour pouvoir profiter de cet enseignement, depuis que le CAPES de Lettres Classiques a été supprimé, que l’étude du latin et du grec a été remplacée, dans le secondaire, par l’opium pédagogique des Langues et cultures de l’Antiquité et que l’apprentissage des langues anciennes ne commence plus réellement qu’en Licence.
Faudra-t-il donc se résigner à laisser aux Italiens, sortis d’un liceo classico, le soin de restaurer les anciens textes grecs, comme on a confié aux Australiens celui d’élever les moutons à laine ?