Avec une brûlante inquiétude

Bruno Colmant

Sans planification étatique, le capitalisme néolibéral n’est plus compatible avec le défi climatique.
Dès le début du XIXe siècle, découvertes scientifiques et innovations technologiques permettent la démultiplication de la force humaine par la machine, provoquant le triomphe du capitalisme. Deux siècles plus tard, nous avons profondément transformé les ressources de la terre. Cette révolution industrielle a conduit, surtout depuis les années 1970 (car cela a coïncidé avec l’augmentation débridée de la population humaine et de ses aspirations) à nous engager dans une course frénétique et narcissique à la croissance et à la possession. Le développement du capital a installé l’idée que la monnaie pouvait être un substitut à la nature, laquelle pouvait donc être pillée sans précautions ni limites, jusqu’à la destruction.
Pour satisfaire les besoins de demain, tels qu’anticipés par les marchés financiers, nous avons aspiré l’avenir de la planète en la surexploitant, détruisant ce que la nature a mis des millions d’années à produire (eau, matières premières, énergies aujourd’hui fossiles, forêts, mers). C’est ainsi qu’en consommant deux planètes par an, nous privons la terre du temps nécessaire pour qu’elle puisse se régénérer.
Il est possible de conceptualiser, de manière imagée, ce rapport au temps. Dans l’économie agricole, le temps était cyclique et circulaire, rythmé par les saisons. Avec la révolution industrielle, il prend la forme d’une droite, comme une ligne de travail à la chaîne. Mais cet axe de production fonctionne dans les deux sens : il pousse des produits vers l’avenir, mais, en même temps, il hypothèque la production future en dévorant aujourd’hui les ressources naturelles qui manqueront demain. Les fruits de la nature sont transformés et consommés. Ils sont anticipés, et transformés en monnaie, qui, elle, n’existe pas à l’état naturel. La croissance étant infailliblement génératrice de pollution, nous sommes riches d’un symbole, mais pauvres d’une terre.
Chaque jour me rend plus inquiet, car nous sommes devant le silence qui précède les cataclysmes. Depuis des années, nous savons que le paroxysme des déséquilibres climatique, environnemental, migratoire, social, etc. se situe en 2030 au plus tard. Mais, en vérité, ce sera plus tôt. Et c’est même maintenant. Nous devons faire face à des dangers mortels que nous avions collectivement pressentis, mais auxquels, individuellement et secrètement, nous croyions pouvoir échapper. À tort. Sans action décisive, nous n’aurons été que les prophètes du néant. Et aujourd’hui, nous faisons face aux colères dans une saturation de l’individualisme.

Nous ne pouvons plus dissocier, ainsi que je l’ai erronément cru trop longtemps, économie et écologie, car l’avidité de l’enrichissement entraîne un saccage
de la nature. 

Au reste, rien ne dit que nous éviterons une nouvelle hystérie (ou guerre ?) mondiale, provoquée par la surpopulation, le bouleversement climatique et les pénuries alimentaire et hydrique. Sur cette planète exténuée, le développement des inégalités dans la répartition et l’accès aux ressources va exacerber les tensions. Voire entraîner un effondrement de la tempérance sociétale, la peur entraînant prédations et violences.
Nous ne pouvons plus dissocier, ainsi que je l’ai erronément cru trop longtemps, économie et écologie, car l’avidité de l’enrichissement entraîne un saccage de la nature. Mon intuition, ma conviction, c’est que la remédiation climatique est incompatible avec l’économie de marché capitaliste néolibérale, telle que nous la connaissons. On ne peut plus souscrire aveuglément aux thèses d’Adam Smith (1723-1790), selon lequel l’atteinte du bien-être collectif s’obtient, pour partie, grâce à l’appât du gain motivant les individus. Greed is not good anymore.
Les problèmes climatiques vont certainement devoir nous contraindre à nous extraire de ce type d’économie, voire à repenser les fonctions de la monnaie, dans le sens d’une gestion plus collectiviste, et sans doute plus autoritaire. Il n’est pas exclu que les articulations politiques collectivisent des pans entiers de l’économie privée, sous forme de confiscations et de nationalisations. Si la survie de l’humanité ne passe pas par l’économie de marché et que nous sommes incapables de déployer une intelligence collective démocratique pour aborder les défis environnementaux, alors des régimes autoritaires, et peut-être génocidaires, apparaîtront.
En vérité, ce constat n’est pas neuf puisque tout ceci fut dénoncé, sous forme d’avertissement, par le rapport Meadows qui soulignait ces incompatibilités dès les années 1970. Les plus âgés se souviennent de René Dumont, candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1974, sensibilisant les spectateurs au gaspillage et affirmant, face caméra : « Nous allons bientôt manquer de l’eau et c’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisqu’avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera. » Un an plus tôt sortait le film de fiction dystopique Soleil vert décrivant l’année 2022 (!) où les océans sont mourants et la canicule présente toute l’année en raison de l’effet de serre, conduisant à l’épuisement des ressources naturelles, exposant une population surnuméraire à la pollution et à la pauvreté. Mais tout ceci fut occulté par la plongée dans le néolibéralisme du début des années 1980.
C’est dans cette perspective qu’il faut redécouvrir les recherches d’Elinor Ostrom (1933-2012, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009) qui a étudié le dilemme social, c’est-à-dire les situations où la quête de l’intérêt personnel induit un résultat plus négatif pour toutes et tous que celui résultant de tout autre type de comportement. Elle établit des principes nécessaires à la gestion des biens communs par un groupe, en les étudiant particulièrement dans la gestion des ressources naturelles et communes (eau, bois, pêcheries…).
Après quelques années indécises, les réalités climatique, militaire, énergétique et économique sont les premières secousses de multiples chocs sociétaux d’une envergure titanesque. Tous les déséquilibres vont se conjuguer, rapidement et violemment, pour produire un embrasement. Les premières détonations de ces prochaines conflagrations environnementales et socio-économiques sont en réalité déjà audibles.
Face à ces défis, il est indispensable de réhabiliter le principe de l’État stratège. C’est-à-dire porteur d’un projet cohérent et solidaire, qui associe réellement, de manière collective, ses ressortissants à la gestion de la Cité. Un État doté d’une vision à long terme, capable de mener des actions transversales et coordonnées. Un État qui s’attache à planifier, avec le secteur privé, les ambitions collectives. Un État résolument engagé dans le développement durable, conscient de la valeur transgénérationnelle des services à la personne, comme l’éducation et les services de santé.

Bruno Colmant
est un financier, fiscaliste, auteur et économiste.
Membre de l’Académie royale de Belgique, il conseille aussi des gouvernements
et chefs d’entreprises dans le domaine
de l’économie.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’un État protecteur qui assure un juste partage des richesses et promeut des valeurs morales hautes, comme le goût du travail et de l’entreprenariat mais aussi la culture. D’un État au sein duquel les actifs – dirigeants, financiers, employés – sont en situation de produire leurs efforts tout en aidant les personnes les plus faibles ou vulnérables.
C’est donc bien « avec une brûlante inquiétude », en référence à l’encyclique du Pape Pie XI transmise clandestinement dans l’Allemagne nazie de 1937 pour être lue le jour des Rameaux, qu’il faut réévaluer les conséquences environnementales de nos actions, individuelles certes, mais surtout collectives. Pie XI mettait en garde contre les forces du mal qui allaient se déchaîner deux ans plus tard, dont les premières manifestations étaient déjà audibles. Il ne faut pas qu’une brûlante inquiétude sociétale se transforme en ardente tétanisation. S’il existe des périodes politiques, il faut désormais un temps étatique au service d’un monde positif. Si nous ne faisons pas face sans attendre aux immenses périls inédits qui se dressent devant nous, nous serons bientôt en 1937....

Sans planification étatique, le capitalisme néolibéral n’est plus compatible avec le défi climatique. Dès le début du XIXe siècle, découvertes scientifiques et innovations technologiques permettent la démultiplication de la force humaine par la machine, provoquant le triomphe du capitalisme. Deux siècles plus tard, nous avons profondément transformé les ressources de la terre. Cette révolution industrielle a conduit, surtout depuis les années 1970 (car cela a coïncidé avec l’augmentation débridée de la population humaine et de ses aspirations) à nous engager dans une course frénétique et narcissique à la croissance et à la possession. Le développement du capital a installé l’idée que la monnaie pouvait être un substitut à la nature, laquelle pouvait donc être pillée sans précautions ni limites, jusqu’à la destruction. Pour satisfaire les besoins de demain, tels qu’anticipés par les marchés financiers, nous avons aspiré l’avenir de la planète en la surexploitant, détruisant ce que la nature a mis des millions d’années à produire (eau, matières premières, énergies aujourd’hui fossiles, forêts, mers). C’est ainsi qu’en consommant deux planètes par an, nous privons la terre du temps nécessaire pour qu’elle puisse se régénérer. Il est possible de conceptualiser, de manière imagée, ce rapport au temps. Dans l’économie agricole, le temps était cyclique et circulaire, rythmé par les saisons. Avec la révolution industrielle, il prend la forme d’une droite, comme une ligne de travail à la chaîne. Mais cet axe de production fonctionne dans les deux sens : il pousse des produits vers l’avenir, mais, en même temps, il hypothèque la production future…

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