Cachemire ©Vania Barbato
Cachemire ©Vania Barbato

Faux cachemire au Cachemire

François-Henri Désérable

Commerce inéquitable
Pour échapper à la fournaise de la capitale indienne où ses recherches l’avaient menées, un jeune écrivain file aux confins du pays, en quête de fraîcheur et d’une écharpe.
«Il est formellement déconseillé aux ressortissants français de se rendre dans la vallée du Cachemire (en rouge sur la carte), peut-on lire sur le site du Ministère des Affaires étrangères : des troubles donnant lieu à des violences surviennent régulièrement, y compris à Srinagar. Le trafic aérien et routier, ainsi que les services publics et la téléphonie mobile sont très souvent perturbés. »
De fait, quand on désactive le mode avion après avoir atterri à l’aéroport international Sheikh ul-Alam de Srinagar, on a beau bidouiller les paramètres, on a beau éteindre et rallumer son téléphone, rien à faire, pas de réseau. Je n’avais pas prévu de me rendre au Cachemire, j’étais venu en Inde pour passer du temps à Delhi (des recherches à faire pour un roman), et si c’était déjà une mauvaise idée d’aller à Delhi fin avril, ça l’était encore davantage en pleine canicule. La veille, j’étais arrivé dans la capitale indienne sous une chaleur de plomb ; à l’hôtel, dans le quartier de Paharganj, on avait photocopié mon passeport, et fait signer un registre gros comme un grimoire avant de me remettre la clé de ma chambre : la chambre était vieillotte, elle donnait sur une autoroute à quatre voies (concerto pour klaxons en emmerdements majeurs) ; au plafond, les pales d’un ventilateur faisait un bruit d’hélicoptère au décollage ; dehors, la température avoisinait les cinquante degrés, et la qualité de l’air était si nocive que cela revenait à respirer de grandes bouffées sous le pot d’échappement d’un camion. Je me demandais ce que j’étais venu foutre là.
Le lendemain, un peu avant dix heures, j’étais sorti dans la rue. Température : quarante-quatre degrés. Ressenti : celui du pavé de saumon qu’on enfourne dans un four préchauffé. J’étais parti à la recherche d’un distributeur où retirer des roupies, le premier avait rejeté ma carte, le second manqué l’avaler sous les yeux dubitatifs d’un policier à chemisette et moustache, avec à l’épaule un vieux mousquet qu’on aurait pu croire hérité de l’époque du Raj britannique. J’étais rentré à l’hôtel, j’avais fait ma valise que j’avais à peine eu le temps de défaire, et j’étais parti pour l’aéroport, bien décidé à prendre le premier vol intérieur pour n’importe quelle destination, pourvu que le climat y fût plus clément qu’à Delhi. Srinagar, donc, dans la vallée du Cachemire. Ça tombait bien, j’avais besoin d’une écharpe.
– Name, surname, nationality ?
Le militaire qui m’interroge à la sortie de l’aéroport veut savoir d’où je viens, où je vais, de quel pays je suis et comment je m’appelle – il doit reporter le tout sur un registre. Je lui demande pourquoi, il me dit c’est comme ça, il me dit c’est la loi. Bon. Je ne suis pas venu au Cachemire pour chercher les embrouilles, aux militaires encore moins, je peux bien lui lâcher mon nom si ça lui chante, on ne va pas chipoter. Il me demande comment s’épelle Johnny Hallyday. 
Je ne sais rien de Srinagar, pas grand-chose de la vallée du Cachemire, sinon qu’il y fait vingt degrés de moins qu’à Delhi, et c’est bien suffisant. Où je vais dormir je l’ignore, je n’ai fait aucune réservation, je verrai bien où me mèneront les hasards, et ils me mènent à un barbu d’une cinquantaine d’années qui m’aborde alors que je cherche un taxi. Nazir, c’est comme ça qu’il s’appelle, mais il précise aussitôt que je peux l’appeler Nazir bai (frère Nazir). À Srinagar, m’apprend Nazir, il y a un lac, et sur ce lac un millier de house-boats aux noms superlatifs : Young beauty star, New super beauty deluxe, Water Palace, etc. Le sien, de house-boat, s’appelle le New Golden Rose, il y vit avec sa femme et ses trois fils et moyennant 3 500 roupies la nuit il peut me louer une chambre. Sur son téléphone, Nazir fait alors défiler des photos, me montre les avis élogieux laissés par ses guests sur TripAdvisor. J’hésite un peu, fais le pari de lui faire confiance et nous montons tous les deux à bord d’un taxi. 
Dans les rues, beaucoup de militaires en treillis kaki, arme au poing. Le Cachemire se divise en trois parties : le Nord appartient au Pakistan, le Sud à l’Inde et l’Est à la Chine. Dit comme ça cela semble simple, sauf que l’Inde revendique les territoires occupés par le Pakistan, le Pakistan revendique ceux occupés par l’Inde, la Chine revendique le Ladakh indien qui prolonge le plateau tibétain, et les douze millions d’habitants du Jammu-et-Cachemire (le Cachemire indien) revendiquent l’indépendance – un joyeux bordel on le voit, d’où sept cent mille soldats indiens en garnison, ce qui fait du Jammu-et-Cachemire rien de moins que la région la plus militarisée du monde.
Si l’on veut comprendre comment on en est arrivé là, il faut revenir au plus grand divorce de l’Histoire : la Partition des Indes britanniques, en 1947. L’empire des Indes compte alors 560 États princiers qui doivent choisir entre se rattacher au Pakistan ou à l’Inde. La logique voudrait que le Jammu-et-Cachemire, à majorité musulmane, intègre la toute nouvelle République islamique du Pakistan, mais Hari Singh, le maharaja hindou du Jammu-et-Cachemire, choisit l’Indépendance. À l’automne 47, les Pakistanais en profitent pour envoyer des centaines de guerriers Pachtounes envahir Srinagar aux cris d’Allah Akbar, et sous la menace, le maharaja sollicite l’aide militaire de l’Inde en signant le traité d’accession, décision provisoire, précise-t-il, qui ne pourra devenir définitive qu’après sa ratification par un plébiscite populaire, on est bien d’accord ? Bien d’accord, répond Nehru, le Premier ministre indien qui octroie au Jammu-et-Cachemire une relative autonomie et promet un référendum après le retour de la paix (« nous ne voulons, proclame-t-il, aucun mariage forcé »). Mais de référendum il n’y a jamais eu, et au fil des années, les gouvernements successifs ont rogné peu à peu l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, jusqu’à la révoquer à l’été 2019 sous l’influence des nationalistes hindous qui voudraient hindouiser cet éternel point de litige avec le voisin pakistanais.

Le lendemain, un peu avant dix heures, j’étais sorti dans la rue. Température : quarante-quatre degrés. Ressenti : celui du pavé de saumon qu’on enfourne dans un four préchauffé.

Autant dire que l’armée d’occupation indienne, comme on dit ici, forcément la population lui est hostile. De temps en temps il y a un attentat, comme en février 2019, quand un camion bourré d’explosifs a foncé sur un convoi militaire (bilan : quarante-six victimes dont le chauffeur du camion). Mais le sport national, à Srinagar, c’est le jet de pierres sur les soldats indiens (il existe même, en anglais, une page Wikipédia dédiée aux « jets de pierre au Cachemire », c’est dire). Bref, zone rouge.
Pour accéder à la maison-bateau de Nazir il faut prendre un autre bateau : une shikara. C’est une sorte de gondole qu’on aurait peinte en jaune, à laquelle on aurait ajouté un toit et des rideaux ornés de motifs, et qu’on navigue à l’aide d’une pagaie en bois dont la pale a la forme d’un cœur.
Arrivé chez lui, Nazir sait comment s’y prendre pour me convaincre d’y élire provisoirement domicile : gâteaux secs, thé au safran (chaque gorgée, m’assure-t-il, fait gagner un jour d’espérance de vie), et diatribe endiablée sur les méfaits du gouvernement Modi à l’égard du Cachemire.
Mon père, dit-il, était citoyen indien, mais il détestait tant l’Inde qu’il en est mort.
Pendant la dernière guerre indo-pakistanaise ?
Pas du tout, dit Nazir, c’était pendant un match de cricket : quand le Pakistan a battu l’Inde, il a éprouvé une joie si intense que son cœur a lâché.
Du temps passe, le soleil se dilue dans les eaux du lac Dhal, il est un peu plus de sept heures, et depuis l’autre rive s’élève une voix : le muezzin appelle à la prière. Nazir me laisse, il va faire ses ablutions, la nuit est tombée maintenant, une shikara passe au loin, Dieu est grand dit la voix, et pour une fois je suis enclin à le croire.

Merde, j’ai lâché. Shit, j’ai écrit.
لید, a traduit le téléphone.
Le guide m’a regardé, l’air de dire : désolé.

La vallée du Cachemire est à 95 % musulmane. Les femmes portent le voile et les hommes le kurta, une chemise ample, sans col et qui descend au-dessous des genoux. Ils portent aussi la barbe et le topi (une calotte courte et arrondie), ils vont à la mosquée, font l’aumône aux pauvres, leurs cinq prières quotidiennes en tournant leur tapis vers La Mecque, et jeûnent pendant le mois du Ramadan qui s’achève dans trois jours. Ici, je pourrais raconter comment, à la fin de ces trois jours, les fidèles de la mosquée Sideeq Akbar m’ont pris dans leurs bras à tour de rôle après qu’un imam à barbe rousse m’eut converti à l’Islam sous les auspices de Nazir (qui, du coup, en a profité pour me renommer Mohammed Mustafa, au moins je gardais un prénom composé), mais la place me manque, il me faudrait des pages et des pages, alors je vais plutôt parler de Pahalgam. Nazir était formel : si je voulais une écharpe en cachemire, le mieux, c’était d’aller à Pahalgam.
Pahalgam est un village de bergers (Pahalgam en kashmiri veut dire littéralement : « village de bergers ») de six mille habitants, encaissé dans une vallée où les touristes viennent faire du ski en hiver et de la randonnée en été. Ça n’était qu’à deux heures de route de Srinagar, et pour m’y rendre j’avais demandé à Nazir s’il pouvait me trouver un chauffeur, si possible anglophone. Aucun problème, avait dit Nazir (évidemment, il y aurait un surcoût). Le chauffeur en question savait dire Yes et Sir et me regardait avec de grands yeux désolés quand je lui adressais la parole. Au bord de la route, des panneaux de signalisation (« Be cautious, life is precious ») invitaient à ralentir. Pas le genre de mon chauffeur : une main sur le volant, l’autre main sur le klaxon, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, il ne décélérait qu’à contrecœur, et seulement devant les dos d’âne ou les chicanes aux abords des casernes militaires.
Nazir m’avait aussi proposé les services d’un guide anglophone (évidemment, il y aurait un surcoût). Nous étions à Pahalgam depuis une heure, quand le guide est arrivé, téléphone en main. Nice to meet you, je lui ai dit. Il n’a rien répondu, m’a tendu son téléphone et m’a fait signer de taper. J’ai tapé Nice to meet you, qu’il a fait traduire en ourdou par le téléphone. Puis il a tapé sa réponse en ourdou, que le téléphone a traduit en anglais : Nice to meet you too. Les présentations étaient faites. On s’est mis en route, je tapais mes questions en anglais sur son téléphone, le téléphone les traduisait en ourdou, le guide tapait les réponses en ourdou, le téléphone les traduisait en anglais, le temps passait vite. De cette conversation il ressortait que l’Inde avait toujours cherché à humilier le Cachemire, que le Cachemire n’avait rien à voir avec l’Inde et qu’il devrait être indépendant, ou Pakistanais, mais Indien, sûrement pas.
À force de parler, à force de marcher, nous avons fini par arriver au bout d’un sentier, au sommet d’une colline qui donnait sur une prairie immense, légèrement déclive, cernée de pins et de montagnes enneigées. J’ai regardé le nom de l’endroit sur Maps.me, une application de cartes hors-lignes dont l’extrême précision m’avait souvent permis de retrouver mon chemin, même dans les lieux les plus improbables (la Patagonie, la Pampa, des trucs comme ça). Or Maps.me – même Maps.me ! – ne savait pas où nous étions. On pouvait voir une grande étendue, en vert sur la carte, et là-dessus il y avait : Unknown. Nous étions dans l’inconnu, et l’inconnu, ma foi, n’était pas déplaisant. La prairie en question, m’a appris le guide, avait quand même un nom, en ourdou on l’appelait Bai Saran. Nous nous sommes assis dans l’herbe. Mon guide regardait son téléphone, je regardais la montagne : on pouvait se croire dans le Jura suisse, à la différence que les gens qui vous croisaient ne vous saluaient pas d’un Tchuss ou d’un Bonjour mais vous disaient Assalamu alaykum. Moi, j’avais des Yalalahihou dans la tête, à tout moment allait débouler un quatuor de jeunes bergères pour me chanter un yodel. Mais c’est un quatuor de jeunes bergers que nous avons vu arriver. Ils venaient des montagnes, ils avaient marché pendant six heures, dans ce coin il y avait trois ans qu’on avait plus vu la gueule d’un occidental, autant dire qu’ils n’étaient pas mécontents de voir la mienne. Cela, ils me l’ont dit en ourdou, ou plutôt ils me l’ont écrit en ourdou sur le téléphone du guide. Puis ils se sont assis dans l’herbe, à côté de nous, et ils ont déployé un immense baluchon rempli de châles et d’écharpes en tous genres, de toutes les couleurs.
Comment reconnaître les fibres naturelles (pashmina, cachemire, laine ou soie) des fibres synthétiques ? Il y a, paraît-il, un test infaillible : celui du briquet. Vous prenez le châle, vous coupez un bout de fil, vous le brûlez. La flamme s’éteint aussitôt et forme à l’extrémité du fil une petite boule noire qui peut s’écraser entre les doigts ? Le châle est en fibres naturelles. Le fil se consume sans flamme et sans laisser de boule noire à l’extrémité ? Le châle est en fibres synthétiques, probablement en viscose, certainement pas en cachemire, encore moins en pashmina. Infaillible, le test du briquet. Problème : je n’avais pas de briquet, mon guide non plus n’avait pas de briquet, et les quatre bergers prétendaient ne pas en avoir. Autre test infaillible : le châle doit avoir une étiquette 100 % cachemire, et le vendeur ou le revendeur un certificat d’authenticité. Problème : le berger des montagnes qui vend directement au client sans passer par un tiers, en B2C, si l’on peut dire, ce berger-là n’a ni certificat ni étiquette à ses écharpes. Bien. Dernier test : au toucher, le vrai cachemire doit être doux, pas brillant et froid. Je touchai : ça m’avait l’air doux, ça ne m’avait pas l’air brillant et froid, mais qu’est-ce que j’en savais.
- Combien ? j’ai demandé (sur le téléphone du guide, j’ai tapé : How much ?)
- Un châle en cachemire vendu dans le commerce, même ici, c’était 15 000 roupies au bas mot.
- 5 000 roupies, m’a dit le berger.
L’affaire du siècle. J’ai acheté sans marchander, puis je suis reparti avec mon écharpe autour du cou et mon guide derrière moi. Nous marchions depuis dix minutes, le guide descendait le sentier en tapant sur son téléphone, à un moment il s’est arrêté, il m’a tendu le téléphone et j’ai lu : « Tu t’es fait avoir, ça n’est pas du vrai pashmina. C’est de la camelote. De la camelote en fibres synthétiques, même pas fabriquée au Cachemire. Made in China. Ça vaut à peine cinq cents roupies. »
- Merde, j’ai lâché.
- Shit, j’ai écrit.
- لید , a traduit le téléphone.
Le guide m’a regardé, l’air de dire : désolé.
Je m’étais fait rouler devant lui, sous ses yeux, et il n’avait rien dit, pire : il n’avait pas protesté un seul instant.
- Je voulais te prévenir, a écrit le guide. Mais si je l’avais fait devant eux, ils m’auraient
cassé une jambe.
Comme il voyait que j’étais bien emmerdé,
il a écrit :
- Voilà comment on va s’y prendre. 
Puis il a retiré l’écharpe en je-ne-sais-quoi que je portais autour du cou, et en enfonçant son pouce il a fait un trou, gros comme une pièce de vingt roupies. Et voilà, a-t-il écrit. On y retourne, tu leur dis qu’il y a un trou dans l’écharpe, que tu n’avais pas fait attention, et tu demandes à être remboursé. 
Nous avons fait demi-tour. Les bergers étaient toujours dans l’inconnu, assis dans l’herbe, au même endroit.
Ici, je dois apporter une précision : la vallée du Cachemire ne connaît pas le vol. Plusieurs versets du Coran le condamnent, l’un deux prévoit même le châtiment de la main coupée pour le voleur, sauf s’il se repent, car « Allah est pardonneur et miséricordieux ». Et pour ceux qui ne se souviendraient plus des versets du Coran, il existe un hadit – une communication orale du Prophète : « Qu’Allah maudisse le voleur ; il se fait amputer la main pour avoir volé un œuf ou une corde. » L’Islam est donc assez clair sur la question du vol, et à une immense majorité, les habitants de la vallée du Cachemire s’y conforment. Illustration : à Srinagar, un après-midi où je voulais me promener dans la vieille ville, Nazir m’avait prêté son vélo. Un beau vélo de type hollandais, avec cadre en alu, garde-boue, sonnette et porte-bagage – le genre de vélo qu’à Paris on ne retrouve plus au bout d’un quart d’heure. Nazir me prête donc son vélo, et je lui demande où se trouve le cadenas. Il me regarde, interloqué : un cadenas ? Pourquoi un cadenas ? Je n’ai qu’à poser le vélo contre un mur, à proximité d’une mosquée. Je suis assez dubitatif, mais il a l’air sûr de lui. Une heure plus tard, dans la vieille ville, près de Jamia Masjid, la Grande mosquée, ça grouille de monde, la place du Tertre à Montmartre un dimanche après-midi ensoleillée du mois de juin, vous voyez le tableau. Je pose le vélo contre un mur, à côté d’une épicerie. Puis je vais visiter la mosquée, puis je fais un tour au marché, puis je flâne dans les rues, et quand deux heures plus tard je reviens, non seulement le vélo est encore là, mais l’épicier qui a vu les pneus dégonflés s’est permis de les regonfler (il me montre le pneu, et imite le geste de pomper).
Les Cachemiris ne vous volent pas mais ils vous grugent – ils sont même passés maîtres dans l’art de gruger. Car enfin, est-ce vraiment voler que de tromper celui qui naïvement se sera laissé convaincre ? Celui qu’on a trompé ne se vole-t-il pas lui-même en étant si naïf ? Là encore, une illustration : à Srinagar, le premier jour, chez l’épicier qui a regonflé les pneus du vélo de Nazir, j’ai acheté, pour trente roupies, un biscuit à base de pâte feuilletée. Comme ça n’était vraiment pas cher et que c’était délicieux, j’y suis retourné le lendemain, et cette fois-ci j’en ai pris deux : trente roupies. Et comme c’était vraiment, vraiment délicieux, j’y suis encore retourné le jour d’après, et j’ai demandé trois biscuits. Trente roupies, m’a dit l’épicier. De deux choses l’une : soit il y avait eu une déflation vertigineuse en l’espace de trois jours, soit je m’étais fait gruger la première fois, un peu moins la deuxième, et je payais maintenant le prix juste. Si j’avais été assez naïf, le premier jour, pour dépenser trente roupies dans un biscuit qui n’en coûtait que dix, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même : on ne m’avait pas volé, on avait seulement tiré parti de ma crédulité pour me faire débourser davantage que je n’aurais dû. (Et ça ne méritait pas une main coupée.)
La situation était à peu près similaire dans la prairie inconnue des environs de Pahalgam, où les bergers m’avaient refourgué leur camelote au prix fort.
Il y a un trou,  j’écris sur le téléphone qui traduit.<
Un trou ? Quel trou ? traduit le téléphone en ourdou.
Là, je dis en montrant le trou.
Merde, dit l’un des bergers, il a raison : il y a un trou.

François-Henri Désérable
François-Henri Désérable est l’auteur de quatre romans aux éditions Gallimard dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Son dernier roman, Mon maître et mon vainqueur, paru en 2021, a été récompensé du Grand prix du roman de l’Académie française. Ses livres sont traduits dans une quinzaine de langues. .
Il me propose de remplacer mon écharpe par une autre, un peu plus chère mais de meilleure qualité. Ah non, non, je dis, pas question. Bon, ok, on me fait grâce du supplément : choisis l’écharpe que tu veux. Je voulais celle-là, j’écris, et le fait est qu’il y a un trou. Je n’en veux pas d’autre, je veux qu’on me rende mon argent. Les négociations continuent, ça prend trois plombes, ils finissent quand même par me rembourser les quatre cinquièmes de la somme, je leur laisse mille roupies en guise de compensation pour leur ôter l’envie de nous casser les jambes, on ne sait jamais. Et nous partons.
Je suis rentré du Cachemire sans écharpe en cachemire. Mais l’esprit lesté d’innombrables souvenirs. ...

Commerce inéquitable Pour échapper à la fournaise de la capitale indienne où ses recherches l’avaient menées, un jeune écrivain file aux confins du pays, en quête de fraîcheur et d’une écharpe. «Il est formellement déconseillé aux ressortissants français de se rendre dans la vallée du Cachemire (en rouge sur la carte), peut-on lire sur le site du Ministère des Affaires étrangères : des troubles donnant lieu à des violences surviennent régulièrement, y compris à Srinagar. Le trafic aérien et routier, ainsi que les services publics et la téléphonie mobile sont très souvent perturbés. » De fait, quand on désactive le mode avion après avoir atterri à l’aéroport international Sheikh ul-Alam de Srinagar, on a beau bidouiller les paramètres, on a beau éteindre et rallumer son téléphone, rien à faire, pas de réseau. Je n’avais pas prévu de me rendre au Cachemire, j’étais venu en Inde pour passer du temps à Delhi (des recherches à faire pour un roman), et si c’était déjà une mauvaise idée d’aller à Delhi fin avril, ça l’était encore davantage en pleine canicule. La veille, j’étais arrivé dans la capitale indienne sous une chaleur de plomb ; à l’hôtel, dans le quartier de Paharganj, on avait photocopié mon passeport, et fait signer un registre gros comme un grimoire avant de me remettre la clé de ma chambre : la chambre était vieillotte, elle donnait sur une autoroute à quatre voies (concerto pour klaxons en emmerdements majeurs) ; au plafond, les pales d’un ventilateur faisait un bruit d’hélicoptère au…

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