La Grande Simplification

Tania Sollogoub et Thierry Pasquet

Face aux crises qui menacent notre civilisation, nous gagnerions à décloisonner les analyses.
C’est un fait, les faits sont têtus. Et le fait est que rarement dans l’histoire nous avons connu autant de crises simultanées : politique, géopolitique, économique, sanitaire, sociétale, environnementale, et même crise du sens de soi. Rarement autant d’humains, désormais interconnectés et interdépendants, n’y auront été impliqués. Rarement les inquiétudes n’auront autant convergé, et la perception que nous sommes au pied du mur d’une “méga-crise” partagée.
Parmi les précédents – mais chaque analogie a ses limites – on pense à la fin de l’Empire romain ou à la grande crise de la Respublica christiana en Europe, au moment de son ouverture au monde. Des guerres de religion aux Traités de Westphalie, période de troubles d’environ deux siècles, on retrouve l’imbrication de bouleversements religieux, militaires, dynastiques, politiques et même sanitaires. Quant à la comparaison avec les années 1930, elle est tentante, mais en deça des évènements actuels. Certes, depuis 2009, les enchaînements sont ressemblants, qui vont de la crise financière vers le politique (montée des partis antisystèmes), puis le géopolitique (contestation de l’ordre occidental par des puissances révisionnistes). Mais ces trois dimensions communiquent et se nourrissent plus vite, y compris dans les mécaniques de montée aux extrêmes (feu nucléaire ou + 4°C de température planétaire), car la société moderne est définie par une combinaison de croissance et d’accélération (Hartmut Rosa). Par ailleurs, la crise identitaire – les fracturations de races, genres, cultures – atteint un paroxysme. Et surtout, la crise écologique, même si ses origines remontent au XVIIIe siècle, moment où le capitalisme libéral se construit autour de la notion de croissance, est totalement inédite.
Nous serions donc à l’aube d’une crise civilisationnelle, et l’astrophysicien Aurélien Barrau pouvait légitimement convoquer cette expression à l'Université d'été du Medef qui s’est tenue fin août. Cependant, ainsi posée sur la table, cette notion globale mais difficile à définir plonge n’importe qui dans un immense désarroi, parce qu’elle est comme une paroi sans porte. Comment s’en sortir ? Comment changer ? Faut-il réformer ou révolutionner ? Et pour aller vers quoi ? Il faut écouter la paroi, murmure le poète breton Guillevic. Il faut attendre. Il faut la longer et chercher ses aspérités en la tâtant du plat de la main. De la même façon, digérer lentement l’idée qu’une crise civilisationnelle, sans plonger dans le désarroi, conduit tout naturellement à s’interroger sur la simultanéité des crises : pourquoi, comment, tout se passe-t-il en même temps ? C’est par là qu’il faut commencer. Réfléchir à ce « en même temps ».

Plus la crise globale s’accroît, plus elle devient apparente, plus la peur se répand, et plus les nouvelles cosmologies deviennent exclusives. Elles entretiennent en même temps le brouhaha de la pensée et cette idée de plus en plus répandue que le rapport de force est inévitable.

Or justement, chacun analyse aujourd’hui les événements de là où il est, de là où il parle, de là où il pense. Chacun analyse sa crise, en fonction de sa spécialité ou de ses intérêts. Le premier danger, c’est donc précisément d’avoir une pensée en silo qui nous conduirait à de mauvais diagnostics et de mauvaises solutions. Par exemple, dès que le Tout-géopolitique est posé, le politologue va sous-estimer l’économie ou les urgences écologiques. Ainsi, la faiblesse de la Chine, empêtrée dans une crise immobilière, une baisse de la natalité et un manque de confiance des consommateurs, est sous-estimée aujourd’hui par les géopolitologues, embarqués dans le storytelling d’une concurrence à l’hégémonie américaine. Ce récit reste vrai, mais la Chine n’a plus les moyens économiques de ses ambitions hégémoniques ! D’ailleurs, elle investit moins dans les nouvelles Routes de la Soie. Un autre exemple du Tout-géopolitique consiste à sous-estimer les fragilités intérieures américaines, pour ne voir que la force militaire sur le terrain ukrainien, ou celle du dollar dans les salles de marché, et en conclure que « les Américains ont gagné ». Non. Tout sera plus long, plus surprenant, plus complexe, même si les États-Unis peuvent, au bout du compte, établir un New American Century. Enfin, le dernier risque du Tout-géopolitique serait de donner le gouvernail à l’économie de guerre pour répondre à la peur et l’urgence. Tentation d’autant plus forte que ce serait un moyen d’atténuer le risque d’une crise financière latente, dont la chute de la Livre britannique est un signal avancé : la guerre donne souvent le droit de ne plus payer sa dette… Face à la géopolitique-reine, des économistes pointeront quant à eux d’autres causes à la crise civilisationnelle, avec la financiarisation de toute l’économie et l’explosion induite des inégalités. L’économiste du climat ne va pas démentir ce diagnostic, mais il verra dans la consommation de la nature et la guerre des ressources la vraie raison de la fragmentation géopolitique. On pourrait encore évoquer l’analyse d’ingénieurs, de médecins, de syndicalistes, de paysans, etc. Mais tout cela réunit une addition d’avis, de regards, d’expertises auto-centrées qui donne le tournis et ne permet pas de penser la crise systémique.
Car, non seulement tout le monde a son explication première et sa solution dernière, mais de nouvelles chapelles de certitudes s’édifient, avec tous les risques qu’entraîne la religiosité des croyances : clans, discours totalisants, visions simplifiées et inconciliables du monde, et au bout du compte, une violence qui ne fait que s’auto-entretenir au détriment de tous. Tentez donc de faire discuter un économiste persuadé que la croissance verte est la solution et un militant d’Extinction Rebellion! Plus la crise globale s’accroît, plus elle devient apparente, plus la peur se répand, et plus les nouvelles cosmologies deviennent exclusives. Elles entretiennent en même temps le brouhaha de la pensée et cette idée de plus en plus répandue que le rapport de force est inévitable. Tout cela ouvre un boulevard aux solutions simplistes des boucs émissaires et des clivages amis-ennemis. C’est le temps dangereux de la grande simplification.
Pourtant, le monde frappe avec insistance à nos portes, et il exige des réactions claires et collectives. L’historien britannique Arnold Toynbee (1889 - 1975) avait insisté sur cette dialectique défi-réponse car une civilisation est, selon lui, une organisation réussie de solutions à des questions existentielles : organisation des moyens de production, rapport à l’environnement, équilibres socio-politiques, etc. Ces réponses doivent être produites à la fois par des minorités créatives et par ce que Toynbee appelle les « castes sacerdotales » - les clercs des régimes en place. Elles s’imposeront ensuite comme une évidence à l’ensemble du corps social grâce à un processus d’imitation (mimésis). La croissance d’une civilisation serait donc fondée sur une succession réussie de défis/réponses. Trop faible, un défi ne stimule pas, ne pousse pas une société à exploiter ses potentialités. Mais, trop fort, un défi écrase, et qu’une classe ou une puissance hégémonique échoue à produire des réponses efficaces à une série de défis majeurs, qu’elle se fossilise dans ses représentations et ses solutions, et c’est alors toute une architecture d’organisation intellectuelle, spirituelle et sociale qui s’écroule : doutes, défections, contestations, construction d’attitudes et de systèmes de croyances alternatifs se multiplieront jusqu’au renversement complet et douloureux de l’ordre ancien.

Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie.

Thierry Pasquet, philosophe et historien, travaille sur les rapports entre grande stratégie, cycles de la mondialisation et philosophies de l'histoire.

Nous en sommes peut-être proches : le consensus naturel, les anciens systèmes de croyances, les anciennes évidences sont contestés et le sauve-qui-peut, ainsi que le chacun pour soi des individus comme des États, risquent de s’imposer. Face aux solutions simplistes – pensées fatiguées, épuisées, paresseuses ou nouvelles recettes-miracles – il est donc urgent de reformer un consensus. Et comment le faire autrement qu’en réactivant le principe cardinal de la démocratie athénienne ? L’isegoria, principe d’égalité de parole, d’égale dignité entre tous les intervenants, sachants ou ignorants, puissants ou misérables. Il est urgent d’institutionnaliser et de prendre au sérieux les lieux d’écoute et de synthèse entre intérêts, disciplines, visions du monde et ressentis. Il est urgent de ne pas aller tout droit à la cacophonie au milieu des ruines. « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots », disait Martin Luther King....

Face aux crises qui menacent notre civilisation, nous gagnerions à décloisonner les analyses. C’est un fait, les faits sont têtus. Et le fait est que rarement dans l’histoire nous avons connu autant de crises simultanées : politique, géopolitique, économique, sanitaire, sociétale, environnementale, et même crise du sens de soi. Rarement autant d’humains, désormais interconnectés et interdépendants, n’y auront été impliqués. Rarement les inquiétudes n’auront autant convergé, et la perception que nous sommes au pied du mur d’une “méga-crise” partagée. Parmi les précédents – mais chaque analogie a ses limites – on pense à la fin de l’Empire romain ou à la grande crise de la Respublica christiana en Europe, au moment de son ouverture au monde. Des guerres de religion aux Traités de Westphalie, période de troubles d’environ deux siècles, on retrouve l’imbrication de bouleversements religieux, militaires, dynastiques, politiques et même sanitaires. Quant à la comparaison avec les années 1930, elle est tentante, mais en deça des évènements actuels. Certes, depuis 2009, les enchaînements sont ressemblants, qui vont de la crise financière vers le politique (montée des partis antisystèmes), puis le géopolitique (contestation de l’ordre occidental par des puissances révisionnistes). Mais ces trois dimensions communiquent et se nourrissent plus vite, y compris dans les mécaniques de montée aux extrêmes (feu nucléaire ou + 4°C de température planétaire), car la société moderne est définie par une combinaison de croissance et d’accélération (Hartmut Rosa). Par ailleurs, la crise identitaire – les fracturations de races, genres, cultures – atteint un paroxysme. Et surtout, la crise écologique, même si ses origines remontent…

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