RUFIN Jean-Christophe - Francesca_Mantovani©Editions Gallimard
RUFIN Jean-Christophe - Francesca_Mantovani©Editions Gallimard

La ligne Attila

Jean-Christophe Rufin

À Chypre, le 17 juillet 1974, les familles étaient à table dans la cité toute neuve de Varosha. Les bâtiments à peine sortis de terre s’étiraient le long du front de mer, au sud de Famagouste. Des plages à perte de vue. Un petit air de Brasilia-sur-mer. Des villas aux formes géométriques, de hauts immeubles en béton, ouverts par de larges baies vitrées sur la Méditerranée. Soudain, des cris retentissent et se propagent de loin en loin le long du front de mer. « Les Turcs arrivent ! Les Turcs arrivent ». Angélique Kourounis, dans un livre émouvant, raconte cet épisode vécu par sa propre famille.
Les Chypriotes grecs s’enfuient en laissant tout. Certains partent en maillot de bain. Le repas était encore sur les tables. Ils pensent à une alerte. Ils sont certains de revenir. Un demi-siècle plus tard, aucun n’est retourné. La cité est ouverte depuis octobre 2020 aux visiteurs mais sous le nom terrible de « Ghost-City. » Plus de couverts sur les tables, évidemment. Et plus de tables non plus. Tout a été vidé, pillé, désossé. Mais le grand squelette de la cité est toujours debout. Sur des kilomètres, on chemine dans un cimetière de béton. Les portes claquent dans les immeubles vides quand souffle le vent de mer. Les vitrines ouvrent sur des boutiques vides aux enseignes vintage, qu’on croirait fermées pour les vacances…
Ainsi va Chypre, l’île coupée en deux par la ligne Attila. Les exemples ne manquent pas dans le monde de pays divisés, de murs séparant les peuples. Mais la taille réduite du territoire chypriote rend sa partition palpable, minuscule et presque ridicule.
C’est à Nicosie, la capitale, que la division est la plus caricaturale. On se promène dans la vieille citadelle. Son plan dessine une gigantesque fleur, avec ses bastions régulièrement espacés le long des murailles. Les quartiers du sud sont animés. Bistrots, musées, boutiques plus ou moins luxueuses s’alignent le long des ruelles à l’architecture précieusement médiévale. Soudain, un ralentissement. C’est la douane, la frontière. Pas pour les Grecs qui contrôlent mollement les passeports. Pour les Chypriotes du sud, l’île est une et indivisible. Les « autres » sont des usurpateurs. Dix mètres plus loin, au contraire, les douaniers et policiers du nord tiennent à faire savoir que l’on entre dans un État souverain, la République turque de Chypre Nord (RTCN). Et, en vérité, c’est le cas. Ou presque. Certes, la RTCN n’est reconnue par personne, à l’exception de la Turquie. Cependant, cela reste un territoire séparé, auto-administré, sans rapport avec les autorités chypriotes de Nicosie. Au-delà de cette limite, frontière pour les uns, simple point de contrôle pour les autres, on quitte l’espace Schengen. L’Euro n’a plus cours. Les inscriptions sont en turc. Et la pauvreté règne. Disparition des marques franchisées, alignement de devantures misérables, de bistrots orientaux, avec leurs tablées d’hommes désoeuvrés.
Si le paysage vous déplait, vous pouvez rebrousser chemin. En quelques mètres, si vous disposez d’un passeport étranger, vous êtes revenu en Europe.
Une pression massive de la Grèce en 2004 a fait inclure Chypre dans l’espace communautaire. Cette adhésion s’est faite dans une fiction unitaire. L’acquis communautaire est seulement « suspendu » dans les zones où la République de Chypre n’exerce pas son autorité effective. En d’autres termes, tous les Chypriotes sont théoriquement européens mais l’occupation du Nord par la Turquie les empêchent de jouir des avantages de cette identité… Cette bizarrerie n’est qu’une étape dans la longue histoire de cette île et des deux pays qui se la disputent.
Les Grecs ont été souvent imprudents dans leur désir de protéger leurs cousins chypriotes. Les meilleures intentions peuvent parfois conduire à la catastrophe. Après l’indépendance chypriote concédée par l’Angleterre en 1960, s’ouvrira une décennie de troubles intercommunautaires, fragilisant l’autorité de Mgr Makarios, patriarche grec et chef de l’État… Les efforts pour établir une constitution multi-ethnique à la libanaise échouent. L’île est le théâtre d’affrontements violents. En 1974 le régime hypernationaliste des colonels à Athènes décide d’unifier au forceps Grèce et Chypre, fournissant aux Turcs le prétexte rêvé pour réaliser leur vieux rêve du Taksim, la partition religieuse de l’île. Ils attaquent militairement et s’emparent du Nord, soit 30 % du territoire.
Cette partition est un drame qui déchire des familles, jette des réfugiés sur les routes et s’accompagnent de nombreux crimes de guerre. Surtout, elle ruine une longue coexistence qui faisait jusque-là partager à deux communautés le destin d’un même pays. Les Chypriotes auparavant, qu’ils fussent grécophones ou turcophones vivaient ensemble pour le meilleur et pour le pire. Depuis la partition, chacun est assigné à son identité. Les grands « protecteurs » des deux camps en rajoutent pour marquer leur prééminence. La Turquie n’a pas hésité à peupler l’île en envoyant des colons anatoliens dont la culture est bien différente de celle des Chypriotes turcs. Leur islam est plus rigoureux, leur allégeance à la Turquie plus absolue, leur ouverture à une éventuelle réunification très problématique car ils occupent des propriétés spoliées au moment de la partition.

Les efforts pour établir une constitution multi-ethnique à la libanaise échouent.
L’île est le théâtre d’affrontements violents.

Quant au côté grec, son partenaire naturel reste l’Angleterre. On continue de conduire à gauche dans l’île… La Grande Bretagne a conservé au moment de l’indépendance deux grandes bases militaires au sud qui occupent trois pour cent du territoire. Mais la République de Chypre joue aussi à fond la carte européenne, ce qui, depuis le Brexit, exige quelques contorsions… Cette double allégeance, britannique et européenne, est vue comme complémentaire. Les peuples de la Méditerranées savent s’adapter…
Ce mélange britannico-bruxellois donne lieu, au sud, à des spectacles assez pittoresques. Ainsi la péninsule du cap Greco près d’Ayia Napa. C’est une sorte de réserve touristique grandeur nature pour une faune d’Anglais en shorts, les épaules roses comme des gigots à point qui foncent dans les dunes sur des quads pétaradant. Au cœur de cette débauche mécanique bien peu écologique se dresse un bâtiment ultra-moderne édifié par l’Union Européenne pour promouvoir les milieux naturels. Des circuits pédestres que personne n’emprunte, permettent d’identifier les plans rachitiques de diverses essences méditerranéennes, dûment arrosés au frais de Bruxelles et pourvus d’étiquettes en plusieurs langues. Dans le centre européen lui-même, on découvre une débauche de baies vitrées, de bureaux ultra-modernes et de bassins japonisant mais aucun visiteur. Trois employés communautaires somnolent derrière un comptoir et sursautent à l’approche d’un touriste inespéré auquel ils remettent des dizaines de brochures luxueuses. Toute personne normalement constituée s’empresse de les jeter dans une des poubelles situées à la sortie.
La seule partie du bâtiment qui présente une quelconque utilité est une minuscule cafétéria. Une pauvre femme en nage (la pièce, à la différence du reste, n’est pas climatisée) s’agite pour offrir aux vététistes et aux maniaques du quad des paninis trop cuits. On ne peut s’empêcher de penser qu’une coopération bien comprise aurait dû installer un gigantesque espace de restauration, en lieu et place d’un centre écologique aussi déplacé, au milieu de cette nature ravagée, qu’un magasin de lingerie érotique dans un cimetière.
La côte, à Chypre sud est ainsi livrée à un luxe frelaté, plutôt bas de gamme et au parfum fortement anglo-saxon. Le bétonnage de la côte est quasi-continu, livrée à un tourisme végétatif  bon marché. Pour le voyageur qui recherche l’authenticité, cette « modernité » douteuse fait plutôt fuir et donne à Chypre nord un charme incontestable.
L’accès en est plus difficile et le tourisme donc plus rare. Les grands vols charters sont totalement absents. S’il est facile de passer en zone turque à Nicosie, il est beaucoup moins commode de voyager dans le reste de la République du nord. Les voitures de location ne peuvent franchir la « frontière ». Et les vols internationaux, sauf ceux venus de Turquie, ne peuvent pas atterrir à l’aéroport situé au nord. C’est d’ailleurs préférable car, en l’absence de reconnaissance internationale, les avions qui s’y risquent doivent faire eux-mêmes leur régulation. Les pilotes se téléphonent directement lorsqu’ils ont repéré un autre appareil dans le voisinage. Et les deux s‘entendent sur leur trajectoire. Un dieu œcuménique sert de tour de contrôle, avec un certain succès malgré tout.
J’ai eu la chance de pouvoir visiter le nord grâce à l’attaché culturel de l’ambassade de France. Basé évidemment au sud, Sébastien de Courtois met à profit sa connaissance de la langue turque pour accomplir une délicate mission de coopération avec un État que nous ne reconnaissons pas… La France soutient ainsi des établissements d’enseignement au nord mais uniquement s’ils sont privés. Et nos diplomates se livrent en permanence à un périlleux exercice d’équilibrisme, entretenant des contacts sans jamais prêter le flanc à une accusation de trahison de la part de la République (grecque) de Chypre.
Cette situation d’État paria fait de la partie nord de l'île un lieu propice à tous les trafics. Faute d’accord d’extradition, les escrocs du monde entier peuvent y vivre sans être inquiétés. Mais ce sont surtout les migrants qui paient un lourd tribut à l’absurdité de la situation. Un nombre disproportionné d’établissements dits « d’enseignement supérieur » fait miroiter à de potentiels étudiants, en particulier africains, la possibilité d’obtenir un visa européen. Abusé par la situation géographique de Chypre, les malchanceux se retrouvent bloqués dans un territoire qui n’a d’européen que sa position sur une carte. On voit ainsi errer dans Nicosie Nord ou ailleurs de jeunes Africains mais aussi des Iraniens, des Indiens etc… traînant leur fortune dans un sac en plastique et cherchant en vain un moyen de sortir de cette impasse.
Cette déréliction du nord présente cependant un avantage, lorsqu’on parvient à s’y rendre, pour qui n’est pas en situation de migrant : les paysages sont d’une grande beauté, beaucoup moins défigurés que ceux du sud (si on excepte les montagnes centrales de l’île, côté grec, qui restent très sauvages).
On y trouve de merveilleuses ruines qui témoignent de la brillante époque des Luzignans. Cette famille originaire du Poitou, arrivée à l’époque des croisades, avait fait de Famagouste sa capitale. La cité fortifiée conserve un charme incomparable avec ses murailles intactes et ses cathédrales plus ou moins en ruines. La partition a eu pour conséquence la transformation en mosquée de tous ces sites. Cette nouvelle consécration n’a guère transformé l’architecture. En général, les nouveaux occupants se sont contentés d’ajouter un minaret croupion sur une des tours de l’édifice. L’élan gothique n’est pas brisé et, en arpentant les ruelles de la ville, on a partout le sentiment que des chevaliers en armure vont approcher au grand galop, en brandissant des lances. Dans l’intérieur du pays, les restes d’anciennes positions fortifiées dominent les côtes et offrent au visiteur l’occasion d’éprouver hors du temps une émotion esthétique incomparable.
Ainsi va, aujourd’hui, cette île qui a connu tant d’épreuves et tant de maîtres.
Les dirigeants du Nord et leur redoutable parrain turc ont la naïveté, malgré les leçons de l’Histoire, de croire que leur domination sera éternelle. Un immense drapeau de la République turque du nord est dessiné avec des cailloux sur la colline dominant Nicosie. À la principale douane de Nicosie (longtemps le seul point de passage entre nord et sud et le siège de l’ONU), une affiche lance aux Grecs ce mot terrible : « Forever ». Pourtant ces proclamations sont bien difficiles à croire et ceux qui les brandissent se montrent sinon imprudents du moins optimistes. Bien sûr, la colonisation du Nord par des Turcs envoyés par Erdogan ancre un peu plus cette partie de l’île dans l’orbite d’Ankara et l’investissement communautaire au sud fait de cette partie  de l’île un territoire qui, dans son mode de vie, se compare à la Grèce (et à l’Angleterre). 
Cependant, la question de la réunification hante toujours la politique et sans doute les têtes. De même que dans l’Allemagne divisée de l’après-guerre on pouvait dire « deux pays, un peuple », la partition a fait ressortir ce que l’esprit chypriote de jadis pouvait avoir de commun dans les deux communautés. D’importantes manifestations de Chypriotes turcs, en 2004, ont réclamé la fin de l’allégeance à Ankara et le rattachement au sud… Aujourd’hui, cette nostalgie est difficile à mesurer et elle ne s’exprime guère dans les faits. Les tentatives de rapprochement ont été nombreuses, sous forme de petits projets d’ONG mais, au niveau politique, elles sont au point mort. Qui peut pour autant évaluer le jugement que la population chypriote du nord porte sur la domination turque ? La « protection » que le grand frère truc a garantie aux Chypriotes musulmans paraît certainement chère payée à beaucoup d’entre eux.

Jean-Christophe Rufin
est voyageur, médecin, écrivain et diplomate français, membre de l’Académie française. Ancien directeur d’Action contre la Faim, il a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie jusqu’en 2010. Comme médecin, il est l’un des pionniers du mouvement humanitaire Médecins sans frontières. En 2001, Jean-Christophe Rufin obtient le prix Goncourt avec Rouge Brésil après avoir obtenu le prix Interallié, en 1999, pour Asmara et les causes perdues.
Reste que la présence de forces onusienne rappelle que la situation n’est pas immuable. Ces gabions dressés à la hâte pour servir de frontière pendant l’offensive de 1974, ces patrouilles de soldats l’arme au côté, de part et d’autre du no man’s land, ces contingents de l’ONU indéfiniment renouvelés depuis un demi-siècle sont là pour rappeler qu’un cessez-le-feu n’est pas la paix. La tragédie ukrainienne a rendu possible des événements que l’on croyait appartenir à d’autres temps. Les frontières bougent en Europe, les conquêtes territoriales ne sont plus un sujet tabou. Chypre pourrait bien être un jour le prochain théâtre d’un affrontement d’empires.
En attendant, la vie coule dans l’île, alanguie, éternelle, immuable et pourtant fragile…

...

À Chypre, le 17 juillet 1974, les familles étaient à table dans la cité toute neuve de Varosha. Les bâtiments à peine sortis de terre s’étiraient le long du front de mer, au sud de Famagouste. Des plages à perte de vue. Un petit air de Brasilia-sur-mer. Des villas aux formes géométriques, de hauts immeubles en béton, ouverts par de larges baies vitrées sur la Méditerranée. Soudain, des cris retentissent et se propagent de loin en loin le long du front de mer. « Les Turcs arrivent ! Les Turcs arrivent ». Angélique Kourounis, dans un livre émouvant, raconte cet épisode vécu par sa propre famille. Les Chypriotes grecs s’enfuient en laissant tout. Certains partent en maillot de bain. Le repas était encore sur les tables. Ils pensent à une alerte. Ils sont certains de revenir. Un demi-siècle plus tard, aucun n’est retourné. La cité est ouverte depuis octobre 2020 aux visiteurs mais sous le nom terrible de « Ghost-City. » Plus de couverts sur les tables, évidemment. Et plus de tables non plus. Tout a été vidé, pillé, désossé. Mais le grand squelette de la cité est toujours debout. Sur des kilomètres, on chemine dans un cimetière de béton. Les portes claquent dans les immeubles vides quand souffle le vent de mer. Les vitrines ouvrent sur des boutiques vides aux enseignes vintage, qu’on croirait fermées pour les vacances… Ainsi va Chypre, l’île coupée en deux par la ligne Attila. Les exemples ne manquent pas dans le monde de pays divisés, de murs séparant les peuples. Mais…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews