Nature morte, dieux vivants

Réconcilier l’homme et la biosphère
Que peuvent nous enseigner les peuples dépositaires d'une sagesse millénaire tels que les Kogis de Colombie ? Beaucoup, voire l’essentiel, selon les scientifiques qui les ont côtoyés lors d’une expérience dans la Drôme. Un échange unique organisé par le géographe Éric Julien.
Voilà déjà dix minutes que le TGV de Rennes est entré en gare Montparnasse. Je patiente dans le froid au bout du quai. Pour me glisser deux heures dans la vie de ce bonhomme en mouvement perpétuel, je n’ai rien trouvé de mieux que de l’attraper à la descente d’un de ses trains et l’emmener dîner. La foule commence à s’éclaircir, toujours pas d’Éric Julien. Au milieu des travailleurs de retour de déplacement, quelques personnes âgées, une maman et ses enfants ensommeillés, une petite fille renfrognée qui attend en boudant que son père achève sa conversation téléphonique. Le voilà qui apparaît enfin. D’un pas tranquille, comme s’il avait l’éternité devant lui, il observe les gens pressés avec amusement, paraît surpris de se trouver là parmi eux.
Au premier regard, son allure détonne. Bonnet de montagnard enfoncé sur une crinière désordonnée, doudoune sans manches malgré la température glaciale, gros sac à dos, et accrochée autour du cou, posée là bien en évidence sur son ventre rebondi, tel un manifeste, une mochila, cette besace tissée par les femmes kogis de Colombie dont la forme symbolise l’utérus source de vie. Soudain, il se plante devant la petite fille renfrognée, plonge une main dans sa mochila pour en extraire un nez rouge, le fixe sur son appendice et lui roule des yeux éberlués… Incrédule, la petite fille le regarde, hésite, et d’un coup, le renfrognement se transforme en éclat de rire cristallin qui réveille la gare. Éruption de joie et de fantaisie dans cet univers tout gris. Éric rit avec l’enfant, il a l’air heureux, il ne fait toujours pas attention à moi. Difficile d’imaginer que ce drôle de clown vient de passer deux journées à conduire une mission de conseil en gouvernance d’entreprise auprès des dirigeants d’une des plus belles PME bretonnes !
Attablé devant une douzaine d’huîtres et une bonne bouteille, il évoque avec l’humilité et la simplicité qui le caractérisent cette expérimentation surprenante, littéralement extra--ordinaire, qui s’est tenue au fin fond de la Drôme en septembre 2018, loin du fracas médiatique. Trois chamans – deux Mamas et une Saga, autorités spirituelles des Indiens Kogis – et une vingtaine de scientifiques de différentes disciplines réunis pour réaliser un diagnostic croisé de la santé du territoire du Haut-Diois.
Le moment est historique : c’est peut-être la première fois que des Indiens autochtones sont invités à partager et mettre en application leurs connaissances sur un territoire qui n’est pas le leur. Deux des trois chamans ne sont jamais partis de chez eux, cette montagne de Santa Marta au nord de la Colombie. Pour les scientifiques, c’est aussi un exercice tout à fait inédit, lors duquel ils ont accepté de remettre en cause leurs biais cognitifs en accueillant une autre forme de pensée, souvent caricaturée et réduite à la pensée « magique », qui se révèlera au fil des échanges nourrie d’une profonde connaissance et compréhension des lois physiques et mathématiques de la nature.

Pour les Kogis, le territoire est comme un corps humain, mais à une autre échelle de temps et d’espace. Ses fonctions organiques sont reliées entre elles par des réseaux où circulent énergies et informations.

« Il ne s’agissait pas tant d’échanger des idées ou des concepts, mais d’entrer en résonance sur un même sujet vivant, un territoire : ce qui le constitue, ses formes, ses couleurs, ses matières organiques, ses dynamiques, dans le temps et dans l’espace. » À l’initiative de ce dialogue exceptionnel, Éric Julien le raconte dans Kogis, le chemin des pierres qui parlent. Dialogues entre chamans et scientifiques (éd. Actes sud, 2022). Un livre qui nourrit et ouvre l’esprit, par lequel il nous invite à nous interroger sur nos croyances, notre relation au monde, aux autres, à nous-mêmes. Autant de pistes de réflexion et de pratiques singulières qui pourraient bien ouvrir des voies nouvelles à notre Occident en plein désarroi.
Trois sites ont été choisis pour l’expérimentation drômoise et explorés par le petit groupe hétéroclite. Puis, chamans et scientifiques partagent leur lecture de l’état de santé du territoire. Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, naturalistes, témoignent : « Ce qui est troublant c’est de se rendre compte qu’on arrive aux mêmes conclusions mais par des chemins différents. Nous, c’est intellectuel, scientifique ; eux, on a l’impression que c’est instinctif, que cela relève peut-être plus de l’observation et de la confrontation avec leur propre système de connaissances. » Au fil des échanges, on voit se mesurer, s’interpeller, se concilier et peut-être même se réconcilier deux approches symbolisant bien cette opposition entre « modernes » et « primitifs » : la démarche rationnelle, spécialisée et méthodique des scientifiques, fondée sur l’observation du visible, et la relation fusionnelle, empirique et sensible des Kogis, connectés à la dimension invisible du territoire.
Pour les Kogis, le territoire est comme un corps humain, mais à une autre échelle de temps et d’espace. Ses fonctions organiques sont reliées entre elles par des réseaux où circulent énergies et informations. Les torrents et les rivières correspondent au réseau sanguin, les vents au réseau respiratoire, les failles géologiques au réseau nerveux. Pour préserver les grands équilibres de la Terre, il faut en avoir une approche globale. Quand vous coupez un lien, par exemple avec des infrastructures comme un barrage ou un tunnel, vous abîmez le réseau, l’énergie ne peut plus circuler. Cela génère des dysfonctionnements, des tensions, des maladies. Choisis avant la naissance, les Mamas sont formés pendant dix-huit ans dans l’obscurité, par un travail sur l’éveil des sens, la méditation, le mental, le corps, l’attention, le symbole. Ils développent ainsi une hypersensibilité qui leur permet de communiquer avec le vivant, les animaux, les nuages, les pierres, les oiseaux, le vent, les arbres, tout en maîtrisant de manière étonnante les lois physiques et mathématiques qui gouvernent l’univers.
Là où nous voyons la Drôme comme un patrimoine naturel remarquable, le diagnostic des Kogis est sans appel : ce territoire est malade. Si nous n’en prenons pas soin, dans quelques années l’eau va manquer, incendies et autres catastrophes vont se multiplier, seule façon pour la Terre Mère de se débarrasser des énergies négatives. L’été 2022, avec ses températures caniculaires, ses feux hors norme et la rivière Drôme à sec, fut comme un avant-goût de ces sombres prédictions. « Vous ne nous croyez pas, vous avez besoin de voir pour croire, mais il sera trop tard… »
Cette expérimentation étonnante de dialogue entre Kogis et scientifiques, appelée à être réitérée prochainement en Suisse et en Corse, nous interpelle. Qu’est-ce que les Kogis ont à nous apprendre sur nous et sur notre monde ? Est-ce qu’ils savent des choses que notre science ignore et qui pourraient nous aider à répondre aux grands défis de notre temps, notamment écologiques ?
Héritiers directs des Taironas, une grande civilisation précolombienne, les Kogis ont survécu et préservé leur culture en se repliant toujours plus haut sur la sierra Nevada de Santa Marta, l’une des plus hautes cordillères littorales du monde, située au nord de la Colombie. Là-haut, aussi loin que possible de la modernité destructrice et des étrangers prédateurs, quelque 12 000 hommes et femmes mènent une existence simple, guidés par leurs autorités spirituelles féminines, les Sagas, et masculines, les Mamas. Des chamans qui sont tout à la fois prêtres, médecins, scientifiques pluridisciplinaires, héritiers et gardiens des savoirs millénaires de leur civilisation.
Selon leur Loi des Origines, le père et la mère de tout ce qui existe sur terre se sont rencontrés sur les cimes de la sierra. Là se trouve le cœur du monde. Si la sierra Nevada disparaît, le monde disparaît. Les Kogis se considèrent comme les gardiens de la Terre Mère ; ils tentent d’en préserver les équilibres par un travail essentiellement spirituel et par des soins qui rappellent l'acupuncture. Depuis quelques années, préoccupés par la multiplication de symptômes morbides de la Terre, ils sortent de leur isolement pour engager un dialogue avec les « civilisés », les « petits frères » comme ils nous appellent.
Éric Julien est celui qui crée la possibilité d’un dialogue entre ces deux mondes. Un passeur. Un rôle qu’il accomplit sans relâche, mû par une conviction, qu’il énonce sous forme interrogative : « Notre modernité est confrontée à des défis vertigineux, nous ne pourrons pas trouver les solutions en gardant les modes de pensée à l’origine de ces crises. Peut-être est-il temps d’engager un vrai dialogue avec ceux que nous appelons les “sauvages”, les “primitifs”, ces peuples qui ont su traverser les siècles en préservant leur alliance avec la nature, leur connexion à l’invisible, leur relation au vivant, tous ces principes qui nous fondent comme humains et que nous avons oubliés ? Et si notre propre survie passait par la réappropriation des principes de fonctionnement qui régissent ces sociétés-racines ? »
Éric rencontre les Kogis en 1985. Il a 25 ans et effectue son service militaire au titre de la coopération à l’ambassade de France de Bogotá après l’obtention de son diplôme de géographie à Sciences Po Grenoble. Guide de montagne expérimenté, il est victime d’un œdème pulmonaire à 4 500 mètres d’altitude alors qu’il gravit la sierra Nevada de Santa Marta où vivent, lui a-t-on dit, des Indiens mystérieux et magnifiques. Il est recueilli, soigné et sauvé par des Kogis. Cette rencontre extraordinaire va déterminer son chemin de vie si singulier. Le chemin d’un homme pleinement ancré dans son territoire – la Drôme – et dans les enjeux éco-nomiques et sociaux de son temps, mais nourri et porté par le dialogue avec ce peuple autochtone devenu au fil du temps sa deuxième famille.

Dépossédés de 80 % de leur territoire ancestral depuis l’arrivée des conquistadors en 1524, les Kogis ne disposent plus de l’espace vital nécessaire pour se nourrir et vivre en paix.

Tout commence avec cette promesse un peu folle faite aux Kogis. Lorsqu’Éric redescend de la montagne, il leur demande ce qu’il peut faire pour les remercier de lui avoir sauvé la vie : « Aide-nous à récupérer nos terres ! » Dépossédés de 80 % de leur territoire ancestral depuis l’arrivée des conquistadors en 1524, envahis par les colons, les pilleurs de tombes, les narco-trafiquants, les para-militaires et la guérilla, les Kogis ne disposent plus de l’espace vital nécessaire pour se nourrir et vivre en paix. Mais surtout, ils perdent la mémoire des rituels transmis depuis 4 000 ans, étroitement liés à certains lieux précis, les Ezuamas, auxquels ils n’ont plus accès. Or ces rituels leurs sont indispensables pour remplir leur mission : prendre soin de la Terre Mère.
Inconscience de la jeunesse ? Éric promet d’aider. La rencontre avec Gentil Cruz sera déterminante : métis colombien, fonctionnaire aux Affaires indiennes, il connaît bien les Kogis avec lesquels il a construit une relation personnelle. Gentil devient le guide, l’ami, celui qui permet à Éric de réaliser sa promesse. En 1997, Éric Julien crée Tchendukua-Ici et ailleurs, ONG française dont l’objet premier est de collecter des fonds afin de racheter les terres ancestrales des Kogis pour les leur restituer.
Remarquable par sa biodiversité et sa richesse en ressources naturelles, la sierra Nevada de Santa Marta est surtout convoitée par les différents réseaux de narco-trafiquants qui apprécient sa position stratégique. Dès lors, racheter des terres pour les restituer aux autochtones est une entreprise inédite, complexe sur le plan juridique et à haut risque : la Colombie est l'un des pays où le taux d'assassinat des défenseurs des droits humains et de l'environnement est le plus élevé au monde. L’action de Tchendukua dérange. Le 11 novembre 2004, Gentil Cruz disparaît. Pendant des mois, Éric se démène pour tenter de retrouver son ami, plongeant au cœur de ces zones grises où crime, profit et politique s’entremêlent, et où la violence demeure la manière la plus simple de régler les affaires. En vain. Il ne parviendra qu’à obtenir confirmation de l’information tant redoutée : enlevé par des paramilitaires, Gentil a été assassiné en février 2005. Son corps ne sera jamais retrouvé. Dix-sept ans plus tard, le chagrin est toujours aussi vif. En dépit des menaces toujours présentes, Éric a décidé de poursuivre le combat, au nom de ce frère de cœur trop tôt disparu.
En 2022, vingt-cinq ans après la création de Tchendukua, plus de 2 386 hectares ont été restitués aux Kogis grâce à l’apport de plus de 6 000 donateurs et partenaires. Plusieurs familles s’y sont réinstallées, et grâce à leur labeur et aux soins prodigués par les Mamas, des sites sacrés se réveillent, 1 200 hectares de forêts se régénèrent, la biodiversité s’enrichit, certaines sources recommencent à couler. La confiance revient peu à peu. « Se faire confiance entre humains et cheminer ensemble : n’est-ce pas le plus beau cadeau que la vie puisse nous faire ? »
Pour trouver l’argent, Éric se démène : de conférences en colloques, il sillonne les clubs de dirigeants, sensibilise ses compatriotes à la situation des Kogis et à la nécessité pour nous, « modernes » confrontés à l’épuisement de notre système de valeurs et de développement, de contribuer à préserver cette civilisation millénaire dont la résilience physique, spirituelle et organisationnelle pourrait bien nous inspirer.
Tchendukua ne se contente pas de restituer les terres. Éric se met en tête de rendre aussi l’or ! L’or, symbole de haute spiritualité chez les Kogis, élément constitutif des objets traditionnels indispensables aux cérémonies rituelles, a été volé par les conquistadors et les pilleurs de tombes. Un jour, il reçoit un appel d’une baronne belge, grande collectionneuse d’art. Dora Janssen a entendu parler d’Éric : elle souhaite lui confier ses pièces précolombiennes remarquables, pour qu’il les restitue aux Kogis. Le voilà chargé de 17 objets en or – une couronne, des assiettes et des bijoux –, qu’il transporte en soute, dans un simple sac de voyage : « c’est juste le trésor qui rentre chez lui, c’est lui qui choisit comment il rentre… » Le précieux chargement parvient intact en Colombie, où Éric organise une restitution hautement symbolique : l’or volé reviendra comme il était parti, par la mer, à bord d’un petit voilier venu de l’est qui débarque la malle au trésor sur la plage où attend un groupe de Kogis. Éric ouvre le coffre et présente un à un à Mama Bernardo les objets rituels resurgis du passé. Un geste simple et bouleversant qui inscrit son action dans la grande trame de l’histoire, comme une façon de réparer le passé pour rendre à nouveau possibles le dialogue, la fraternité et un avenir partagé.

“Notre modernité est confrontée à des défis vertigineux, nous ne pourrons pas trouver les solutions en gardant les modes de pensée à l’origine de ces crises.”

Michel Tournier aurait aimé Éric Julien, ce Robinson de Santa Marta qui, comme le héros de Vendredi ou les Limbes du Pacifique, a parcouru un long chemin intérieur avant de nous suggérer ce pacte tellurique renouvelé, inspiré de la sagesse des peuples premiers. Que ce soit à travers ses missions de consultant, accompagnant les entreprises et les collectivités dans leur transformation culturelle et managériale, ou les formations et stages qu’il anime, le fil est toujours le même : comment réveiller notre conscience d’être vivant parmi les vivants ?
C’est dans la Drôme où il vit qu’Éric Julien met en œuvre les principes qu’il a appris des Kogis. Cette Drôme devenue un laboratoire national de nouveaux modes de vie et de production écologiques. Autour de l’École pratique de la nature et des savoirs, fondée il y a plus de quinze ans pour retisser l’alliance avec la nature et le vivant, les innovations fourmillent. Un site de formation et d’immersion en pleine nature, La Comtesse, situé à 1 300 mètres, dans un cadre somptueux. Une ferme-école ovine, qui explore la permaculture et l’agroécologie. Et cette enthousiasmante école primaire Caminando, qui propose une autre façon de faire grandir nos enfants par l’écoute, l’observation, l’expérience sensible, la coopération et la responsabilité, en lien étroit avec la nature. Une école où les enfants pleurent quand vient le temps des vacances, et dont on se dit qu’il en faudrait d’autres, beaucoup d’autres, partout en France et surtout dans nos villes. Loin des bavardages stériles et des faux-semblants de nos dirigeants, Éric construit patiemment, -humblement, son écosystème drômois. D’un projet à l’autre, l’inspiration kogi n’est jamais loin, comme un remède à l’angoisse du siècle, l’écoanxiété, et sa pathologie destructrice, l’égo-logie.
Lorsque je lui demande ce que les Kogis lui ont appris, la réponse fuse : « Que la spiritualité se niche dans les mille petites choses du quotidien. Elle suppose d’être présent à soi, présent aux autres et à la vie. De regarder au-delà des apparences. C’est une source infinie de joie et de paix. Et dans notre monde agité et agressif, quoi de plus précieux que la joie et la paix ? »

Marie-Célie Guillaume
accompagne dirigeants et organisations dans leur transformation. Vice-présidente du département des Yvelines jusqu'en 2021, elle a été pendant sept ans directrice générale de Paris La Défense, l'établissement public chargé de l'aménagement et la gestion du quartier d'affaires.
Demain, Éric Julien retournera dans sa Drôme. « Je vais aller marcher et dormir là-haut, écouter les bavardages de la montagne et chanter avec la rivière. » Il y a quelques années, ses amis kogis, affectueux et moqueurs, l’avaient surnommé « grosse poule blanche », « parce que je suis blanc, parce que je suis rond, et parce que j’aime faire la poule ! ». Démonstration immédiate à tue-tête dans la brasserie parisienne. Il coqueline, caquette, entraînant aussitôt l’assistance dans une joyeuse parodie de basse-cour ! Aujourd’hui, il est devenu Shinta atema, la poule sage. Une belle reconnaissance pour ce tisseur de liens entre la France et la Colombie, entre « civilisés » et « primitifs ». Son chemin le ramènera demain là-haut, dans la montagne, où il finira peut-être un jour par poser son baluchon....