Roman
Deux-cent-mille migrants sont entrés clandestinement dans l’Union Européenne l’année dernière, la plupart après une traversée de la Méditerranée, et les images de canots pneumatiques bondés, à la dérive du côté de Lampedusa, défilent régulièrement sur nos petits écrans. Cette « crise migratoire » ferait presque oublier que le phénomène n’est pas l’apanage de l’Europe et qu’il ne date pas d’aujourd’hui. À d’autres continents, d’autres misères et d’autres mers à franchir. Submergés par les nouvelles du jour, nous n’avons plus guère à l’esprit les boat people, partis d’Indochine à partir de 1975, ou les balseros qui sont la proie des requins entre Cuba et la Floride. Trois passagers, de Dominique Fabre, donne vie à des migrants moins médiatisés, qui ont fui des pays lointains, et esquisse en trois courts romans autant de formes de déracinement, car il excelle à dire l’exil.
Le premier de ces « passagers », Luis, est un jeune Dominicain qui veut coûte que coûte atteindre clandestinement Porto Rico puis, de là, gagner les États-Unis ; le deuxième est une Indochinoise qui a fui les Khmers rouges à bord d’une embarcation et vit à Paris, obsédée elle aussi par le rêve américain. Quant au troisième, c’est un sosie de notre auteur, qui a entrepris la traversée la plus difficile qui soit – celle par laquelle il cherche à faire revivre un père aimant, père qu’il a trop vite et trop mal connu et qu’il recherche obstinément, ligne après ligne. Chacun de ces « passagers » accomplit une traversée agitée de notre vallée de larmes, et le titre du livre est probablement un clin d’œil au roman sombre et beau de Jean Reverzy, Le Passage, qui figure au panthéon des lectures de Dominique Fabre.
La première des novelas du livre, intitulée « Histoire de Luis », mérite à elle seule que l’on coure vers la librairie la plus proche pour se procurer Trois passagers. L’odyssée du jeune Dominicain nous est contée par une de ses cousines, qui a réussi on ne sait comment à émigrer en France pour faire soigner sa fille gravement malade. Une histoire vraie, en somme. Luis n’est pas un tire-au-flanc, il a travaillé dans les champs de canne à sucre ou comme plagiste dans sa ville de Punta Cana, à l’extrémité orientale de la République dominicaine. Moins de 200 kilomètres séparent Punta Cana de Porto Rico, qui est un territoire associé aux États-Unis. Comme tant de ses compatriotes, Luis veut atteindre ce rivage car là-bas, espère-t-il, il pourra travailler dans la mécanique, lui qui aime les autos et les moteurs, et gagner plus dignement sa vie. Il n’est pas seul à faire ce rêve. Comme l’explique la narratrice, dans cette République dominicaine minée par la « maladie du dollar », « tous les jeunes parlent de partir et tu te demandes comment ça se fait qu’on n’est pas devenu un endroit vide sans personne dedans, sauf des vieilles toujours assises à regarder nulle part, des vieux qui jouent aux dominos, des chiens errants ». Car ce pays des Caraïbes, sur l’île d’Hispaniola, n’est pas béni des dieux – c’est un euphémisme. Les catastrophes naturelles accentuent les déboires économiques, tandis que les riches du Nord y séjournent dans de beaux hôtels pour assouvir leur appétit de soleil ou de luxure. On se croirait dans un roman de Dany Laferrière, à voir les Nord-Américaines qui viennent consommer des gigolos et autres gitons… La République dominicaine, lieu de plaisir et de loisir pour les Occidentaux, lieu de misère pour les insulaires… Luis économise pour franchir la mer, mais le mauvais sort s’acharne : une fois, les passeurs trompent les clandestins et les débarquent sur une plage… dominicaine ; une autre fois, ils sont de mèche avec la police… Lors de sa septième tentative de traversée, le navire est la proie d’un incendie en haute mer et il faut sauter par-dessus bord. Le jeune homme survivra grâce à un moyen singulier, très singulier, qui donne tout son sel au récit…
Dominique Fabre nous parle de gens peu doués pour la vie. Il le fait avec ses phrases à lui, qui ont l’air simples, de prime abord, mais qui exercent un charme étrange, vous donnent de ces pincements au cœur et ne vous laissent jamais indifférent.
L’odyssée de Luis, je l’ai dit, est contée par une Dominicaine au français cabossé, mâtiné d’espagnol et d’anglais ; Dominique Fabre joue sur la difficulté de cette narratrice à s’exprimer pour recréer une langue, un peu dans le sillage de l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda qui mobilisait dialectes et argots pour faire entendre toute la richesse de la langue de Dante. L’histoire de Luis permet en outre à Fabre de s’aventurer hors de son espace géographique littéraire habituel, délimité par la banlieue ouest (Asnières, Bécon…), Paris, notamment le quartier de Saint-Lazare, et la Savoie de son enfance. C’est une autre conséquence de « l’effet papillon » – ou comment le rêve américain d’un jeune des Caraïbes pousse un écrivain français à quitter sa « zone de confort » pour nous conter une épopée sous les tristes tropiques…
Avec « Vietnamienne », la deuxième novela, Dominique Fabre regagne Paris pour croquer le portrait d’une femme, Mai-Linh, dont la famille a été exterminée par les Khmers rouges et qui, après avoir séjourné dans un centre d’hébergement à Paris, vend des parapluies du côté de la station Crimée. Un homme âgé, Juif d’origine polonaise, aimerait bien l’épouser ; c’est qu’il doit apercevoir dans les yeux de cette femme une lueur de souffrance et d’exil qui lui est familière. Mais cette Vietnamienne, qui est en fait cambodgienne, poursuit son rêve américain et fait le siège du consulat des États-Unis, des fois qu’elle obtiendrait le feu vert pour décrocher une Green Card… « Vietnamienne » est l’histoire douce-amère de destins tordus qui ne s’assemblent jamais vraiment. L’ancienne boat people n’en a pas terminé de son voyage par les mers : « Sa valise est toujours prête, où qu’elle aille, elle avait compris ça de sa vie. » Ainsi résume-t-elle la fatalité de l’errance qui est la sienne : « Dans mon pays, quand on est nés, on n’est pas encore arrivé chez soi. Tu comprends ? »
Ceux qui aiment déambuler dans le Paris des pages de Dominique Fabre seront ravis. Un Paris plus proche de celui d’Henri Calet que de celui de Modiano, même si la prose mélancolique et nostalgique de notre écrivain a bien souvent des pointes modianesques. Et Fabre n’est jamais autant à son aise, stylistiquement, que lorsqu’il nous montre sa capitale et ses habitants, comme il le fit en 2013 dans le remarquable Des nuages et des tours et dans d’autres opus.
« Un père » conclut le livre. Ce père qui se profilait déjà dans Fantômes (2001) et dans d’autres fictions de Dominique Fabre. « Un père », cela sonne comme « Une vie » chez Maupassant. Une antiphrase pour nommer ce qui manque. Un père dont le narrateur fait connaissance seulement à l’âge de 17 ans, après une enfance en « exil », un père avec lequel il se dispute quelques années plus tard. Il ne l’apercevra plus que de loin, un jour, dans la rue. Et puis, à la morgue, pour finir.
Des fils discrets relient ces trois histoires. Bien des pensées et des émotions circulent entre celle de Luis et celle du narrateur d’« Un père » : Luis n’a pas été reconnu par son père à lui, et Maria, qui l’accompagne lors d’une tentative de traversée, veut retrouver son mari, lequel a fui à Porto Rico pour ne pas avoir à reconnaître leur enfant… D’un récit à l’autre, comme depuis son premier roman Moi aussi un jour, j’irai loin, Dominique Fabre nous parle de gens peu doués pour la vie. Il le fait avec ses phrases à lui, qui ont l’air simples, de prime abord, mais qui exercent un charme étrange, vous donnent de ces pincements au cœur et ne vous laissent jamais indifférent. C’est au fond tout ce qu’on attend de la littérature. « On va chercher de la chaleur dans ses souvenirs, parfois. » Des mots pareils résonnent longtemps après avoir refermé le livre. L’écriture de Dominique Fabre laisse filtrer un humour désabusé et absurde : « Comment on fait pour ne pas ressembler à quelqu’un qu’on ne connaît pas ? », s’interroge le narrateur de ce livre, publié par une jeune maison d’édition au joli nom, Les Avrils, peut-être parce que les éditrices sont natives du quatrième mois de l’année, allez savoir.